« Nos ennemis, c’était tout ce qui enferme : le collège, les parents, les flics » – j'étais un blouson noir

LA FRANCE D'AVANT
Jean-Paul Bourre, aka « Teddy », dans les années 1960. Photo publiée avec son aimable autorisation

« Nos ennemis, c’était tout ce qui enferme : le collège, les parents, les flics » – j'étais un blouson noir

Emmanuel Denise
août 31 2017, 7:00am

Jean-Paul Bourre revient sur son appartenance à un mouvement qui défiait l’autorité pour la beauté du geste, à grand renfort de chaînes de vélo et de matraques faites d’os de mouton.

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Définir Jean-Paul Bourre en quelques mots, c'est tenir de l'eau avec ses mains. Toujours en mouvement, le bonhomme a été tour à tour blouson noir dans la France du début des années 1960, beatnik sur la route des Indes, romancier, poète halluciné aux acides dans les années 1970, sataniste dans les années 1980, correspondant de guerre au Liban et en Croatie dans les années 1990, païen dans les années 2000. Aujourd'hui, il continue d'écrire des romans, anime des émissions radio, publie des vidéos du jeu Skyrim sur YouTube et fédère une petite communauté de mômes sur jeuxvideo.com.

De 1960 à 1964, dans une France souriante, portée par les Trente glorieuses, Jean-Paul a fait grincer les dents de ses parents en enfilant la panoplie du blouson noir : veste en cuir, jean délavé, ceinturon imposant, violence et rock'n'roll. Si l'hexagone n'avait pas encore totalement peur de ses jeunes, l'inquiétude montait progressivement face à ces bandes violentes, sans cause, qui semblaient défier l'autorité pour la simple beauté du geste. Puis à cette vague appréhension s'est substituée une véritable psychose collective, prenant la forme de nombreuses unes de journaux tapageuses sur ce nouveau « mal de la jeunesse ». Au lendemain d'un concert organisé par Salut les Copains le 22 juin 1963, durant lequel plusieurs blousons noirs ont commis divers casses et agressions, Philippe Bouvard est allé jusqu'à ouvertement demander : « Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d'Hitler au Reichstag, si ce n'est un certain parti pris de musicalité ? »

Un après-midi d'orage, rendez-vous est pris avec Jean-Paul Bourre dans un bar de Saint-Ouen. Devant un café qu'il ne semble pas vouloir finir, il revient longuement sur son adolescence, évoquée dans un documentaire et dont il a tiré le livre Quand j'étais blouson noir. Une déflagration de musique, de poésie et d'images – dont il continue, encore aujourd'hui, de percevoir les échos, quand il colle son oreille sur ses vieux disques d'Elvis Presley.

Image issue du film « Terrain Vague », Marcel Carné, 1960.

VICE : Salut Jean-Paul. Ça a commencé comment, cette histoire de blousons noirs ?
Jean-Paul Bourre :
Tout ce mouvement a démarré avec une bagarre entre bandes au square Saint-Lambert, à Paris, en 1959. C'était une centaine de jeunes mecs qui se battaient dans la rue, avec des chaînes de vélo et des os de moutons en guise de matraque. Très vite, le terme « blouson noir » a été lancé par les médias, inspirés par le personnage de Marlon Brando dans le film L'Équipée sauvage sorti en 53. Ensuite, ça s'est répandu assez rapidement. J'habitais à Issoire, en Auvergne, et j'ai rejoint ce courant en 1960, à l'âge de 14 ans.

Dans la presse locale, on trouvait déjà beaucoup d'articles sur des types de 18-19 ans qui faisaient des casses, de la taule. Je me suis pointé très vite dans ces groupes. Je me suis fait tatouer pour la première fois à ce moment – j'ai un tatouage « Jimmy », pour James Dean ; un nom de nana, « Nicole » ; un autre « Né sous l'étoile du malheur » ; « Teddy », mon surnom dans la bande, et puis « Mort aux vaches ». Si tu te faisais arrêter par les flics avec ça, tu prenais des coups dans la gueule.

