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Le travail est comme une messe

Réflexions sur la participation des laïcs au munus sacerdotale dans les écrits du fondateur de l’Opus Dei

Cruz González Ayesta
Université de Navarre

Cette étude a pris racine dans quelques mots de la prédication orale de saint Josémaria, commentant un passage d’une ancienne prière à saint Joseph : « et operis innocentia tuis sanctis altaris deservire ». Il disait : « Le servir non seulement à l’autel, mais dans le monde entier, devenu un autel pour nous. Toutes les œuvres des hommes sont réalisées comme sur un autel et chacun de vous, dans cette union d’âmes contemplatives qu’est votre journée, dit en quelque sorte sa Messe qui dure vingt quatre heures, dans l’attente de la Messe suivante qui durera encore vingt quatre heures, et ainsi de suite jusqu’à la fin de notre vie » . En effet je pense qu’il s’agit d’une réflexion d’une grande richesse théologique, bien qu’elle soit formulée, comme il arrive fréquemment pour les textes de saint Josémaria, selon des catégories non pas théologiques mais pour ainsi dire pastorales.

La doctrine théologique sous-jacente à ces mots est, à mon sens, celle qui concerne la participation à la triple fonction du Christ de la part des fidèles laïcs. C’est pourquoi je commencerai cette étude par la doctrine magistérielle à ce sujet. Puis j’en viendrai aux textes de saint Josémaria. Le fondateur de l’Opus Dei s’est explicitement référé à la participation des fidèles laïcs à la triple fonction du Christ , mais en bien des occasions il synthétise sa doctrine sur ce point par une expression très dense : vivre avec une ”âme sacerdotale” et une ”mentalité laïque”. Pour comprendre la portée d’une telle expression, un bref examen du mot « travail » s’impose afin d’indiquer quelle catégorie théologique il représente dans les écrits du fondateur de l’Opus Dei.

1. la participation des fidèles laïcs au munus sacerdotale .

La question de la doctrine des tria munera et, particulièrement, sa participation chez les fidèles trouve des fondements solides dans le Nouveau Testament et dans la tradition des Pères et la liturgie ; cette question reste ouverte à la discussion théologique. Aurelio Fernandez, par exemple, soutient dans un long ouvrage que la doctrine des tria munera doit être considérée seulement comme une théorie utile pour systématiser la mission de l’Église ou celle du Christ mais pas comme un schéma rigide et exclusif (par exemple le schéma du double pouvoir d’ordre et de juridiction) : « néanmoins, - dit-il - comme j’essayerai de le montrer dans ce livre, ni les Pères ni les théologiens n’ont fixé de façon unanime la mission du Christ dans trois pouvoirs ou fonctions et, par conséquent, ne font pas non plus participer de cette triple fonction le ministère ecclésiastique et moins encore les autres baptisés. Et surtout la théologie ancienne ignore la théorie du triple munus telle qu’on la présente aujourd’hui, c’est à dire comme un élément sous-jacent à la christologie, et, à la conception de l’Église, qui se développerait par l’accomplissement de ces trois fonctions » . Sa thèse s’oppose à celle que Paul Dabin a formulée il y a trente ans . Cet auteur défend la présence continuelle de la doctrine des tria munera tant dans l’enseignement des Pères que dans la théologie depuis l’époque médiévale jusqu’au XX° s : « le triple office est une sublime réalité. Sa participation par les fidèles n’est point une usurpation ou un rêve de l’imagination. C’est une vérité catholique enseignée par les Pères, les théologiens, le catéchisme du concile de Trente, universellement utilisée par les diverses liturgies » . Étant donné que cette controverse déborde largement les limites de ce travail, je laisse de côté la discussion des fondements bibliques et liturgiques pour centrer mon exposition de la doctrine sur les textes du concile Vatican II. On s’accorde à dire que ces textes font une large part à cette doctrine quand il s’agit de décrire la mission de l’Église et de ses fidèles, qu’ils soient laïcs ou ministres ordonnés.

Le concile Vatican II évoque explicitement pour la première fois la participation des fidèles au triple office du Christ : sacerdotal, prophétique et royal. Cette doctrine est intimement liée, dans l’enseignement du concile, à celle du sacerdoce commun des baptisés ainsi qu’au développement de la vocation et de la mission des laïcs dans l’Église.

La doctrine du concile que je vais brièvement décrire fut précédée d’une certaine discussion théologique spécialement dans le milieu francophone. Une très brève description des questions discutées peut servir de cadre pour introduire la doctrine de la participation dans les tria munera Christi. Je prendrai comme auteurs de référence F. Mugnier, Y. Congar et G. Philips .

Les textes bibliques dont se servent ces auteurs pour interpréter ce qu’il en est de la participation de tous les fidèles au sacerdoce du Christ sont nombreux. Certains sont utilisés par eux tous, même si l’interprétation des uns diffère de celle des autres. Je fais particulièrement allusion à trois passages : 1 P 2, 5 ( Tels des pierres vivantes, laissez-vous édifier en maison spirituelle et formez un sacerdoce saint, pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ) ; Rm 12, 1 (Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu : tel est le culte que la raison demande de vous) ; et Ap 1, 5-6 (À celui qui nous aime, et qui nous a lavés de nos péchés dans son sang et il a fait de nous un Royaume, des prêtres pour son Dieu et Père ; à lui la gloire et la force aux siècles des siècles ! Amen.). La discussion la plus importante est peut-être celle de la relation qui s’établit entre les trois offices : sacerdotal, prophétique et royal, en particulier chez les fidèles non ordonnés. Tandis que Congar tend à les considérer séparément, Mugnier et Philips soulignent plutôt que le sacerdoce inclue d’une certaine manière le munus propheticum et le munus regale.

