La liberté d’expression du pape secoue l’Église

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

L’interview du pape François au quotidien « Repubblica »
alimente des interrogations au Vatican sur son attachement aux dogmes

Le pape François risque d’ap­pa­raître « rela­ti­viste » – enclin à ne pas don­ner une valeur abso­lue aux dogmes -, dans son interview(1) au quo­ti­dien Repubblica, esti­maient mer­cre­di des experts du Vatican, déce­lant un malaise à pro­pos de sa liber­té d’expression.

La confé­rence de presse convo­quée par le père Federico Lombardi pour évo­quer le « G8 » des car­di­naux sur la réforme de l’Église s’est rapi­de­ment trans­for­mée mer­cre­di en un tir nour­ri de ques­tions sur les moda­li­tés dans les­quelles cette inter­view a été réa­li­sée par le fon­da­teur athée du jour­nal Eugenio Scalfari, le niveau de fia­bi­li­té des pro­pos du pape, la fidé­li­té des phrases rapportées.

L’Église doit ren­for­cer son dia­logue avec les non croyants, affir­mait en sub­stance le pape François dans ce dia­logue. Mais il accu­sait aus­si les chefs de l’Église d’a­voir « été sou­vent nar­cis­siques », confiait se sen­tir par­fois « anti­clé­ri­cal ». Deux pas­sages sur­tout ont ému dans les milieux catho­liques : quand il a dit que « le pro­sé­ly­tisme est une bêtise », ou quand il a don­né l’im­pres­sion de rela­ti­vi­ser la véri­té chré­tienne : « Chacun de nous, a argu­men­té le pape, a sa vision du bien et aus­si du mal (…). Chacun doit choi­sir de suivre le bien et com­battre le mal comme lui le conçoit. Cela suf­fi­rait pour amé­lio­rer le monde. »

Une interview « fidèle »

Pressé de ques­tions, le père Lombardi a rele­vé que cette inter­view n’est pas « un texte du magis­tère, mais une trans­crip­tion d’une conver­sa­tion avec une per­sonne qui a été auto­ri­sée à la publier ». Le porte-​parole part du prin­cipe qu’elle « a été enre­gis­trée » et qu’elle « est fidèle ».

Selon le père jésuite, le pape inau­gure « un nou­veau mode d’ex­pres­sion auquel nous n’é­tions pas habi­tués. C’est une autre nou­veau­té du pape, un ter­rain nouveau ».

Cette inter­view « sans pré­ju­gés ni filtres démontre sa dis­po­ni­bi­li­té à l’é­gard d’un monde non croyant pas tou­jours bien­veillant », a‑t-​il dit. « Il n’y a pas eu une révi­sion du texte » avant sa publi­ca­tion, François « ne l’ayant pas relu » comme il avait relu sa longue inter­view à la revue jésuite Civilta Cattolica, deux semaines plus tôt, a dit le père Lombardi.

« Il n’y a eu aucune rai­son d’ap­por­ter des cor­rec­tions. Si le pape avait eu l’in­ten­tion de démen­tir ou de dire qu’il y avait eu de mau­vaises inter­pré­ta­tions, il l’au­rait dit », a remar­qué le porte-​parole. Le fait qu’elle ait ensuite été rap­por­tée par le quo­ti­dien du Vatican, l’Osservatore Romano, « lui attri­bue une authen­ti­ci­té ».

Sources : Le Point​.fr/​AFP

(1) L’interview du pape François au quotidien « Repubblica » – 1er octobre 2013

EXCLUSIF – Dans Repubblica, le dia­logue avec François:« Repartir du Concile, s’ou­vrir à la culture moderne ». L’entretien au Vatican après la lettre de Bergoglio à Repubblica:« Essayer de vous conver­tir ? Le pro­sé­ly­tisme est une pom­peuse absur­di­té. Il faut se connaître et s’é­cou­ter les uns les autres » par EUGENIO SCALFARI

Le Pape François me dit ceci :« Les maux les plus graves qui affligent le monde aujourd’­hui sont le chô­mage des jeunes et la soli­tude dans laquelle sont aban­don­nés les vieillards. Les per­sonnes âgées ont besoin de soins et de com­pa­gnie ; les jeunes de tra­vail et d’es­pé­rance, mais ils n’ont ni l’un ni l’autre et, hélas, ils ne les recherchent même plus. Ils ont été écra­sés par le pré­sent. Dites-​moi : peut-​on vivre écra­sé par le pré­sent ? Sans mémoire du pas­sé et sans désir de se pro­je­ter dans l’a­ve­nir en construi­sant un pro­jet, un ave­nir, une famille ? Peut-​on conti­nuer ain­si ? Voilà, selon moi, le pro­blème le plus urgent auquel l’Église est confrontée. »

Votre Sainteté, lui dis-​je, c’est avant tout un pro­blème poli­tique et éco­no­mique qui concerne les États, les gou­ver­ne­ments, les par­tis, les asso­cia­tions syndicales. 

« Oui, vous avez rai­son, mais ce pro­blème concerne aus­si l’Église, je dirai même sur­tout l’Église car cette situa­tion ne blesse pas seule­ment les corps, mais aus­si les âmes. L’Église doit se sen­tir res­pon­sable des âmes, comme des corps. »

Votre Sainteté, vous dites que l’Église doit se sen­tir res­pon­sable. Dois-​je en déduire que l’Église n’est pas consciente de ce pro­blème et que vous sou­hai­tez la sensibiliser ?