Comment vous faisiez vos tatouages ?
On les faisait nous-mêmes. On s'est réunis un après-midi dans ma piaule, au soleil, avec un peu de rhum pour être bourré. On écrivait le tatouage sur le bras au stylo, puis on mettait de l'encre de Chine par-dessus, avant de brûler une aiguille à coudre et de piquer. Après, tu finissais systématiquement avec une croûte, ton bras enflait. Quand mon père a découvert ça, on était à table. Il m'a traîné dans la salle de bains et m'a frotté les bras à la pierre ponce. J'ai gueulé tandis qu'il m'arrachait la peau. Avec le recul, je le comprends. En 1960, ton môme n'a même pas 15 ans et il est tatoué. Qui était tatoué, à l'époque ? Les mecs qui allaient en taule, les marins, les militaires. Pas les jeunes – c'était impensable.

C'était le scandale pour les parents, parce qu'à l'époque, le regard des voisins était très important. Aujourd'hui, je me fous complètement de ce que peuvent dire les voisins sur mes mômes, mais pour mes parents, c'était différent. Si tu avais un blouson noir, tu étais un voyou, tout simplement – même quand tu n'avais rien fait.

Vos parents avaient l'impression que vous étiez des voyous ?
Oui, principalement à cause des sapes. On s'habillait comme dans les films, avec un blouson de cuir – ou en similicuir pour ceux qui n'avaient pas de pognon. Les jeans délavés n'existaient pas à l'époque, il fallait le faire soi-même. On chopait des jeans au surplus américain et on les frottait pendant des heures. On avait aussi des petites bottes italiennes de motards et des lavallières, comme dans les westerns. On faisait les ceinturons nous-mêmes, qu'on cloutait avec un poinçon. Pareil pour les armes, on les confectionnait comme on pouvait : on faisait des matraques avec des chambres à air de vélo bourrées de sable, on récupérait des chaînes de vélo…

« Le mouvement blouson noir n'a jamais vraiment disparu – les médias ont simplement arrêté d'en parler. »

Et vous vous en serviez ?

Rarement, honnêtement. Je n'ai eu à me battre qu'une seule fois avec mon couteau automatique. C'est une histoire assez comique. C'était avec un mec qui avait mon âge, 16 ans, cheveux courts. Il faisait du karaté. J'avais appris par des potes qu'il faisait des fiches sur nous, comme un flic. J'ai été le défier près des grands ensembles. On a pris rendez-vous près du transformateur. J'ai débarqué avec un couteau, une matraque et une barre de fer dans les poches. J'étais le seul de ma bande, mais des types du quartier étaient venus s'agglutiner autour de nous. On était face à face, je faisais passer le couteau d'une main à l'autre, comme dans les films, mais c'était du cinéma. Au final, j'ai balancé tout ce que j'avais sur lui. Il m'a juste foutu un poing dans la gueule, rien de plus – ce n'était pas très grave. C'était en réalité impensable pour moi de me dire que j'allais planter un mec avec un couteau.

Vous étiez influencés par les États-Unis ?
Au sein de ce mouvement, tout était complètement américain, jusqu'aux noms des mecs. Mon meilleur pote, qui était un peu le chef du groupe, c'était Rocky. Moi, c'était Teddy. C'était pareil dans la musique : Dick Rivers, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday.

On se calait sur les bandes américaines à cause des films : West Side Story,L'Équipée sauvage, La Fureur de vivre. Ou encore Terrain Vague, de Marcel Carné, sorti en 1960. Mais à l'époque, on était surtout fans de James Dean – j'avais carrément un autel chez moi. J'avais mis une petite planche collée au mur, là où jadis on mettait le Christ. Sur la planche, il y avait une photo de lui dans un cadre, avec la mention « Time is too short », deux bougies et un couteau.

On allait tous voir et revoir ses films. Tu entrais dans le cinéma à 14 heures, tu sortais à 18 heures si tu voulais, avec un seul ticket. J'ai vu La Fureur de vivre une bonne trentaine de fois. La traduction littérale du titre américain est « Rebelle sans cause », et c'est précisément ce qu'on était. Nos ennemis, c'était tout ce qui enferme : le collège, les parents, les flics. On était contre l'enfermement, pour être libres et vivre comme dans les films.