Congar considère que la notion de sacerdoce doit être abordée à partir de la catégorie de sacrifice, bien qu’il admette que dans la tradition catholique on l’a aussi envisagée à partir de la notion de médiation. Son choix en faveur de la catégorie de sacrifice se fonde sur l’idée que la médiation n’est pas toujours sacerdotale. Il propose de distinguer les types de sacerdoce en fonction des types de sacrifice : c’est ainsi qu’il y a chez les fidèles un double sacrifice et un double sacerdoce. D’un côté, interprétant les textes ci-dessus, Congar fait référence à l’offrande de la part des fidèles d’hosties spirituelles qui proviennent de leur vie selon l’Esprit. Ce sacrifice et ce sacerdoce (qu’il appelle royal-spirituel) sont liés à la grâce et à la vie quotidienne : par l’union au Christ à travers la grâce, le chrétien peut offrir sa propre vie comme sacrifice spirituel de sorte que son existence elle-même prend une dimension cultuelle : « Le culte, les sacrifices des fidèles et par conséquent le sacerdoce qui leur correspond, sont essentiellement ceux de la vie sainte, religieuse, priante, consacrée, caritative, miséricordieuse, apostolique. Ce culte, ces sacrifices, le sacerdoce qui leur correspond, ne sont pas à prendre au plan proprement liturgique ou sacramentel » . Il y a d’autre part la consécration que reçoivent les fidèles pour le culte sacramentel. Ce sacerdoce sacramentel se divise à son tour en deux sacerdoces qui ont une différence essentielle et pas seulement de degré. Par le sacrement de l’ordre quelques fidèles sont habilités à administrer les sacrements et à célébrer la liturgie (sacerdoce hiérarchique ou ministériel) ; en vertu du caractère baptismal, tout chrétien est habilité à la participation au culte liturgique-sacramentel de l’Église, en particulier l’Eucharistie (sacerdoce commun ou baptismal). De cette manière, Congar sépare le sacerdoce royal-spirituel du sacerdoce baptismal. Tandis que par le premier genre de sacerdoce le fidèle participe à l’office royal du Christ ; à travers le sacerdoce baptismal il participe à l’office sacerdotal. Congar explique cette division entre sacerdoce royal-spirituel et sacerdoce sacramentel par la distinction augustinienne entre res et sacramentum. Le sacerdoce royal-spirituel serait dans la ligne de la res, c’est à dire de la grâce, tandis que le sacerdoce sacramentel serait dans celle du sacramentum, des moyens pour obtenir la grâce . Il faut dire, néanmoins, que Congar admet que l’exercice des deux sacerdoces s’ ”unit ” de quelque manière quand le fidèle participe à l’Eucharistie : « Les fidèles s’offrent eux-mêmes en réalisant une immolation spirituelle (morale) dont ils sont eux-mêmes les prêtres, mais qui affecte la Messe, à la fois comme contenu et comme fruit. Même comme contenu, car l’Eucharistie est l’offrande des membres avec et dans la tête ; mais surtout comme fruit (…). Il faut donner à l’Eucharistie toute sa vérité en nous, dans le quotidien de nos vies (…). Mettre toute sa vie dans la Messe, inclure la Messe dans sa vie, a toujours été (…) la vérité la plus pratique prêchée par l’Église aux fidèles en matière de participation eucharistique. De la sorte, le sacerdoce royal-spirituel par lequel nous nous offrons comme victimes spirituelles, s’unit au sacerdoce baptismal, par lequel nous offrons liturgiquement le sacrifice du Christ. Une sorte d’osmose va de l’un à l’autre, de présence de l’un dans l’autre, étant donné que, étant membres de l’assemblée liturgique, nous nous offrons au Christ, en complétant l’acte du sacerdoce spirituel intérieur dans celui de notre sacerdoce baptismal. Et nous donnons ainsi toute sa réalité à notre vie, toute sa réalité à notre Messe, complétant de cette façon l’acte de notre sacerdoce baptismal dans le sacerdoce spirituel intérieur inhérent à notre existence ». (la phrase en espagnol est obscure)

Avant d’exposer la position de Mugnier et de Philips je veux faire une brève considération sur cette façon de voir. A mon avis, le problème que soulève la distinction proposée par Congar entre sacrifice de justice et grâce (spirituel-royal) et sacrifice sacramentel est, pour ainsi dire, d’ordre christologique. En bref : comment s’applique au Christ une telle différence ? Indubitablement la réponse de Congar serait, je crois, qu’une telle distinction n’agit pas dans le Christ mais dans la double relation du Christ à l’Église (comme communion-grâce ; comme moyens pour cette communion ou ordre sacramentel). Le sacerdoce chrétien, néanmoins, ne peut se comprendre que comme participation au sacerdoce du Christ et, étant donné que toute la vie du Christ est rédemptrice et, pour ainsi dire, se récapitule et se consomme dans le sacrifice de la Croix, on ne peut distinguer à proprement parler le sacrifice du quotidien du sacrifice liturgique-cultuel. Si dans le Christ tout le sacrifice est existentiel (j’y reviendrai), la distinction dans le chrétien de deux types de sacerdoce (le sacerdoce de justice ou grâce et le sacrifice sacramentel) paraît un tant soit peu artificielle.

