Quentin Roy, vie et mort d'un converti au djihadisme

Il aimait le foot, la musique et sa famille, et voulait devenir coach sportif. Quentin Roy a tout abandonné pour partir en Syrie. Où vivait-il ? Qu'a-t-il fait là-bas? Ses parents ont appris son "martyre" en janvier 2016.

Les photos du bonheur défilent sur le téléphone portable de Véronique Roy: Quentin, petit garçon espiègle aux boucles blondes et au tendre regard; Quentin, ado aux traits fins et à la chevelure désormais brune et tressée; Quentin jonglant adroitement avec un ballon de foot; Quentin avec son frère aîné Yannis, cigares à la bouche, beaux comme des princes dans leurs costumes trois-pièces.

Une religion dont la clarté le séduit

Un soir de mars 2013, Quentin a convoqué père et mère dans le salon de la maison familiale de Sevran (Seine-Saint-Denis). Tout sourire, il les enlace et leur annonce la grande nouvelle: il a embrassé l'islam. Quand? Où? Au contact de qui? Il élude. Plus tard, ses parents dénicheront dans ses affaires un certificat de conversion établi à Aubervilliers. Sa quête spirituelle, entamée à l'adolescence, l'a conduit à l'islam, dit-il, une religion dont la simplicité, la clarté et les principes de vie le séduisent. Un livre, surtout, l'a enthousiasmé: La Bible, le Coran et la science, de Maurice Bucaille, l'ancien médecin français du roi Fayçal d'Arabie, selon qui seul le Coran est compatible avec les théories scientifiques modernes.

Véronique et Thierry sont des parents tolérants et ouverts, tendance cathos de gauche, aux amitiés multiethniques. Lui, le colosse aux origines haïtiennes, batteur dans un groupe amateur, distribue des produits cosmétiques. Elle, la petite blonde solaire, adepte de yoga et de peinture, est directrice de clientèle dans un magazine de santé. Yannis, le frère aîné, ingénieur, travaille du côté de Lausanne, en Suisse. Après avoir décroché son bac S au lycée privé catholique l'Espérance, à Aulnay-sous-Bois, Quentin a entamé des études de sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps). Il entraîne les poussins du Sevran Football Club et se verrait bien coach, plus tard. Il a une petite amie et une bande de potes, il joue du piano et du ballon rond. Bref, un garçon bien dans sa peau, même s'il manque un peu de confiance en lui-même.

Un monde divisé entre illicite et licite

Chez les Roy, l'islam de Quentin n'est pas tabou, au contraire. "On a beaucoup, beaucoup, échangé sur ce sujet avec lui, raconte Véronique. Il parlait aussi religion avec son grand-père, colonel de gendarmerie et ancien pensionnaire du petit séminaire. Au fond, il cherchait notre approbation." Son fils aspire à un monde moins obsédé par la consommation et l'argent, plus spirituel et solidaire. "Une proie idéale pour les fondamentalistes", décrypte-t-elle aujourd'hui.

Au fil des mois, pourtant, les indices de radicalisation se multiplient. Le jour des funérailles de sa grand-mère paternelle, Yannis retrouve son petit frère en larmes derrière l'église. Quentin aimerait assister à la cérémonie, mais il ne peut pas, ne doit pas - ce serait "péché". Il se fait tirer l'oreille pour partager le repas de Noël. Refuse de dîner en famille si une bouteille de vin est posée sur la table. Arrête le piano. Rompt, douloureusement, avec son amoureuse. Le monde se divise désormais entre ce qui est haram ou halal (illicite ou licite).Parce que, chez Décathlon, on autorise les pauses cigarettes, pas les prières, il abandonne son job de vendeur. Il en trouve un autre à Saint-Denis, dans une boutique de vêtements musulmans, où il se rend en khamis, la tunique qui tombe jusqu'aux genoux. Il laisse tomber la fac, devient chauffeur chez Uber, envisage d'étudier l'arabe littéral en Egypte. "Il n'avait plus son libre arbitre", estime Véronique. A la Grande Mosquée de Paris, on la rassure: oui, Quentin est sur le fil de la radicalisation, rien de bien inquiétant, c'est fréquent chez les jeunes convertis, cela lui passera...