Tout ça coïncide avec l'arrivée du rock en France ?
C'est ça. Le rock, pour nous, c'était des chants de guerre. La bonne période rock, c'est de 1960 à 1962. Le rock et le yé-yé sont arrivés en même temps, à la même époque. Aussi bien Frank Alamo que Sheila. Sylvie Vartan était à cheval sur les deux. Les mecs qui écoutaient du rock, les bandes, avaient des disques de Vartan chez eux. C'était la nana de Johnny. Johnny, c'était celui qui fédérait toutes les bandes en France. Les petites nanas flashaient aussi sur sa belle gueule, les chansons plus romantiques. Pour nous, c'était une idole, au même titre que Rocky Volcano. Au-dessus d'eux, je plaçais Elvis. En dessous d'Elvis, il y avait les pionniers du rock : Eddy Cochran, Buddy Holly, Gene Vincent.

Marlon Brando dans L'Équipée Sauvage, 1953.

Du coup, à Issoire, vous aviez une bande ?
Oui, on s'appelait Les Croix Blanches et on était une dizaine. Il y avait des épreuves pour entrer dans la bande. Ça pouvait être piquer le képi d'un flic, ou monter en haut d'une grue, ou encore se mettre à l'angle d'une rue et surgir quand une voiture arrive – ce genre de trucs. Il y avait des bandes bien plus dures que nous, comme la bande de la Bastille, à Paris. Le chef de bande s'appelait Tarzan, un mec avec une gueule de gitan. Pour une épreuve, ils ont piqué un car de police.

C'était violent ?
Par rapport à la violence d'aujourd'hui ? Que dalle. Des mecs me disent que c'était aussi violent que maintenant, mais c'est des conneries. Dans ma région, lors d'une fête foraine, il y a quand même eu un mort – un type a éclaté le foie d'un autre, à coups de poing. À Paris, il y a eu quelques histoires de blousons noirs avec un ou deux morts, mais pas plus. Après, il y avait pas mal de bagarres entre bandes, parfois opposant une quarantaine de mecs. On se roulait dans la farine, ça shootait un peu. Mais de ce que j'ai vu, personnellement, il n'y a jamais rien eu de grave. Même à Paris, pour le concert de Vince Taylor, on retient quoi ? Des yeux au beurre noir, une épaule luxée, trois fois rien. Pourtant, il y avait un paquet de mecs.

Vous traîniez dans quels coins ?
On se donnait rendez-vous à la fête foraine, mais seulement aux deux manèges qui passaient du rock à fond : la chenille et les autos-tamponneuses. La chenille, à l'époque, ce n'était pas la même chose. Aujourd'hui, tu as la barre de sécurité, tu n'as pas intérêt à bouger. Mais avant on pouvait faire ce qu'on voulait, et notre truc, c'était de rester debout, bourré, les pouces dans le jean, et de suivre le mouvement sans se casser la gueule. On montait aussi en route. Jamais le mec t'aurait dit d'arrêter, il laissait faire. Il y avait un côté très libre – à l'époque, personne ne semblait avoir compris que ça aurait pu être dangereux. Avec nos chiottes, on suivait la fête foraine, qui se déplaçait de bled en bled.

Vos « chiottes » ?
Nos mobylettes. J'avais une 50cc, comme tous les mecs. C'était des Giulietta, des Milano, des Flandria. Des mobylettes hyper carénées, qui ressemblaient à des petites motos. Pot d'échappement scié, moteur débridé, en gros, tu pouvais monter à 90 km/h. Les plus grands, qui avaient 18 ans, rentraient de perm' de la guerre d'Algérie. Ils avaient des 400 cc, des Indian blanches, des BSA, des Norton Commando. Quand on débarquait à la fête foraine, ça faisait un boxon pas possible.