A la différence de Congar, aussi bien Mugnier que Philips défendent une vision unitaire des trois offices du Christ et, par conséquent, de la participation qu’y a le fidèle laïc. Face à la division entre sacerdoce orienté vers la vie et sacerdoce orienté vers le culte (sacerdoce spirituel-royal et baptismal respectivement), les deux auteurs parlent d’un unique sacerdoce chez les fidèles. Pour Philips le sacerdoce des fidèles est une réalité ontologique, vraie participation à la dignité sacerdotale du Christ qui se réalise de façons diverses chez le ministre ordonné et chez le laïc. Mugnier dira que le sacerdoce se réalise au sens strict et formel seulement chez le ministre ordonné et en un sens dérivé et analogique chez le laïc. Tous deux, Mugnier et Philips, ont aussi une vision unitaire entre le sacerdoce royal par lequel le chrétien offre des hosties spirituelles (cf 1P 2, 5 et 9) et la capacité conférée par le caractère baptismal à participer au culte sacramentel. Le fondement de la participation au sacerdoce commun se trouve dans le caractère sacramentel du baptême. Pour Mugnier, le laïc participe activement au culte sacramentel, spécialement dans l’Eucharistie, en s’offrant lui-même en union avec la Victime et en prenant comme matière de son sacrifice le devoir personnel, spécialement le travail qui se transforme en une Messe prolongée , ainsi que la douleur et la mort. Philips met aussi l’accent sur le fait que la pleine participation des fidèles à la liturgie ne consiste pas tant à accomplir certaines fonctions ou à remplacer le prêtre là où ils le peuvent, mais que le domaine d’actualisation de leur sacerdoce inclue aussi bien la vie sacramentelle que la vie courante : l’action des sacrements ne se limite pas à l’instant t mais s’ouvre à la totalité de l’existence .

Voilà posées quelques unes des questions sur lesquelles il faudra revenir en examinant la doctrine magistérielle : la relation entre le sacerdoce et les offices prophétique et royal, et la définition du sacerdoce commun comme sacerdoce royal, autrement dit la relation entre culte sacramentel et culte existentiel.

Les paragraphes suivants veulent seulement présenter la doctrine du concile et quelques développements successifs dans leurs lignes générales, de manière à faire comprendre ce que l’on entend par participation du laïc au munus sacerdotale.

Au second chapitre de Lumen Gentium sur le Peuple de Dieu, celui-ci est décrit comme un peuple sacerdotal. C’est dans ce contexte qu’apparaît la doctrine du sacerdoce des fidèles qui naît du sacerdoce du Christ : « Le Christ Seigneur, grand prêtre d’entre les hommes (cf. He 5, 1-5) 1-5) a fait du peuple nouveau ”un Royaume, des prêtres pour son Dieu et Père” (Ap 1, 6 ; 5, 9-10). Et aussitôt il est question du sacerdoce commun : « Les baptisés, en effet, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, de façon à offrir, par toutes les activités du chrétien, autant d’hosties spirituelles… » . Le sacerdoce des fidèles est défini comme culte spirituel, c’est à dire comme offrande de la propre existence qui a nom et valeur de sacrifice précisément en vertu de l’union au Christ que l’Esprit Saint opère par la réception du baptême. Par les sacrements, baptême en tête, le chrétien fait sien le culte du Christ qui n’est pas un culte rituel (le culte du Temple), mais l’offrande de lui-même dans un acte d’obéissance : culte existentiel. Jésus-Christ institue les sacrements précisément pour rendre possible cette participation et introduire un nouvel ordre rituel, distinct de celui de l’ancien Israël, désormais aboli. Ce culte crée un nouvel ordre de sacré, de sorte que le culte existentiel du Christ devient culte sacramentel dans l’Église . Peu après, Lumen Gentium après avoir marqué la différence, essentielle et pas seulement de degré, entre le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel, montre quelle est la racine de leur entrelacement mutuel : « Ils sont ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon leur mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ ». La description concrète du sacerdoce ministériel et du sacerdoce commun montrent que le terme ”sacerdoce” est pris au sens large, comme médiation, incluant les trois offices : office de sanctifier, ou office sacerdotal au sens strict, office prophétique et office royal : « Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former [munus docendi vel propheticum] et conduire [munus regendi vel regale] le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier [munus sanctificandi vel sacerdotale]; les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements , la prière et l’action de grâces [munus sacerdotale], le témoignage d’une vie sainte [munus propheticum], leur renoncement et leur charité effective [munus regale] » .

Après le troisième chapitre consacré à l’exposé de la constitution hiérarchique de l’Église où il est question, entre autres, de la façon dont les évêques exercent le triple rôle de sanctifier, enseigner et gouverner, le quatrième chapitre est consacré aux laïcs. Comme il a été fait pour les évêques au chapitre précédent, on y décrit aussi de quelle manière les fidèles laïcs participent du triple office du Christ comme prêtre, prophète et roi (LG, 34-36). Je ne peux ici exposer toute la richesse théologique et anthropologique contenue dans ces numéros ; c’est ainsi que, par exemple, je ne développerai pas ce qui a trait à la liberté chrétienne ou à la légitime autonomie du créé. En revanche il m’importe de lire les numéros du point de vue de l’expression sacerdotium regale ; c’est à dire en fonction de la relation qui unit étroitement la participation à l’office du Christ prêtre (munus sanctificandi) et la participation à l’office du Christ roi (munus regendi).