« Dans une large mesure, cette conscience existe mais ce n’est pas encore suf­fi­sant. Je désire qu’elle soit plus forte. Ce n’est pas le seul pro­blème auquel nous soyons confron­tés, mais c’est sur­ement le plus urgent et le plus dramatique »

La ren­contre avec le Pape François a eu lieu mar­di der­nier chez lui, à la rési­dence Santa-​Marta, dans une pièce minus­cule meu­blée d’une table et de cinq ou six chaises, avec pour tout orne­ment un tableau accro­ché au mur. L’entretien avait été pré­cé­dé d’un appel télé­pho­nique que, de ma vie, je n’ou­blie­rai jamais. Il était deux heures et demie de l’après-​midi. Mon télé­phone sonne et la voix de ma secré­taire, au comble de l’a­gi­ta­tion, me dit :« J’ai le Pape en ligne, je vous le passe tout de suite. » 

Je demeure sans voix tan­dis que celle de Sa Votre Sainteté, à l’autre bout du fil dit :« Bonjour, je suis le Pape François.« Bonjour, Votre Sainteté – dis-​je – en ajou­tant aus­si­tôt : Je suis bou­le­ver­sé, je ne m’at­ten­dais pas à ce que vous m’ap­pe­liez.« Pourquoi bou­le­ver­sé ? Vous m’a­vez écrit une lettre en deman­dant à faire ma connais­sance. Ce désir étant réci­proque, je vous appelle pour fixer un rendez-​vous. Voyons mon agen­da : mer­cre­di, je suis pris, lun­di aus­si, seriez vous libre mar­di ? ». Je lui réponds : c’est parfait. 

« L’horaire n’est pas des plus pra­tiques, à 15 heures, cela vous va ? Sans cela, je vous pro­pose une autre date ». Votre Sainteté, l’heure me convient.« Alors, nous sommes d’ac­cord : mar­di 24 à 15 heures. A Santa-​Marta. Il vous fau­dra ren­trer par la porte du Saint-​Office. » Je ne sais com­ment clore l’ap­pel et me hasarde à lui deman­der : puis-​je vous don­ner une acco­lade par télé­phone.« Mais oui, cer­tai­ne­ment, et je fais de même, en atten­dant de pou­voir nous saluer ain­si per­son­nel­le­ment. A bientôt » 

Me voi­ci arri­vé. Le Pape entre et me serre la main, nous nous asseyons. Le Pape sou­rit et me dit :« Certains de mes col­la­bo­ra­teurs qui vous connaissent m’ont aver­ti que vous allez essayer de me convertir. » 

A ce trait d’es­prit, je réponds : mes amis vous prêtent la même inten­tion à mon endroit. 

Il sou­rit et répond :« Le pro­sé­ly­tisme est une pom­peuse absur­di­té, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’é­cou­ter les uns les autres et faire gran­dir la connais­sance du monde qui nous entoure. Il m’ar­rive qu’a­près une ren­contre j’ai envie d’en avoir un autre car de nou­velles idées ont vu le jour et de nou­veaux besoins s’im­posent. C’est cela qui est impor­tant : se connaître, s’é­cou­ter, élar­gir le cercle des pen­sée. Le monde est par­cou­ru de routes qui rap­prochent et éloignent, mais l’im­por­tant c’est qu’elles conduisent vers le Bien »

Votre Sainteté, existe-​t-​il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ?

« Tout être humain pos­sède sa propre vision du Bien, mais aus­si du Mal. Notre tâche est de l’in­ci­ter à suivre la voie tra­cée par ce qu’il estime être le Bien. »

Votre Sainteté, vous-​même l’a­viez écrit dans une lettre que vous m’a­vez adres­sée. La conscience est auto­nome, disiez-​vous, et cha­cun doit obéir à sa conscience. A mon avis, c’est l’une des paroles les plus cou­ra­geuses qu’un Pape ait prononcée.

« Et je suis prêt à la répé­ter. Chacun à sa propre concep­tion du Bien et du Mal et cha­cun doit choi­sir et suivre le Bien et com­battre le Mal selon l’i­dée qu’il s’en fait. Il suf­fi­rait de cela pour vivre dans un monde meilleur. »

L’Église s’emploie-t-elle à cela ?

« Oui, nos mis­sions pour­suivent ce but : repé­rer les besoins maté­riels et imma­té­riels des per­sonnes et cher­cher à les satis­faire comme nous le pou­vons. Vous savez ce qu’est l »aga­pé” ? ».

Oui, je le sais.

« C’est l’a­mour pour les autres, tel que Notre Seigneur l’a ensei­gné. Ce n’est pas du pro­sé­ly­tisme, c’est de l’a­mour. L’amour pour autrui, qui est le levain du bien commun ».

Aime ton pro­chain comme toi-même.

« Oui, c’est exac­te­ment cela. »

Jésus prê­chait que l’a­ga­pé, l’a­mour pour les autres, est la seule façon d’ai­mer Dieu. Corrigez-​moi si je me trompe.