La presse s'est rapidement intéressée à vous ?
Oui, c'était la première fois qu'il y avait un tel groupement de la jeunesse. Il y a eu d'autres bandes avant – les zazous par exemple, après la guerre, mais c'était moins important. On faisait fréquemment les gros titres des journaux. Je l'ai compris plus tard, mais il y avait un business derrière. Les 45 tours de rock français se vendaient comme des petits pains.

L'émission Salut Les Copains passait tous les jours à 17 heures. Une demi-heure au début, pas plus. En France, c'était la seule émission qui passait du rock. Après le saccage du Palais des Sports pour Vince Taylor, Paris Match avait fait quatre pages, et ils titraient « Et maintenant, ils nous font peur ! ». Le préfet de l'époque, Maurice Papon a interdit les concerts de rock pendant un certain temps. Les médias ont vraiment amplifié le phénomène, mais on ne s'en rendait pas vraiment compte.

Quand Johnny Hallyday est venu à Clermont-Ferrand, évidemment, c'était un énorme bordel. Toutes les bandes de la région sont venues, une centaine de mecs. Des fils de mineurs, ce genre de bestioles. On était assez nombreux pour foutre la merde. On envoyait les barrières métalliques sur les flics. C'était des courses-poursuites tout autour, dans la ville, avec grenades lacrymogènes, abribus pétés, bien avant 1968.

Les gens du coin réagissaient comment ?
On s'est fait casser la gueule, juste à cause de notre manière de nous vêtir. Dans un petit village, il y avait le petit bal musette avec les paysans du coin, avinés. Pas seulement des paysans, d'ailleurs : simplement des gros cons. On s'est fait traîner dans un champ, on en a pris plein la gueule, mon pote avait le nez ouvert. Y'a un type un peu moins timbré que les autres qui a calmé le jeu, on est reparti chez nous, péteux, plein de sang. On n'avait rien fait du tout – le simple fait de porter un jean et un blouson, à l'époque, c'était risqué.

Ça s'est terminé comment, le phénomène « blousons noirs » ?
Le mouvement blouson noir ne s'est pas arrêté, en réalité. Les bandes sont restées les bandes, les mecs n'ont pas changé du jour au lendemain. Mais les médias ont changé le projecteur de direction et ont cessé d'en parler. Plusieurs de mes anciens potes sont partis à l'armée, et une petite minorité s'est tournée vers le grand banditisme. Certaines personnes que je connais à Issoire ont fait de la prison, et y retournaient juste après leur sortie.

Et pour toi, ça s'est terminé comment ?
En 1964, après un accident. Mon père roulait à toute allure avec sa bagnole, dont les pneus étaient usés. Ce gros con ne les avait même pas fait changer. En temps normal, j'allais à l'arrière avec mes sœurs, mais cette fois-ci je suis passé devant, avec ma petite sœur, plus jeune, sur les genoux. Pas de ceinture, évidemment. À l'arrière, ma mère a pris ma place habituelle, aux côtés de ma cousine et de mon autre sœur. On est arrivés près d'Issoire, il y a des putains de virages. Mon père roulait très vite, c'était un dingue de bagnole. J'étais en train de raconter la mort de James Dean en bagnole, détail par détail, je la connais par cœur. C'est l'accident – le pneu qui éclate – qui a interrompu mon récit. Sans déconner. On a descellé la pierre de margelle d'un pont. Sept mètres. La voiture s'est écrasée en bas. Ma mère, ma sœur et ma cousine ont été éjectées. Ma mère et ma sœur sont mortes sur le coup. Ma cousine s'est trouvée scalpée, mais elle s'en est sortie. Mon père, la hanche brisée. Ma sœur était toujours sur mes genoux, avec des ecchymoses. Et moi, je suis sorti indemne.

Du coup, ma grand-mère m'a pris chez elle. Au même moment, j'ai découvert un article très pointu dans la presse, sur les beatniks. J'ai fait une fugue et je suis monté à Paris, avec un livre de Rimbaud et un sac à dos. Changement de génération.

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Source : www.vice.com/…/nos-ennemis-cet…