L’office sacerdotal des laïcs est décrit au numéro 34 dans les termes suivants : « les laïcs, en vertu de leur consécration au Christ et de l’onction de l’Esprit Saint, reçoivent la vocation admirable et les moyens qui permettent à l’Esprit de produire en eux des fruits toujours plus abondants. En effet, toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, si elles sont vécues dans l’Esprit de Dieu (…) tout cela devient ”offrandes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus Christ” (cf. 1 P 2, 5), et dans la célébration eucharistique, rejoint l’oblation du Corps du Seigneur pour être offert en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu par la sainteté de leur vie un culte d’adoration » . Pour réaliser la consécration du monde à Dieu dont parle le numéro 34, il faut, néanmoins, qu’en n’importe quelle affaire temporelle le fidèle laïc soit guidé par une conscience chrétienne, comme il est indiqué au numéro 36 consacré à la participation à l’office royal . Cette participation a deux caractéristiques : la connaissance et le respect des lois propres à chaque parcelle des réalités temporelles, où le laïc est compétent au même titre et avec la même liberté que n’importe quel autre citoyen ; et l’ordonnancement de ces réalités à la gloire de Dieu, ce qui passe par l’accomplissement des exigences de justice et de charité et l’épuration des effets du péché. Dans les deux cas, que ce soit la participation du fidèle laïc à l’office royal ou que ce soit sa participation dans l’office sacerdotal, ce qui caractérise le laïc en tant que tel c’est la sécularité .

La sécularité, en effet, suppose que les réalités temporelles ne sont pas seulement la scène où se déroule la vie des fidèles laïcs mais constituent la matière propre de leur existence chrétienne. La notion de sécularité du fidèle laïc est décrite dans ce numéro de la constitution en étroite relation avec la participation au triple office royal, prophétique et sacerdotal du Christ. « La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu » ; cette affirmation est clairement parallèle à la description de la façon dont le laïc exerce à sa manière le munus regale. « À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique » ; la référence à l’esprit évangélique, à la tâche de sanctifier le monde et à l’image du ferment, fait penser au munus sanctificandi que le laïc exerce à partir de la réception des sacrements mais pas seulement dans le cadre du culte mais dans la totalité de son existence. « Le caractère sacré et organique de la communauté sacerdotale entre en action par les sacrements et les vertus » . La référence à l’office prophétique vient ensuite : « manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité » . De même que la participation des pasteurs au triple office est définie à partir du ministère qui leur est conféré par l’ordre, de même la participation des laïcs est spécifié par la sécularité.

Indiquer l’étroite relation entre participation du laïc au triple office et sécularité a un intérêt spécial quand il s’agit de souligner ce qui spécifie le laïc et le distingue non seulement du ministre ordonné (une participation au sacerdoce essentiellement différente entre eux), mais aussi de l’état religieux (avec lequel il partage la condition de fidèle et, par conséquent, le sacerdoce commun). L’affirmation concise de LG 31 : « le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs » est développée dans le numéro 15 de Christifideles laici. On y fait la distinction entre la dimension séculière qui correspond à l’Église (et, par conséquent à tous ses membres) en vertu de sa mission, et le caractère séculier qui caractérise spécifiquement le fidèle laïc . Le caractère séculier est une réalité ecclésiologique et non une simple donnée sociologique : « Le monde devient ainsi le milieu et le moyen de la vocation chrétienne des fidèles laïcs ». Le monde peut être qualifié de champ où les chrétiens exercent leur sacerdoce royal. « Dieu (…) a confié le monde aux hommes et aux femmes, pour qu'ils participent à l'œuvre de la création, qu'ils libèrent la création elle-même de l'influence du péché et qu'ils se sanctifient dans le mariage ou dans le célibat, dans la famille, dans la profession et dans les différentes activités sociales » . Or cette tâche ne peut se réaliser qu’à partir de la nouveauté chrétienne qui provient radicalement du baptême et delà vie du Christ reçue dans les autres sacrements : « La condition ecclésiale des fidèles laïcs est définie dans sa racine à partir de la nouveauté chrétienne et caractérisée par son caractère séculier » . En définitive, la relation entre la participation au triple office du Christ, son sacerdoce, pris maintenant au sens large, et la sécularité, cette relation met en évidence que le sacré et le profane ne doivent pas se constituer comme deux sphères ou deux plans étanches, totalement étrangers l’un à l’autre ; comme l’a signalé Illanes « étant donné que le Christ est la plénitude – et donc aussi la plénitude du sacerdoce – tout chrétien, chaque chrétien, est constitué prêtre, trouve accès à Dieu, sachant que le sacrifice de sa propre vie sera considéré comme une hostie agréable et bien acceptée (…). Tout culte purement extérieur, toute tentative d’offrir à Dieu quelque chose de distinct de notre propre vie manque de sens » .