« Non, c’est bien cela. Le Fils de Dieu s’est incar­né pour faire péné­trer dans l’âme des hommes le sen­ti­ment de la fra­ter­ni­té. Tous les frères et tous les enfants de Dieu. Abbà, ain­si qu’il appe­lait le Père. Je suis la Voie, disait-​il. Suivez-​moi et vous trou­ve­rez le Père et vous serez tous ses enfants et il se com­plai­ra en vous. L’agapé, l’a­mour de cha­cun de nous pour tous les autres, des plus proches aux plus loin­tains, est jus­te­ment la seule manière que Jésus nous a indi­quée pour trou­ver la voie du salut et des Béatitudes. »

Toutefois, l’ex­hor­ta­tion de Jésus, nous le rap­pe­lions tout à l’heure, est que l’a­mour pour le pro­chain doit être égal à celui que nous avons pour nous-​mêmes. Par consé­quent, ce que l’on a cou­tume d’ap­pe­ler le nar­cis­sisme est recon­nu comme valable, posi­tif, au même titre que l’autre. Nous avons lon­gue­ment dis­cu­té de cette question.

« Je n’aime pas – disait le Pape – le mot nar­cis­sisme, qui indique un amour sans bornes pour soi-​même qui ne convient pas parce qu’il peut pro­duire de très graves dom­mages non seule­ment dans l’âme de celui qui en est atteint, mais aus­si dans la rela­tion avec les autres et avec la socié­té. Le vrai pro­blème c’est que ceux sont tou­chés par cette affec­tion, qui est en quelque sorte un trouble men­tal, sont géné­ra­le­ment les per­sonnes qui détiennent le plus de pou­voir. Les diri­geants sont bien sou­vent des Narcisses. »

Maints diri­geants au sein de l’Église l’ont été eux aussi.

« Vous savez ce que j’en pense ? Les diri­geants de l’Église ont été sou­vent des nar­cisses en proie aux flat­te­ries et aux coups d’ai­guillons de leurs propres cour­ti­sans. L’esprit de cour est la lèpre de la papauté. »

La lèpre de la papau­té, c’est bien l’ex­pres­sion uti­li­sée par vous. Mais quelle est cette cour ? Faites-​vous allu­sion à la Curie ? ai-​je demandé.

« Non, il peut y avoir par­fois des cour­ti­sans dans la Curie, mais la Curie dans son ensemble, ce n’est pas cela. Elle cor­res­pond à ce que l’on a cou­tume d’ap­pe­ler l’in­ten­dance dans une armée. En tant que telle, elle gère les ser­vices dont le Saint-​Siège a besoin, mais elle a un défaut : elle est “vaticano-​centrée”. Elle voit et suit les inté­rêts du Vatican, qui sont encore en majo­ri­té des inté­rêts tem­po­rels. Cette vision axée sur le Vatican néglige le monde qui nous entoure. Je ne par­tage pas cette vision et je ferai tout ce qui est en mon pou­voir pour la modi­fier. L’Église est ou doit rede­ve­nir une com­mu­nau­té du peuple de Dieu et les reli­gieux, les curés, les Évêques ayant charge d’âmes sont au ser­vice du peuple de Dieu. L’Église c’est cela. Il ne faut pas confondre l’ap­pel­la­tion avec celle du Saint-​Siège, dont la fonc­tion est impor­tante, certes, mais qui est au ser­vice de l’Église. Je n’au­rais pu avoir plei­ne­ment foi en Dieu et en son Fils si je n’a­vais pas été for­mé au sein de l’Église et j’ai eu la chance de me trou­ver, en Argentine, au sein d’une com­mu­nau­té sans laquelle je n’au­rais jamais pris conscience de ce que j’é­tais et de ma foi. »

Votre voca­tion est-​elle née en vous lorsque vous étiez jeune ?

« Non, pas très jeune. Ma famille me des­ti­nait à un métier, pour tra­vailler et gagner un peu d’argent. J’allai à l’Université. J’eus à cette époque une ensei­gnante pour laquelle j’é­prou­vai du res­pect et de l’a­mi­tié. C’était une fer­vente com­mu­niste. Souvent, elle me lisait ou me don­nait à lire des textes du Parti com­mu­niste. C’est ain­si que je me fami­lia­ri­sai éga­le­ment avec cette concep­tion très maté­ria­liste. Je me sou­viens qu’elle me pro­cu­ra aus­si le com­mu­ni­qué des com­mu­nistes amé­ri­cains en faveur des époux Rosenberg, après leur condam­na­tion à mort. La femme dont je viens de vous par­ler a été arrê­tée, tor­tu­rée et assas­si­née par la dic­ta­ture qui était alors au pou­voir en Argentine. »

Le com­mu­nisme vous avait-​il séduit ?

« Son maté­ria­lisme n’eut pas prise sur moi. Mais l’a­voir abor­dé par l’in­ter­mé­diaire d’une per­sonne cou­ra­geuse et hon­nête m’a été utile et j’ai com­pris cer­taines choses, notam­ment une dimen­sion sociale que je retrou­vai par ailleurs dans la doc­trine sociale de l’Église. »

La théo­lo­gie de la libé­ra­tion, qui a été excom­mu­niée par le Pape Wojtyla, était assez répan­due en Amérique latine.

« Oui, bon nombre de ses repré­sen­tants étaient des Argentins. »

Estimez-​vous que le Pape ait eu rai­son de les combattre ?