A la maison, les Roy supportent de plus en plus mal les discours religieux de leur fils, ses références incessantes au Coran, ses certitudes inébranlables. En juillet 2014, il ne les suit pas en Corse pour cause de ramadan. Au retour, ses parents le trouvent "changé, durci". Mais l'existence reprend son cours tranquille dans leur joli pavillon rempli de fleurs et de tableaux. Le 21 septembre, c'est crêpes-partie chez les Roy. On fait la fête en famille, on rit, on discute. Le lendemain, Quentin doit prendre l'avion pour Francfort avec son collègue d'Uber Samba C. Une voiture à récupérer là-bas.

Quelques jours plus tard, il avertit: finalement, il part apprendre l'arabe pendant un mois. Puis il ne donne plus de nouvelles. Alarmés, Véronique et Thierry appellent toutes les universités du Caire. Pas de Quentin. Et pour cause. Le 21 octobre, ils reçoivent un message laconique de leur cadet: "Je suis parti aider les gens, je vais bien, je vous aime, ne vous inquiétez pas." Si, justement, les Roy s'inquiètent, car l'indicatif qui s'affiche est celui de la Syrie...

Questions sans réponses

Après le départ de Quentin, Véronique et Thierry ont mené leur enquête. Ils ont découvert que leur fils fréquentait la mosquée des Radars, à Sevran, encore surnommée "mosquée Daech" - soupçonnée de servir de point de ralliement aux apprentis djihadistes; qu'il passait beaucoup de temps avec Ilyès B., un copain d'enfance, incarcéré depuis novembre 2015 pour "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste" et "financement du terrorisme". Cet étudiant brillant, inscrit en histoire à la Sorbonne, a-t-il poussé Quentin à rallier le drapeau noir du califat? C'est bien lui, en tout cas, qui l'a conduit à l'aéroport le 22 septembre 2014.

Pendant seize mois, les Roy communiquent avec leur cadet via Internet. De loin en loin au début - "le temps du sevrage", selon Véronique, puis plus souvent. Jusqu'à plusieurs fois dans la journée. Et même, un jour d'octobre 2015, trois heures et demie d'affilée. Une conversation dont Véronique est sortie épuisée, vidée, déprimée par les prêches de son fils. Malgré tout, elle continue à lui envoyer des photos de la maison, du chat, de sa tarte aux pommes préférée. Pour le retenir, rien qu'un peu, ici, chez lui, chez eux. Pour le ramener à la raison et à la maison, qui sait... De sa nouvelle vie, là-bas elle ignore tout: où il habite, ce qu'il fait, qui il côtoie.

Le smartphone de Véronique enregistre de nouvelles images: Quentin, barbe fournie et cheveux mi-longs, devant l'Euphrate; Quentin dans une rue de Raqqa; Quentin caressant un chaton roux. "Jamais il ne porte d'armes, se rassure-t-elle. L'EI n'a pas recruté que des combattants, mais aussi des informaticiens, des boulangers, des brancardiers..."Après les attentats du 13 novembre, Véronique panique: "De grâce, sors de là!" supplie-t-elle. Thierry lui enjoint de rentrer. En créole, pour déjouer une possible surveillance. Le lendemain, Quentin se manifeste: "Coucou, Maman!" L'échange est bref. Les morts et les blessés? Les familles endeuillées au nom du djihad? "Je comprends que vous soyez choqués, mais c'est la guerre, on est attaqué..." Suit une citation du Coran. Après, c'est le silence. Pas un appel, passé ce week-end de sang et de larmes. Les Roy n'en finissent pas de ressasser des questions auxquelles ils n'auront jamais de réponses. Quentin a-t-il voulu fuir? A-t-il été jeté en prison? Acculé à une mission suicide? Ou bien a-t-il choisi de rompre le dernier lien avec les siens? Leur fils aurait eu 24 ans le 16 avril. Il est mort en Irak en janvier dernier. Il avait 23 ans.

Colère

Véronique et Thierry sont en colère contre la municipalité de Sevran, qu'ils accusent d'immobilisme face aux "recruteurs-rabatteurs-endoctrineurs" sévissant dans la ville. Début mars, par une lettre ouverte au maire, l'écologiste Stéphane Gatignon, ils déplorent cette inaction et le retard pris dans la diffusion du numéro gratuit permettant de signaler les cas de radicalisation. "Cette posture confine à la non-assistance à personnes en danger", tancent-ils. A la mairie, on fait valoir que 14 Sevranais seulement sont partis en Syrie: "Ici, ce n'est pas Molenbeek!"