Dans cette relation entre sacerdoce et sécularité, entre office sacerdotal et office royal, l’Eucharistie joue un rôle central. Si la racine du sacerdoce commun se trouve dans le baptême, c’est dans l’Eucharistie que le culte existentiel et le culte sacramentel trouvent leur point de confluence. Illanes l’explique ainsi : « L’existence chrétienne comporte, en somme, une structure sacramentelle et, par conséquent, la considération de la vie comme acte de culte n’exclue pas des actes rituels ou cultuels au sens le plus restreint ou strict du mot » . Non seulement elle ne les exclue pas mais elle les exige, car la relation entre la vie chrétienne et la vie du Christ n’est pas seulement celle de ceux qui imitent un modèle mais celle de ceux qui reçoivent une nouvelle vie (et qui peuvent, comme fruit d’une telle régénération, suivre et imiter le Christ). De telle sorte que la vie s’édifie sur le don reçu précisément dans les sacrements : le culte existentiel est rapporté au culte sacramentel. Quelle place occupe l’Eucharistie ? Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu » , l’Eucharistie est « la source et le sommet de toute la vie chrétienne » , qui « contient tout le trésor spirituel de l’Église, à savoir le Christ lui-même, notre Pâque, le pain vivant, lui dont la chair, vivifiée et vivifiant par l’Esprit Saint, donne la vie aux hommes » . Le numéro 10 de Lumen Gentium, déjà cité, indique que « les fidèles (…) en vertu de leur sacerdoce royal, concourent à l’offrande de l’Eucharistie ». L’encyclique Ecclesia de Eucharistia fait de remarquables suggestions qu’il vaut la peine de rappeler ici. L’Eucharistie est un sacrifice au sens propre et strict : don du Fils au Père octroyé à son tour par le Fils à l’Église de sorte que par elle « le Christ a voulu également faire sien le sacrifice spirituel de l'Église, appelée à s'offrir aussi elle-même en même temps que le sacrifice du Christ » . Cette offrande comporte un engagement de transformation de sa propre vie : « Proclamer la mort du Seigneur “jusqu'à ce qu'il vienne” implique, pour ceux qui participent à l'Eucharistie, l'engagement de transformer la vie, pour qu'elle devienne, d'une certaine façon, totalement ”eucharistique” » . Ce qui, uni à la dimension eschatologique de l’Eucharistie, suppose aussi une transformation de la réalité historique qui entoure le chrétien : « Une (…) conséquence significative de cette tension eschatologique inhérente à l'Eucharistie provient du fait qu'elle donne une impulsion à notre marche dans l'histoire, faisant naître un germe de vive espérance dans le dévouement quotidien de chacun à ses propres tâches » . A travers cette participation, la vie du chrétien devient sacrement, signe et instrument de la présence du Christ et de son salut, pour l’humanité : elle est ferment et lumière . Comme on peut l’observer, d’un côté l’Eucharistie est source d’où jaillit la vie du Christ, la nouveauté chrétienne, qui permet d’ordonner à Dieu la gestion des affaires temporelles ; d’un autre côté, elle est centre et sommet vers lequel se dirigent les activités temporelles pour acquérir leur valeur de sacrifice, de culte existentiel.

2. Approche du concept théologique de travail

En analysant une série de textes de saint Josémaria, nous nous proposons donc ici de cerner le sens théologique du terme ”travail ” dans ses écrits. Ce terme est lié dans ses enseignements à d’autres concepts de grand contenu théologique tels que : vocation, monde et sécularité. Ce terme désigne parfois la réalité spécifique du travail professionnel ; d’autres fois, néanmoins, il sert à réunir en un seul mot tout ce que suppose l’insertion du laïc chrétien dans le monde : l’ensemble des circonstances et obligations qui constituent sa sécularité et qui sont pour lui chemin, matière, source de sa vie spirituelle.

Comme point de départ je prendrai quelques paroles que, citant saint Paul, Saint Josémaria nous propose comme « devise » pour notre vie de chrétiens : « L'on comprend, mes enfants, que l'Apôtre pouvait écrire : tout est à vous; mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu (1 Co 3, 22-23). Il s'agit d'un mouvement ascendant que le Saint-Esprit, partout présent en nos cœurs, entend provoquer dans le monde : à partir de la terre, jusqu'à la gloire du Seigneur. Et pour qu'il fût clair que même ce qui semble le plus prosaïque était inclus dans ce mouvement, saint Paul écrivait également : soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu » . Le travail s’insère dans le mouvement d’exitus-reditus, de création et de rédemption dont le centre est le Christ. Il faut ici tenir compte de ce qu’affirme le Catéchisme de l’Église catholique : la création « n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement (" in statu viæ ") vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée » . La réflexion théologique sur le travail humain trouve ici son contexte.

De par la profonde unité entre création et rédemption, une mystérieuse solidarité s’établit entre l’homme et le monde ; le destin du monde est solidaire du destin de l’homme aussi bien dans le péché que dans la rédemption : quand l’homme pèche, le monde subit la conséquence du péché de l’homme, il est soumis au péché et à la vanité (car il occulte ce qu’il devrait dévoiler). Ce n’est qu’en saisissant par la foi l’unité entre plan créateur et plan rédempteur qu’est pleinement éclairée la valeur chrétienne du monde. Celui-ci, autrement, serait soit sous-estimé comme simple théâtre de la vie de l’homme soit, même, diminué dans sa bonté du fait de n’intervenir que par son côté obscur (le monde comme une des trois tentations, le monde en tant que soumis au péché et transformé en vanité). Cette valeur chrétienne plénière du monde consiste en ce que la réalité telle qu’elle est à présent après le péché n’a non seulement pas perdu sa bonté originelle mais qu’elle réclame l’action des fils de Dieu pour le délivrer de la servitude du péché dans l’attente de la plénitude eschatologique .