« Il est cer­tain qu’ils pro­lon­geaient la théo­lo­gie qu’ils pro­fes­saient dans la sphère poli­tique, mais nombre d’entre eux étaient des croyants qui avaient une haute idée de la notion d’humanité. »

Votre Sainteté ; me permettez-​vous de vous dire à mon tour quelque chose de ma for­ma­tion cultu­relle ? J’ai été éle­vé par une mère très catho­lique. A 12 ans, j’ai même gagné un concours de caté­chisme entre toutes les paroisses de Rome et à cette occa­sion le Vicariat m’a remis un prix. Je com­mu­niais chaque pre­mier ven­dre­di du mois, bref, j’é­tais croyant et pra­ti­quant. Mais tout a chan­gé pen­dant mes études secon­daires. Au lycée, je lus entre autres textes de phi­lo­so­phie qui étaient au pro­gramme, le « Discours de la méthode » de Descartes et je fus frap­pé par la phrase que nous connais­sons bien « Je pense, donc je suis. » Le« je« devint ain­si la base de l’exis­tence humaine, le siège auto­nome de la pensée.

« Descartes n’a cepen­dant jamais renié la foi du Dieu transcendant »

C’est vrai, mais il avait jeté le fon­de­ment d’une vision com­plè­te­ment dif­fé­rente. J’empruntai ce par­cours et, cor­ro­bo­ré par d’autres lec­tures, par­vins dans les contrées où je me trouve aujourd’hui

« Cependant, si j’ai bien com­pris, vous êtes non-​croyant mais pas anti­clé­ri­cal. Ce sont deux choses bien différentes. »

C’est vrai, je ne suis pas anti­clé­ri­cal, mais je le deviens quand je ren­contre un tenant du cléricalisme.

Il me sou­rit et me répond :« Cela m’ar­rive aus­si, lorsque j’en ai un devant moi et je deviens sou­dain anti­clé­ri­cal. Le clé­ri­ca­lisme ne devrait rien avoir à faire avec le chris­tia­nisme. Saint Paul fut le pre­mier à s’a­dres­ser aux Gentils, aux païens, aux croyants d’autres reli­gions ; il fut le pre­mier à nous ensei­gner cela. »

Puis-​je vous deman­der, Votre Sainteté, quels sont les saints que vous res­sen­tez comme les plus proches de votre âme, ceux sur les­quels s’est for­mée votre expé­rience religieuse ?

« Saint-​Paul est celui qui a pré­ci­sé les fon­de­ments de notre reli­gion et de notre cré­do. Sans lui, nous ne sau­rions être des chré­tiens conscients. Il a tra­duit la pré­di­ca­tion du Christ en une struc­ture doc­tri­naire qui, même après les mises à jour suc­ces­sives des pen­seurs, théo­lo­giens et pas­teurs d’âmes, a résis­té et résiste tou­jours, depuis deux mille ans. Et puis Augustin, Benoît et Thomas et Ignace. Et natu­rel­le­ment François. AI-​je besoin d’ex­pli­quer pourquoi ?. »

François – qu’il me soit per­mis d’ap­pe­ler ain­si le Pape puisque lui-​même semble nous y invi­ter, par sa façon de par­ler, de sou­rire, par ses excla­ma­tions de sur­prise ou d’as­sen­ti­ment – me regarde comme pour m’en­cou­ra­ger à poser enfin des ques­tions plus auda­cieuses et embar­ras­santes pour celui qui dirige l’Église. De sorte que je l’in­ter­roge : de Paul, vous avez expli­qué l’im­por­tance et le rôle, mais de tous les saints que vous avez nom­més, j’ai­me­rais connaître celui qui est le plus proche de votre âme ?

« Vous me deman­dez un clas­se­ment mais les clas­se­ments sont faciles à faire si l’on parle de sport ou d’af­faires simi­laires. Je pour­rais tout au plus vous énu­mé­rer les meilleurs foot­bal­lers argen­tins. Mais pour les Saints.… »

Vous connais­sez le pro­verbe « Scherza coi fan­ti ma las­cia stare i san­ti » qui invite à ne pas plai­san­ter sur des choses sérieuses ?

« Justement. Je ne veux tou­te­fois élu­der votre ques­tion, car vous ne m’a­vez pas deman­dé un clas­se­ment sur leur impor­tance cultu­relle et reli­gieuse, mais sur la proxi­mi­té avec mon âme. Alors, je dis : Augustin et François. »

Pas Ignace, qui est le fon­da­teur de l’Ordre auquel vous appartenez ? 

« Ignace, pour des rai­sons évi­dentes, est celui que je connais le mieux. Il a fon­dé notre Ordre. Je vous rap­pelle que Carlo Maria Martini, que vous et moi appré­cions beau­coup, en pro­ve­nait lui aus­si. Les jésuites ont été et demeurent le levain – pas le seul, mais sans doute le plus effi­cace – de la catho­li­ci­té : culture, ensei­gne­ment, témoi­gnage mis­sion­naire, fidé­li­té au Saint-​Pontife. Mais Ignace, fon­da­teur de la Compagnie de Jésus, était aus­si un réfor­ma­teur et un mys­tique. Surtout un mystique. »

Et vous pen­sez que les mys­tiques ont joué un rôle impor­tant pour l’Église ?

« Un rôle fon­da­men­tal. Une reli­gion sans mys­tiques est une philosophie. »

Avez-​vous une voca­tion mystique ?

« Quel est votre avis sur la question. »

Il me semble que non.
« Et vous avez pro­ba­ble­ment rai­son. J’adore les mys­tiques ; Saint François lui-​même, dans bien des aspects de sa vie, en fut un mais je ne crois pas avoir per­son­nel­le­ment cette voca­tion. Encore faut-​il s’en­tendre sur la signi­fi­ca­tion pro­fonde du terme. Le mys­tique réus­sit à se dévê­tir du faire, des faits, des objec­tifs et même de la pas­to­rale mis­sion­naire pour s’é­le­ver, jus­qu’à atteindre la com­mu­nion avec les Béatitudes. De brefs moments qui cepen­dant rem­plissent toute une vie. »

Cela vous est-​il jamais arrivé ?

