Camp de Conlie. Des soldats «sacrifiés»

Après la guerre de 1870, une commission d'enquête parlementaire (*) établit le terrible sort qu'avaient subi les soldats de l'armée de Bretagne au camp de Conlie en raison de la défiance manifestée par Gambetta à l'égard d'une troupe dont il avait pourtant été à l'initiative.

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Le 4 septembre 1870, la République est proclamée à Paris. Léon Gambetta croit son heure venue : le 7octobre, il quitte, en ballon, la capitale encerclée par les Prussiens. Quelques jours plus tard, il est suivi par le comte Émile de Keratry, député libéral du Finistère depuis 1869, opposant à l'Empire. Le 22octobre, Gambetta nomme Keratry général, commandant les gardes nationaux mobilisés dans les cinq départements bretons. Ces recrues rappelées sous les drapeaux, doivent être regroupées dans un camp retranché installé à Conlie, entre Le Mans et Laval.

«Un vaste marécage»

Dès le 25 octobre, Keratry charge Armand Rousseau de la construction du camp. Sorti de Polytechnique, ce dernier travaille comme ingénieur à la construction du pont tournant de Brest, ainsi qu'à divers travaux du port militaire. En cinq semaines les travaux sont terminés malgré des conditions très difficiles soulignées dans une lettre du 25 novembre : «Des pluies diluviennes mettent, depuis dimanche, nos chantiers en déroute, et c'est en vain que nous avons essayé de travailler la nuit. Le camp est une vaste nappe de boue dans laquelle nous enfonçons à mi-jambe.» De fait, les soldats surnomment leur camp «Kerfank», la ville de boue. Avec les premières neiges, précoces en ce terrible hiver, les maladies se développent : fièvre typhoïde, variole, etc. Le15 décembre, Gaston Tissandier, qui fait le tour des champs de bataille en ballon, décrit la situation qu'il a trouvée à Conlie : «Est-ce bien un camp ? C'est plutôt un vaste marécage, une plaine liquéfiée, un lac de boue. Tout ce qu'on a pu dire sur ce camp trop célèbre est au-dessous de la vérité. On s'y enfonce jusqu'aux genoux dans une pâte molle et humide. Les malheureux mobiles se sont pourvus de sabots et pataugent dans la boue où ils pourraient certainement faire des parties de canot. Ils sont là 40.000, nous dit-on, et, tous les jours, on enlève 500 ou 600 malades. Quand il pleut trop fort, on retrouve dans les bas-fonds des baraquements submergés. Il y a eu ces jours derniers quelques soldats engloutis, noyés dans leur lit pendant un orage.»

Les engagements

Mais le pire est que l'armée de Bretagne est l'objet du rejet et des suspicions de Gambetta qui n'y voit qu'une tribu de Chouans capables de renverser la République. Aux 12.000 hommes envoyés rejoindre les troupes de la Loire en novembre, il ne fournit que 4.000 carabines en mauvais état. Keratry écoeuré démissionne alors que Rousseau juge cette fin fatale: «L'armée de Bretagne (...) va être soumise à la même règle que les autres armées de mobilisés. Cela devait être. Keratry aurait dû le comprendre et Gambetta le lui dire nettement. Gambetta avait mis à la disposition de Keratry huit millions pour la création de l'armée de Bretagne, sans lui tracer d'ailleurs aucune règle ni lui imposer aucune condition touchant la solde, les rations, etc.» Rousseau propose, lui aussi, sa démission que le général Le Bouédec garde sous le coude avant d'être révoqué à son tour. Lenouveau commandant, le général de Marivault envisage le repli vers Rennes. Et l'insoutenable est à venir lorsque, sur ordre de Gambetta qui craint toujours une nouvelle contre-révolution bretonne. Les 19.000 Bretons engagés n'ont que des fusils Springfield modèle 1861, provenant des surplus de l'armée américaine après la guerre de Sécession : ces armes sont totalement obsolètes et les cartouches fournies sont avariées. Ainsi, lors de la bataille du Mans des 10 et 11 janvier 1871, malgré leur courage, les soldats sont décimés par les Prussiens, nombre de leurs armes explosant lorsqu'ils tirent... Chanzy rend ces troupes bretonnes responsables de la défaite mais, le général de Lalande déclarera devant une commission d'enquête parlementaire : «Je crois que nous avons été sacrifiés. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Mais j'affirme qu'on n'aurait pas dû nous envoyer là, parce que l'on devait savoir que nous n'étions pas armés pour faire face à des troupes régulières.»

L'horreur

Le polémiste Léon Bloy, ayant recueilli les témoignages des survivants de Conlie en tira un récit «LaBoue», publié dans son ouvrage «Sueur de sang» en 1894 : « (...) Sur une masse de 45bataillons, six seulement furent opposés à l'ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables.(...) Il paraît que ces fiévreux, mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devaient s'accomplir le dernier et suprême effort de la guerre de résistance.(...) Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de force, à moitié morts d'épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eut pu faire des soldats, s'arrêter, privés d'énergie, enfoncés dans la boue jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, et pleurer de désespoir. (...) À Conlie, (...) plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c'eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce que c'était, en réalité, cette sauce excrémentielle ou les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d'une multitude ? (...) Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre un peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle. Il ne serait pas inutile, non plus, d'en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l'impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.»

* L'historien Arthur Le Moyne de La Borderie, député d'Ille-et-Vilaine, fut le rapporteur de la commission d'enquête parlementaire sur le camp de Conlie et l'armée de Bretagne, dont les conclusions ont été publiées, en 1874, dans l'ensemble des actes du gouvernement de la Défense nationale. [TIT-NOTE_B]Pour en savoir plus [/TIT-NOTE_B]

Jean Sibenaler, «Conlie. Les soldats oubliés de l'armée de Bretagne», éditions Cheminements. Frédéric Beauchef, «1871, Le Mans, une bataille oubliée», éditions Libra Diffusio, 2010. Tristan Corbière, «La pastorale de Conlie», poème. Léon Bloy, «La Boue» dans «Sueur de sang», 1894. Le camp a aussi inspiré des musiciens tels que Tri Yann («Kerfank 1870»), Red Cardell («Conlie» dans «Album rouge») ou l'auteur de «Loguivy-de-la-Mer» François Budet («Le camp de Conlie» dans «Résurgences»).

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