Le monde reste relié à la gloire de Dieu par l’intermédiaire du chrétien ; celui-ci est appelé depuis la création à la possession du monde par le moyen son travail : « Le travail est la vocation initiale de l'homme; c'est une bénédiction de Dieu, et ceux qui le considèrent comme un châtiment se trompent lamentablement. Le Seigneur, qui est le meilleur des pères, a placé le premier homme au Paradis, ut operaretur (Gn 2, 15) pour qu'il travaille » . Dans un texte parallèle à celui que je viens de citer, on insiste sur cette conception de la vocation originelle face à l’erreur d’y voir un châtiment pour le péché : « Retenez bien ceci : cette obligation n’est pas née comme une séquelle du péché originel ; il ne s’agit pas davantage d’une trouvaille des temps modernes. C’est un moyen nécessaire que Dieu nous confie sur cette terre, en allongeant la durée de notre vie, et aussi en nous associant à son pouvoir créateur, afin que nous gagnions notre nourriture tout en récoltant du grain pour la vie éternelle ; l’homme est né pour travailler, comme les oiseaux pour voler (Job 5, 7 Vg) » . Le travail est, par conséquent, vocation originelle de l’homme, participation au pouvoir créateur de Dieu, avec une finalité à la fois humaine et surnaturelle. Humaine parce qu’ainsi nous gagnons notre vie et nous construisons la cité terrestre, surnaturelle parce qu’il donne des fruits de vie éternelle et contribue à l’offrande du monde à Dieu .

C’est effectivement par le moyen du travail que l’homme insère tout ce que comporte l’activité noble de l’homme dans le reditus du monde à Dieu rendu possible par la rédemption : « Quand il est offert au Seigneur, tout travail, même le plus caché, même le plus insignifiant, a la force de la vie de Dieu ! » . Le Christ a assumé la condition humaine dans sa totalité, travail inclus , qui acquière ainsi une valeur rédemptrice : tous les actes du Christ sont rédempteurs. Quand le chrétien exécute son travail avec « perfection humaine (compétence professionnelle) et perfection chrétienne (par amour pour la volonté de Dieu et au service des hommes) » , il contribue de quelque manière à libérer la création, qui est foncièrement bonne parce qu’elle est sortie des mains de Dieu, de la soumission au péché : en dévoilant la dimension divine de toutes les réalités humaines, jusqu’au plus courantes, toutes ces réalités recouvrent le ”sens noble et original ” qu’elles avaient reçues par la création et que le péché avait obscurci . « accompli de la sorte, ce travail humain (…) contribue à ordonner chrétiennement les réalités temporelles — à manifester leur dimension divine — et il est assumé et intégré par et dans l'œuvre prodigieuse de la création et de la rédemption du monde. Le travail est ainsi élevé à l'ordre de la grâce, il est sanctifié, devient œuvre de Dieu, operatio Dei, opus Dei » .

La conséquence est claire : le monde tel qu’il est (in statu isto) possède une valeur ”vocationnelle” pour le chrétien. C’est à dire que les circonstances bien concrètes dans lesquelles se déroulent la vie de l’homme, de chaque homme, son histoire personnelle et, en définitive, tout ce qui tisse l’existence de chaque personne dans le monde, tout cela peut constituer et constitue de fait pour la plupart des chrétiens la matière de la vie chrétienne, c‘est à dire de la sanctification . Il n’est pas suffisant et c’est même incorrect d’affirmer que le chrétien qui vit au milieu du monde peut se sanctifier malgré ses circonstances, mais il faut dire que c’est précisément à travers ces circonstances qu’il se sanctifie . Autrement dit : la réalité qui entoure la vie humaine et tout ce qui détermine la position que l’homme occupe dans la société (parfois résumé en un seul mot : le travail) est chemin et moyen de la vie chrétienne .

Le travail se transforme ainsi en champ pour l’appel de Dieu : « Vous devez maintenant comprendre — avec une clarté nouvelle — que Dieu vous appelle à le servir dans et à partir des tâches civiles, matérielles, séculières de la vie humaine : c'est dans un laboratoire, dans la salle d'opération d'un hôpital, à la caserne, dans une chaire d'université, à l'usine, à l'atelier, aux champs, dans le foyer familial et au sein de l'immense panorama du travail, c'est là que Dieu nous attend chaque jour » . Le véritable champ de l’existence chrétienne du fidèle laïc est la vie ordinaire : il n’y a pas, à proprement parler, de réalités exclusivement profanes depuis que le Christ s’est incarné : « Le Christ est monté au ciel, mais Il a conféré à tout ce qui est honnête et humain la possibilité concrète d'être racheté » .

Appel ou vocation qui va de pair avec une mission, celle de contribuer à la récapitulation de toutes choses dans le Christ : « Christianiser de l'intérieur le monde entier, lui montrer que Jésus-Christ a racheté toute l'humanité, telle est la mission du chrétien » . Tout ceci est en rapport avec une expérience divine éprouvée par saint Josémaria le 7 août 1931 : « Vint le moment de la consécration : lorsque j’élevais la Sainte Hostie, sans perdre le recueillement voulu, sans me distraire – je venais de faire intérieurement l’offrande à l’Amour Miséricordieux -, ces paroles de l’Écriture : et si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum (Jn 12, 32) sont venues à mon esprit, avec une force et une clarté extraordinaire. D’habitude j’ai peur en présence du surnaturel. Mais tout de suite après , il y a le ne timeas !, c’est Moi. J’ai alors compris qu’il appartiendrait aux hommes et aux femmes de Dieu de hisser la Croix au sommet de toutes les activités humaines, avec les enseignements du Christ…Et j’y ai vu le Seigneur triompher, attirant à lui toutes choses » . Se fondant sur les réflexions que, par la suite, saint Josémaria fit sur cette expérience, Pedro Rodriguez résume ici ce que le fondateur de l’Opus Dei vit ce jour-là avec une netteté singulière : « Il comprit la signification salvifique de la sécularité chrétienne et, en conséquence, le chemin pour la sanctifier » . Il comprit que le travail, que toute situation quotidienne, ordinaire, des chrétiens s’insère dans la rédemption, et est un moyen ou un canal de cette attraction par laquelle le Christ reconduit la création purifiée au cœur de Dieu : c’est le tout est à vous, mais vous vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu dont je parlais au début de cette partie.