« Rarement. Par exemple, quand le Conclave m’a élu Pape. Avant d’ac­cep­ter, je deman­dai la per­mis­sion de me reti­rer quelques minutes dans la pièce adja­cente à celle du bal­con qui donne sur la place. Ma tête était tota­le­ment vide et j’é­tais enva­hi par l’an­goisse. Pour la dis­si­per et me détendre, je fer­mai les yeux et je demeu­rai sans aucune pen­sée, pas même celle de refu­ser la charge, comme le per­met­trait la pro­cé­dure litur­gique. A un cer­tain moment, une grande lumière m’en­va­hit, qui dura un bref ins­tant, mais me parut infi­ni­ment long. Puis la lumière dis­pa­rut et je me levai d’un bond pour me diri­ger vers la pièce où m’at­ten­daient les car­di­naux et la table sur laquelle repo­sait l’acte d’ac­cep­ta­tion. J’y appo­sai ma signa­ture, le car­di­nal camer­lingue le contre­si­gna, puis nous sor­tîmes et l »Habemus Papam” fut prononcé. »

Nous demeu­râmes un peu en silence, puis je dis : nous par­lions des saints qui vous sont proches et nous en étions res­tés à Augustin. Voulez vous me dire pour­quoi vous le sen­tez très proche de vous ?

« Pour mon pré­dé­ces­seur aus­si, Saint Augustin est un point de réfé­rence. Ce saint, dont la vie a été mar­quée par de nom­breuses vicis­si­tudes, a modi­fié plu­sieurs fois sa posi­tion doc­tri­naire. Il a pro­non­cé des paroles très dures à l’é­gard des juifs, que je n’ai jamais approu­vées. Il a écrit de nom­breux livres et l’œuvre qui me semble la plus révé­la­trice de son inti­mi­té intel­lec­tuelle et spi­ri­tuelle ce sont les “Confessions”, qui contiennent aus­si des mani­fes­ta­tions de mys­ti­cisme mais, contrai­re­ment à ce que d’au­cuns sou­tiennent, il n’est pas du tout l’hé­ri­tier de Paul. Il voit l’Église et la foi de manière pro­fon­dé­ment dif­fé­rente de celui-​ci, peut-​être aus­si parce que quatre siècles se sont écou­lés entre l’un et l’autre. »

Quelle est cette dif­fé­rence, Votre Sainteté ? 

« Elle tient pour moi à deux aspects, qui sont essen­tiels. Augustin se sent impuis­sant face à l’im­men­si­té de Dieu et aux devoirs qui incombent au chré­tien et à l’Évêque qu’il est. Il ne le fut abso­lu­ment pas dans les faits, et pour­tant il esti­mait en toute situa­tion être au-​dessous de ce qu’il vou­lait ou devait faire. Et puis la grâce dis­pen­sée par le Seigneur comme élé­ment fon­da­teur de la foi. De la vie. Du sens de la vie. Celui qui n’est pas tou­ché par la grâce aura beau être sans peur et sans reproche, comme on dit, il ne sera jamais comme une per­sonne tou­chée par la grâce. Telle est l’in­tui­tion d’Augustin. »

Vous sentez-​vous tou­ché par la grâce ? 

« Cela, per­sonne ne peut le savoir. La grâce ne fait pas par­tie de la conscience ; elle est la quan­ti­té de lumière que nous avons dans l’âme, elle n’est pas faite de sagesse, ni de rai­son. Vous-​même, tota­le­ment à votre insu, pour­riez être tou­ché par la grâce. »

Sans la foi ? Moi, un non-croyant ? 

« La grâce inté­resse l’âme. »

Je ne crois pas dans l’âme.

« Vous n’y croyez pas mais vous en avez une. »

Votre Sainteté, nous avions dit que vous n’a­viez guère l’in­ten­tion de me conver­tir, d’ailleurs je crois que vous n’y arri­ve­riez pas.

« Cela, per­sonne ne peut le savoir mais il est vrai, en tout cas, je n’en ai pas l’intention. »

Et François ?

« Il est grand parce qu’il est tout à la fois. Homme qui veut faire, qui veut construire, qui fonde un Ordre est sa règle, qui est iti­né­rant et mis­sion­naire, qui est poète et pro­phète, qui est un mys­tique. Il a consta­té le mal sur lui-​même et il en est sor­ti, il aime la nature, les ani­maux, le brun d’herbe dans le pré, les oiseaux qui volent dans le ciel, mais sur­tout, il aime les per­sonnes, les enfants, les vieillards, les femmes. Il est l’exemple le plus lumi­neux de l’a­ga­pé dont nous par­lions tout à l’heure. »

Vous avez rai­son, Votre Sainteté, la des­crip­tion est par­faite. Mais pour­quoi aucun de vos pré­dé­ces­seurs n’a-​t-​il jamais choi­si ce nom ? Et en toute pro­ba­bi­li­té, selon moi, aucun de vos successeurs ?

« Sur ce der­nier point, ne pré­ju­geons pas de l’a­ve­nir. C’est vrai, avant moi, per­sonne ne l’a­vait choi­si. Nous tou­chons ici au cœur du pro­blème. Vous vou­lez boire quelque chose ? »

Merci, peut-​être un verre d’eau. 

