« Le Roi Te Touche, Dieu Te Guérit » : Les Miracles des Rois Guérisseurs

Une foule en haillons se masse dans un vestibule richement décoré : ces gens-là sont malades, grignotés par l’adénite tuberculeuse qu’on appelle encore « écrouelles » ou « scrofule ». Ils sont venus solliciter l’intervention du Roi, auquel on prête des pouvoirs miraculeux ; à coup sûr, le « toucher royal » pourra les délivrer de leurs afflictions…

C’est un rituel bien ancré à la Cour de France : régulièrement, le Roi traite, par l’apposition des mains, une cohorte de scrofuleux. Cela fait partie du cahier des charges de la fonction, au même titre que la promulgation des lois ou la diplomatie inter-royaumes. Une longue lignée de monarques s’est donc essayée à la pratique du « toucher des écrouelles », qui semble apparaître en France sous Philippe Ier (1052-1108) puis se répandre à la cour de son fils, Louis VI. Elle survivra six siècles durant.

Le Roi en consultation

Tout monarque de droit divin se revendique du choix de Dieu : rien d’étonnant, donc, aux yeux de la plèbe, à lui attribuer des vertus surnaturelles. Le souverain amplifie cette impression en multipliant les symboles religieux. Guibert de Nogent, proche de Louis VI, a assisté au rite au début du XIIème siècle :

« J’ai vu de mes propres yeux des malades souffrant d’écrouelles au cou, ou en d’autres parties du corps, accourir en foule pour se faire toucher par lui. Le roi montrait envers eux sa générosité innée ; les attirant de sa main sereine, il faisait humblement sur eux le signe de croix. »

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De Henri II à Louis XIV, le « toucher des écrouelles » est une prérogative royale… (Credit: Jose Antonio via Wikimedia & G.Garitan via Wikimedia)

Le toucher des écrouelles se démocratise ensuite au fil des siècles, jusqu’à devenir une véritable institution sous Saint Louis (1214-1270), qui le pratique chaque jour après la messe. Il faut dire que le monarque est profondément pieux — il a passé sa nuit de noces en prières, et bannit durant son règne les jeux d’argent et la prostitution. Un autre de ses passe-temps est de laver les pieds des lépreux…

Des salles d’attente pleines à craquer

Les souverains suivants se conforment donc au protocole dès le plus jeune âge : Louis XIII est âgé d’une dizaine d’années lorsqu’il procède à son premier « attouchement », le jour de son sacre, en 1610. Il faut imaginer cet enfant confronté à une foule compacte et pestilentielle « où il y avoit neuf cents et tant de malades des escrouelles ». Un contemporain des faits admire l’attitude courageuse du jeune roi, qui « se repausa quatre fois mais peu, ne s’assist qu’une seule fois. Il blemissoit ung peu de travail, ne le voulut jamais faire paroistre. » Alors que le rituel s’institutionnalise, les foules de malades enflent dangereusement : on va jusqu’à simuler une affliction afin de récolter l’aumône accordée aux scrofuleux. Il en vient de toutes les provinces du Royaume — et même de l’étranger.

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« Henri IV touchant les écrouelles ». Gravure de Pierre Firens extraite d’André du Laurens, De strumis earum causis et curæ, 1609. (Credit: Domaine public/Wikipedia)

A l’étranger, justement, la pratique s’est déjà exportée. De l’autre côté de la Manche, les mêmes rites ont lieu depuis le XIIème siècle : la scrofule y est surnommée King’s Evil, « le mal du roi ». La rivalité légendaire entre Français et Anglais vaut aux deux royaumes de se faire concurrence même dans le champ du miracle… Façon pour le roi-guérisseur de renforcer sa légitimité politique en s’associant au pouvoir suprême. Ainsi Henri II d’Angleterre (1133-1189) est réputé guérir non seulement les écrouelles, mais aussi la peste. Différentes latitudes, différents super-pouvoirs : les monarques anglais soignent également l’épilepsie, les souverains d’Espagne chassent le démon qui habite les possédés, les rois de l’Est éliminent la jaunisse…

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Anatomie d’un miracle

Difficile d’expliquer ces curieuses coutumes. A l’époque médiévale, les croyances populaires rythment la vie quotidienne : la faveur du Ciel se traduit par de riches moissons, son courroux par des années de disette et de misère. En guise de tribunaux, les ordalies sont les épreuves censées épargner les innocents et châtier les coupables : traversez un bûcher sans vous brûler, et vous êtes lavé de tout soupçon… Inutile de dire que les geôles médiévales grouillent de coupables. Jacques de Vitry narre un épisode particulièrement représentatif de ces croyances aveugles, qui se déroule en France au XIIIème siècle : dans une campagne décimée par une épidémie mystérieuse, le prêtre local enterre solennellement une des premières victimes. Et voilà que la foule de priants jette le curé dans la fosse mortuaire pour apaiser le destin ingrat !

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Ce tableau d’Antoine-Jean Gros, intitulé Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (1804), montre l’Empereur effectuer un geste similaire au « toucher royal » envers ses soldats décimés par la peste… Cependant la réalité historique de l’événement est largement contestée. (Credit: Musée du Louvre via Domaine public/Wikipedia)

Cette atmosphère profondément superstitieuse, mêlée de paganisme, est un terreau suffisamment fertile pour que l’idée d’un monarque guérisseur, héritant ses pouvoirs surnaturels de sa fonction suprême, y germe. Par ailleurs, les écrouelles constituent une maladie particulièrement imprévisible, qui peut se résorber à tout moment – on a donc pu croire au miracle un certain temps…

Toutefois, les lumières de la Renaissance contribuent à estomper le « miracle », taxé de propagande royaliste et évacué par les progrès de la médecine. Cela n’empêche pas le rite de perdurer : le dernier souverain à le pratiquer à la Cour de France est Charles X (1757-1836), au début du XIXème siècle ! On pouvait donc encore se faire « toucher les écrouelles » après l’invention du stéthoscope… et dix ans avant la première anesthésie.


Bibliographie