Or placer le Christ au centre, au pinacle , au sommet de toute activité humaine, au centre de la vie séculière, n’a rien à voir avec des signes extérieurs, des attitudes confessionnelles, la nostalgie de temps révolus. Ce qui est visé, c’est que ce soit aux hommes et aux femmes d’élever le Christ au point culminant. Qui plus est, le sommet où il faut ériger la Croix du Christ ce sont les cœurs des hommes et des femmes et non pas, au moins en première intention, des institutions déterminées ; il ne faut pas comprendre le texte comme si n’étaient importantes pour le règne effectif du Christ que certaines professions qui occupent le haut de l’échelle dans la considération sociale. C’est ce que confirme un texte postérieur : « le chrétien vit de plain-pied dans le monde. S'il laisse le Christ régner en son cœur, il retrouvera la plénitude de l'efficacité salvatrice du Seigneur dans toutes ses activités humaines. Peu importe que cette activité soit prestigieuse ou modeste, comme on dit; car ce qui est prestigieux pour les hommes peut être modeste aux yeux de Dieu, et ce que nous appelons humble ou modeste peut confiner aux sommets de la sainteté et du service chrétien » .

Comme on voit, néanmoins, la condition pour mettre le Christ au sommet c’est que le chrétien laisse le Christ habiter en lui, c’est à dire qu’il soit du Christ : qu’il soit alter Christus, qu’il soit ipse Christus. Ceci nous oblige à reprendre le thème de la participation du chrétien dans le sacerdoce du Christ. Ce qui nous amène à la troisième et dernière partie de cette étude.

3. Avec une âme sacerdotale et une mentalité laïque

Le triomphe du Christ, dont la plénitude ne se manifestera qu’à la fin des temps, a déjà eu lieu depuis sa mort et sa résurrection ; de telle sorte que mettre le Christ au sommet des activités humaines est en relation étroite avec la participation à l’Eucharistie. La relation entre création, travail et Eucharistie est exprimée de belle façon par la liturgie dans la formule de l’Offertoire de la Messe où, comme l’explique le Catéchisme de l’Église catholique, « nous rendons grâce au Créateur pour le pain et le vin (cf. Ps 104, 13-15), fruit " du travail de l’homme ", mais d’abord " fruit de la terre " et " de la vigne ", dons du Créateur » .Le fruit de la terre et du travail de l’homme se transforme dans le Christ lui-même et de la sorte le travail devient une Messe . Cette idée est reflétée dans ce texte de saint Josémaria : « Dans le Saint Sacrifice de l’autel, le prêtre prend le Corps de notre Dieu et le Calice de son Sang, et il les élève au-dessus de toutes les choses de la terre en disant: Per Ipsum et cum Ipso, et in Ipso, par mon Amour, avec mon Amour, dans mon Amour ! Unis-toi à ce geste. Mieux encore: incorpore cette réalité à ta vie .

Pour parler du sacerdoce commun des fidèles devenu principe d’inspiration pour la totalité de l’existence chrétienne, saint Josémaria utilise l’expression âme sacerdotale . Âme sacerdotale c’est vivre le « sacerdoce saint, pour offrir des victimes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus Christ »71. C’est un sacerdoce qui s’exerce à l’égard de sa propre vie dans la mesure où celle-ci s’unit à la racine de la grâce : « Si tu agis — si tu vis et travailles — face à Dieu, par amour et par esprit de service, et avec une âme sacerdotale, même sans être prêtre, toute ton action s’imprègne d’un sens surnaturel authentique: et voilà qui permet à ta vie de rester unie à la source de toutes les grâces »72. La source de toutes les grâces est le mystère pascal73, désigné parfois simplement dans les écrits du fondateur de l’Opus Dei comme « la Croix »74, et, logiquement, son mémorial liturgique : la sainte Messe. De là que la Messe soit définie par saint Josémaria centre et racine de la vie chrétienne75 : le centre vers lequel convergent toutes les actions et la racine d’où elles jaillissent, en vertu de la force salvifique que contient le mystère pascal (la tractio Christi du passage johannique, à la base de l’expérience du 7 août 1931). La conséquence immédiate de cette vision c’est que la journée entière doit se convertir en un acte de culte76 fait de prière, de travail, de vie familiale et de relations sociales : « Chacun de vous, dans cette union d’âmes contemplatives qu’est votre journée, dit en quelque sorte sa Messe qui dure vingt quatre heures, dans l’attente de la Messe suivante qui durera encore vingt quatre heures, et ainsi de suite jusqu’à la fin de notre vie »77. Ce qui fait dire à Derville : « Culte et travail constituent une seule réalité : Escriva parle d’une Messe de vingt-quatre heures ! La confluence de volontés sur l’autel du travail est la glorification de Dieu et celle de l’homme, comme il arrive sur la Croix »78.

La matière du sacrifice qu’offre le chrétien, en union avec l’unique victime, le Christ, est celle de sa propre existence. Ce qui fait le chrétien c’est son incorporation au Christ et sa participation à l’unique sacrifice salvifique, celui de la Croix; il présente une offrande qui n’est pas quelque chose d’extérieur, mais sa propre vie ; en ce sens la Messe reçoit la qualification de « notre Messe »79 : ce n’est pas une cérémonie à laquelle on assiste mais une rencontre où celui qui y participe reçoit le don que le Christ fait de lui-même et se trouve ainsi engagé à se donner lui-même.