Il se lève, ouvre la porte et prie un col­la­bo­ra­teur qui se trouve à l’en­trée d’ap­por­ter deux verres d’eau. Il me demande si je sou­haite boire un café. Je réponds par la néga­tive. La carafe d’eau arrive. A la fin de notre conver­sa­tion, mon verre sera vide, mais il n’au­ra pas tou­ché au sien. Il s’é­clair­cit la voix et poursuit.

« François vou­lait un ordre men­diant qui fût aus­si iti­né­rant. Des mis­sion­naires à la recherche d’oc­ca­sions pour ren­con­trer, écou­ter, dia­lo­guer, aider, répandre la foi et l’a­mour. Surtout l’a­mour. Il avait ce rêve d’une Église pauvre, qui aurait soin des gens, qui rece­vrait des aides maté­rielles et les uti­li­se­rait pour sou­te­nir les autres, sans se sou­cier d’elle même. Huit cents ans se sont écou­lés depuis et les temps ont chan­gé, mais l’i­déal d’une Église mis­sion­naire et pauvre reste plus que fon­dée. C’est bien l’Église qu’ont prê­chée Jésus et ses disciples. »

Vous les chré­tiens, êtes deve­nus une mino­ri­té. Même en Italie, ce pays dési­gné comme le “jar­din du Pape”, les catho­liques pra­ti­quants comptent pour 8 à 15 pour cent de la popu­la­tion, d’a­près les son­dages, et les catho­liques qui se déclarent tels mais ne pra­tiquent pas repré­sentent à peine 20 pour cent. Il y a un mil­liard de catho­liques et plus dans le monde et, avec les autres Églises chré­tiennes, vous dépas­sez le mil­liard et demie, mais la pla­nète est peu­plée de 6 – 7 mil­liards de per­sonnes. Vous êtes nom­breux, certes, par­ti­cu­liè­re­ment en Afrique et en Amérique latine, mais néan­moins en minorité.

« Nous l’a­vons tou­jours été, mais le thème d’au­jourd’­hui est autre. Personnellement, je pense qu’être une mino­ri­té est même une force. Nous devons être un levain de vie et d’a­mour et le levain est une quan­ti­té infi­ni­ment plus petite que la masse de fruits, de fleurs et d’arbres qui naissent de ce levain. Il me semble avoir déjà dit au début de nos pro­pos que notre objec­tif n’est pas le pro­sé­ly­tisme mais l’é­coute des besoins, des vœux, des illu­sions per­dues, du déses­poir, de l’es­pé­rance. Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les vieux, nous tour­ner vers l’a­ve­nir, répandre l’a­mour. Pauvres par­mi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prê­cher la paix. Le Concile Vatican II, ins­pi­ré par le Pape Jean et par Paul VI, a déci­dé de regar­der l’a­ve­nir dans un esprit moderne et de s’ou­vrir à la culture moderne. Les pères conci­liaires savaient que cette ouver­ture à la culture moderne était syno­nyme d’œ­cu­mé­nisme reli­gieux et de dia­logue avec les non-​croyants. Après eux, on fit bien peu dans cette direc­tion. J’ai l’hu­mi­li­té et l’am­bi­tion de vou­loir le faire. »

D’autant que – me permettrai-​je d’a­jou­ter – la socié­té moderne, par­tout dans le monde, tra­verse en ce moment une crise pro­fonde qui touche l’é­co­no­mie, certes, mais aus­si la sphère sociale et spi­ri­tuelle. Au début de notre ren­contre, vous avez décrit une géné­ra­tion écra­sée par le pré­sent. Nous aus­si, non-​croyants nous res­sen­tons cette souf­france presque anthro­po­lo­gique. Pour cela, nous vou­lons dia­lo­guer avec les croyants et avec leur repré­sen­tant le meilleur.

» Je ne sais si je suis le meilleur de ses repré­sen­tants, mais la Providence m’a pla­cé à la tête de l’Église et du Diocèse de Pierre. Je ferai tout ce qui est en mon pou­voir pour rem­plir le man­dat qui m’a été confié. »

Jésus, vous l’a­vez rap­pe­lé, a dit ; aime ton pro­chain comme toi-​même. Pensez-​vous que ce pré­cepte soit deve­nu réalité ?
« Hélas, non. L’égoïsme a aug­men­té et l’a­mour envers les autres a diminué. »

C’est donc l’ob­jec­tif qui nous réunit : atteindre au moins la même courbe d’in­ten­si­té pour ces deux ver­sants de l’a­mour. Votre Église est-​elle pré­pa­rée et équi­pée pour accom­plir cette tâche ?

« Comment voyez-​vous la chose ? ».

Je pense que l’a­mour pour le pou­voir tem­po­rel est encore plus fort entre les murs du Vatican et dans la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle de toute l’Église. Je pense que l’Institution pré­do­mine sur l’Église pauvre et mis­sion­naire que vous appe­lez de vos vœux.

« Effectivement, il en est ain­si et, dans ce domaine, il n’y a pas de miracle. Je vous rap­pelle que François lui-​même, à son époque, dut négo­cier lon­gue­ment avec la hié­rar­chie romaine et avec le Pape pour faire recon­naître la règle de son Ordre. Finalement, il obtint gain de cause au prix de vastes compromis. »

Devrez-​vous suivre la même voie ?

« Je ne suis pas François d’Assise et je n’ai ni sa force ni sa sain­te­té. Mais je suis l’Évêque de Rome et le Pape du monde catho­lique. J’ai déci­dé comme pre­mière chose de nom­mer un groupe de huit car­di­naux pour for­mer mon conseil. Pas de cour­ti­sans, mais des per­son­na­li­tés sages et ani­mées des mêmes sen­ti­ments que les miens. C’est l’a­morce d’une Église qui ne fonc­tionne pas seule­ment selon une hié­rar­chie ver­ti­cale, mais aus­si hori­zon­ta­le­ment. Quand le Cardinal Martini en par­lait en met­tant l’ac­cent sur les Conciles et les Synodes, il savait per­ti­nem­ment com­bien ce che­min était long et dif­fi­cile à par­cou­rir. Avec pru­dence, mais fer­me­té et ténacité. »

Et la politique ?

« Pourquoi posez-​vous la ques­tion ? Je vous ai déjà dit que l’Église ne s’oc­cu­pe­ra pas de politique. »

Cependant, il y a quelques jours, vous avez adres­sé un appel pour invi­ter les catho­liques à s’en­ga­ger au plan civil et politique.

« Je ne me suis pas adres­sé uni­que­ment aux catho­liques mais à tous les hommes de bonne volon­té. J’ai dit que la poli­tique est la pre­mière des acti­vi­tés civiles et qu’elle a son propre champ d’ac­tion, qui n’est pas celui de la reli­gion. Les ins­ti­tu­tions poli­tiques sont laïques par défi­ni­tion et opèrent dans des domaines indé­pen­dants. Mes pré­dé­ces­seurs, depuis déjà de nom­breuses années, n’ont ces­sé de le dire, cha­cun à sa manière. Je crois que les catho­liques enga­gés dans la poli­tique portent en eux les valeurs de la reli­gion avec toute la matu­ri­té de conscience et les com­pé­tences néces­saires pour les mettre en œuvre. L’Église ne fran­chi­ra jamais les limites de sa tâche, qui est d’ex­pri­mer et de com­mu­ni­quer ses valeurs – du moins tant que j’y serai. »

Mais l’Église n’a pas tou­jours agi ainsi.

« En réa­li­té, presque jamais. Très sou­vent l’Église en tant qu’ins­ti­tu­tion a été domi­née par l’at­ta­che­ment au pou­voir tem­po­rel et de nom­breux repré­sen­tants et hautes per­son­na­li­tés catho­liques voient encore les choses ain­si. A mon tour, main­te­nant, de vous poser une ques­tion : vous, laïc, qui ne croyez pas en Dieu, en quoi croyez-​vous ? Vous êtes un écri­vain et un pen­seur. Vous croyez sûre­ment en quelque chose, vous avez sûre­ment des valeurs domi­nantes. Ne me répon­dez pas par des mots comme hon­nê­te­té, recherche, vision du bien com­mun, qui sont autant de prin­cipes et de valeurs essen­tiels. Non ce n’est pas le sens de ma ques­tion. Je vous demande ce que vous pen­sez de l’es­sence du monde, ou plu­tôt, de l’u­ni­vers. Vous vous êtes sans doute deman­dé, comme tout le monde, qui nous sommes, d’où nous venons, où nous allons. Un enfant se pose déjà ces ques­tions. Et vous ? »

Je vous suis recon­nais­sant de m’a­voir posé la ques­tion. Voici ma réponse : je crois dans l’Être, c’est-​à-​dire le tis­su d’où jaillissent les formes, les Entités.

« Et moi, je crois en Dieu. Pas dans un Dieu catho­lique, car il n’existe pas de Dieu catho­lique, il existe un Dieu. Et je crois en Jésus Christ, son incar­na­tion. Jésus est mon maître et mon pas­teur, mais Dieu, le Père, Abbà, est la lumière et le Créateur. Tel est mon Être. Dites-​moi, sommes-​nous si éloi­gnés l’un de l’autre ? »

Nous sommes éloi­gnés dans les pen­sées, mais sem­blables en tant que per­sonnes, ani­mées incons­ciem­ment de nos ins­tincts qui se trans­forment en pul­sions, en sen­ti­ments, en volon­té, en pen­sée et en rai­son. En cela, nous sommes semblables.

« Mais ce que vous appe­lez l’Être, pou­vez vous me dire com­ment vous le défi­nis­sez en pensée ? »

L’Être est un tis­su d’éner­gie. Énergie chao­tique mais indes­truc­tible et dans un état de chaos per­pé­tuel. De cette éner­gie émergent les formes quand l’éner­gie arrive au point d’ex­plo­sion. Les formes ont leurs propres lois, leurs champs magné­tiques, leurs élé­ments chi­miques, qui se com­binent de manière aléa­toire, évo­luent et enfin s’é­teignent mais leur éner­gie ne dis­pa­raît pas. L’homme est pro­ba­ble­ment le seul ani­mal doué d’une pen­sée, du moins sur notre pla­nète et dans notre sys­tème solaire. J’ai dit qu’il est ani­mé d’ins­tincts et de dési­rs mais j’a­joute qu’il porte en lui une réson­nance, un écho, une voca­tion de chaos. 