Dans ce contexte, apparaît un usage du mot « autel » qui mérite d’être relevé : « Tous dans l’Œuvre nous avons une âme sacerdotale : altare Dei est cor nostrum (Saint Grégoire le Grand, Moralia 25, 7, 15), notre cœur est autel de Dieu »80. Sur cet « autel », le chrétien offre sa Messe qui dure autant que sa journée, comme le disait le texte précédemment cité. Le quotidien, la vie ordinaire se convertit dans le lieu du culte : « Le servir non seulement à l’autel, mais dans le monde entier devenu un autel pour nous »81.

Les textes cités sont clairement parallèles. Il y est toujours question du sacerdoce royal en rapport avec la participation au sacrifice de la Messe : tel est, à mon sens, la façon dont il faut interpréter la présence du mot « autel ». Il y a une liaison étroite entre sécularité, sacerdoce et royauté : le fidèle laïc est appelé à offrir comme sacrifice spirituel tout ce qui constitue sa vie ordinaire ; de la sorte il ordonne à Dieu les réalités temporelles dont il s’occupe au coude à coude avec les autres citoyens, ses égaux ; un sacrifice de cette sorte tire sa valeur ultime de son enracinement sacramentel : l’incorporation au Christ par le baptême et la participation à l’Eucharistie. Les sacrements ne sont pas seulement le présupposé de l’âme sacerdotale, mais celle-ci croît et se développe au moyen de la participation à l’Eucharistie qui permet d’entrer en communion avec les sentiments et la vie du Christ82.

On est ainsi, apparemment, face à un paradoxe. D’une part saint Josémaria affirme que dans la sainte Messe on trouve tout ce que le Seigneur attend d’un chrétien : « Il nous est peut-être arrivé de nous demander comment répondre à tant d'amour de Dieu; nous avons peut-être désiré voir clairement expose un programme de vie chrétienne. La solution est facile et à la portée de tous les fidèles: participer amoureusement à la Sainte Messe, apprendre à rencontrer Dieu dans la Messe, parce que ce sacrifice contient tout ce que Dieu veut de nous»83. D’autre part, il nous dit tout aussi carrément que le temple n’est pas le champ par excellence de la vie chrétienne : « Lorsque l'on voit les choses de cette façon, le temple devient par excellence le centre de la vie chrétienne; et, dès lors, être chrétien consiste à fréquenter l'église, à participer aux cérémonies sacrées (…). En cette matinée d'octobre, tandis que nous nous disposons à revivre la Pâque du Seigneur, nous répondons simplement non à cette vision déformée du christianisme. Réfléchissez un instant sur ce cadre qui entoure notre Eucharistie, notre action de grâces : nous voici dans un temple singulier; il a pour nef, pourrait-on dire, le campus universitaire; pour retable, la bibliothèque de l'université; là-bas, des machines élèvent de nouveaux édifices, et là-haut, le ciel de Navarre. Cette énumération ne vous confirme-t-elle pas, d'une manière tangible et inoubliable, que le véritable champ de notre existence chrétienne, est la vie ordinaire ? Là où sont vos frères les hommes, mes enfants, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ »84. Le paradoxe, comme je viens de le dire, n’est qu’apparent : en réalité la participation à la sainte Messe fait découvrir au chrétien la valeur authentique de la réalité temporelle dont la gestion lui est confiée : la possibilité concrète de la sanctifier et de s’y sanctifier. Cette possibilité est intimement liée à l’exercice du sacerdoce commun ; à la conscience de ce sacerdoce, à l’âme sacerdotale : expression que le fondateur de l’Œuvre associait habituellement à celle de mentalité laïque, pour souligner justement que l’exercice du sacerdoce royal n’écarte pas le chrétien de la construction de la cité terrestre ; ne l’écarte pas de ce qui est ordinaire qui, pour être sanctifié, doit être humainement pris au sérieux. La mentalité laïque a toute une série de caractéristiques : amour du monde, liberté, responsabilité, formation et prestige professionnel. Je ne peux m’étendre sur chaque notion ; à titre d’échantillon voici un texte où, bien que n’apparaisse pas l’expression « mentalité laïque », il y est fait allusion : « Un homme qui sait que le monde — et non seulement l'église — est son lieu de rencontre avec le Christ, aime ce monde, tâche d'acquérir une bonne préparation intellectuelle et professionnelle, établit en toute liberté ses propres jugements sur les problèmes du milieu où il évolue; et, par conséquent, il prend ses propres décisions, lesquelles, parce qu'elles sont les décisions d'un chrétien, procèdent en outre d'une réflexion personnelle, qui tente humblement de saisir la volonté de Dieu dans les détails, petits et grands, de la vie »85.

Comme l’a souligné Illanes avec justesse, les deux attitudes – âme sacerdotale et mentalité laïque – ainsi que l’ensemble des dispositions qui les composent, doivent se conjuguer harmonieusement, car si l’on privilégiait l’une des dimensions au détriment de l’autre on tomberait soit dans le cléricalisme, soit dans le laïcisme. « L’union des deux, en revanche, donne lieu à une attitude chrétienne authentique : la disposition d’esprit qui pousse à rendre le Christ présent dans toutes les activités humaines, disposition que saint Josémaria a perçue avec une clarté particulière le 7 août 1931 : conduire le monde vers Dieu de l’intérieur même du monde où le chrétien est
appelé en vertu de son sacerdoce royal »86.
www.romana.fr/art/50_8.0_1

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