« Bien. Je ne vous invi­tais pas à résu­mer votre phi­lo­so­phie et ce que vous m’a­vez dit me suf­fit. J’observe pour ma part que Dieu est lumière qui illu­mine les ténèbres même s’il ne les dis­sipe pas, et qu’une étin­celle de cette lumière divine est au-​dedans de cha­cun d’entre nous. Dans la lettre que je vous ai écrite, je me sou­viens vous avoir dit que notre espèce, comme d’autres, s’é­tein­dra mais la lumière de Dieu, elle, ne s’é­tein­dra pas, qui fina­le­ment enva­hi­ra toutes les âmes et alors tout sera dans tous. »

Oui, je m’en sou­viens très bien ; vous avez écrit « toute la lumière sera dans toutes les âmes » ce qui – si je puis me per­mettre – donne davan­tage l’i­dée de l’im­ma­nence que de la transcendance.

« La trans­cen­dance demeure parce que cette lumière, toute la lumière qui est dans tous, trans­cende l’u­ni­vers et les espèces qui l’ha­bitent durant cette phase. Mais reve­nons au pré­sent. Nous avons fran­chi un pas dans notre dia­logue. Nous avons consta­té que dans la socié­té et dans le monde où nous vivons, l’é­goïsme s’est déve­lop­pé beau­coup plus que l’a­mour pour les autres et que les hommes de bonne volon­té, cha­cun avec sa force et ses com­pé­tences, doivent opé­rer pour que l’a­mour envers les autres aug­mente jus­qu’à éga­ler, voire dépas­ser l’a­mour envers soi-même. »

Ici, la poli­tique entre en jeu.

« Sans aucun doute. Personnellement, je pense que ce que l’on désigne par « libé­ra­lisme sau­vage » ne fait que rendre plus forts les forts tan­dis qu’il affai­blit les faibles et aggrave l’ex­clu­sion. Il faut une grande liber­té, une absence totale de dis­cri­mi­na­tion, pas de déma­go­gie et beau­coup d’a­mour. Il faut des règles de com­por­te­ment et aus­si, au besoin, des inter­ven­tions directes de l’État, pour cor­ri­ger les dis­pa­ri­tés les plus intolérables. »

Votre Sainteté, vous êtes cer­tai­ne­ment un homme de foi, tou­ché par la grâce, ani­mé de la volon­té de relan­cer une Église pas­to­rale, mis­sion­naire, régé­né­rée et non atta­chée au pou­voir tem­po­rel. Mais à bien vous écou­ter et pour autant que je puisse com­prendre, vous êtes et vous serez un Pape révo­lu­tion­naire. Pour moi­tié jésuite et pour moi­tié dis­ciple de François, un alliage qui ne s’é­tait peut-​être jamais vu. Et puis, vous aimez « I Promessi Sposi » de Manzoni, Holderlin, Leopardi et sur­tout Dostoevskij, le film« La stra­da« et« Prova d’or­ches­tra« de Fellini,« Roma cit­tà aper­ta« de Rossellini et encore les films d’Aldo Fabrizi.

« Ces films me plaisent car je les regar­dais avec mes parents, lorsque j’é­tais enfant. »

Voilà. Puis-​je vous sug­gé­rer de voir deux films sor­tis depuis peu ?« Viva la liber­tà« et le film d’Ettore Scola sur Fellini. Je suis cer­tain qu’ils vous plai­ront. À pro­pos du pou­voir, lui dis-​je, savez-​vous qu’à vingt ans, j’ai fait un mois et demie d’exer­cices spi­ri­tuels chez les jésuites ? Les nazis occu­paient Rome et j’a­vais fui la conscrip­tion. Nous étions pas­sibles de la peine de mort. Les jésuites nous accueillirent à la condi­tion que nous aurions sui­vi les exer­cices spi­ri­tuels pen­dant toute la durée de notre séjour chez eux. Ainsi fut fait.

« Mais il est impos­sible de résis­ter à un mois et demie d’exer­cices spi­ri­tuels », s’exclame-​t-​il stu­pé­fait et amusé.

Je lui racon­te­rai la suite la pro­chaine fois. Nous nous saluons par une acco­lade. Nous fran­chis­sons le court esca­lier qui mène vers le por­tail. Je pris le Pape de ne pas m’ac­com­pa­gner mais il l’ex­clut d’un geste.

« Nous par­le­rons aus­si du rôle des femmes dans l’Église. Je vous rap­pelle que l’Église est un mot féminin. »

Et nous par­le­rons aus­si, si vous le vou­lez bien, de Pascal. J’aimerais connaître votre pen­sée sur cette grande âme.

« Transmettez à tous les membres de votre famille ma béné­dic­tion et demandez-​leur de prier pour moi. Quant à vous, pen­sez à moi souvent. »

Nous nous ser­rons la main et il reste debout, les deux doigts levés en signe de béné­dic­tion. Je le salue à tra­vers la vitre. Le Pape François, c’est tout cela. Si l’Église devient un jour ain­si qu’il la conçoit et qu’il la sou­haite, une époque sera déci­dé­ment révolue.

Entretien recueilli par EUGENIO SCALFARI (1) de la Repubblica

Traduction d’Isabelle Marbot-Bianchini

Sources : Repubblica/​Le Point​.fr/​A​F​P​/FC

(1) Eugenio Scalfari fonde La Repubblica en 1976 et dirige ce quo­ti­dien jus­qu’en 1996. Il a été dépu­té du Parti socia­liste ita­lien lors de la Ve légis­la­ture. Il reven­dique un athéisme mili­tant.

N.B. : les pas­sages en gras ont été sou­li­gnés par la rédac­tion de La Porte Latine