Alexandre Issaïevitch, vos lecteurs ne manqueront pas de noter qu’en plusieurs décennies de production littéraire vous n’aviez encore jamais publié d’ouvrage scientifique.
ALEXANDRE SOLJENITSYNE De fait, lorsque j’écrivais La Roue rouge(1), je souhaitais déjà effectuer un travail scientifique. Mais je n’ai pas pu exploiter la totalité de la documentation historique dont je me suis servi. Le livre d’aujourd’hui(2) n’est pas né indépendamment de La Roue rouge : il en est une émanation organique. La Roue m’a entraîné très loin, j’ai commencé par les années qui ont précédé la révolution, puis je suis passé à la fin du XIXe siècle, pour remonter ensuite jusqu’au milieu du XIXe : c’est ainsi que j’ai reculé dans le temps, recueillant des monceaux de documents qu’il devenait impensable de tous intégrer. Chemin faisant, je me suis constamment heurté à la question des relations entre Juifs et Russes ; c’est naturel, puisqu’elle focalisait l’attention de la société, surtout depuis la fin du XIXe siècle. Qu’en faire ? La traiter en détail dans La Roue rouge aurait été une grosse erreur : cela aurait donné à cet ouvrage un accent tendancieux, faux, un biais expliquant les événements par une ingérence juive. Je n’ai pas voulu procéder ainsi. Considérant toutes ces branches qui partaient du tronc et que je n’avais pu traiter, celles des bolcheviks, des révolutionnaires démocrates, des libéraux, toutes ces questions juives, je me suis remis au travail dès 1990.

Le caractère strictement scientifique de ce livre ne vient-il pas du fait que la question est trop brûlante pour qu’on ait envie de s’y impliquer en tant qu’écrivain, c’est-à-dire subjectivement ?
Je n’imagine pas d’autre manière d’exploiter des documents historiques. Si l’on ne s’en inspire pas pour créer une fiction littéraire, on en offre soit une présentation exacte et détaillée, soit des considérations générales qui dérivent vers la réflexion journalistique. Je ne voulais pas de cela, je voulais exposer les faits tels quels. Rares sont ceux qui les connaissent. C’est stupéfiant ! On croit le sujet rebattu, mais cette histoire n’a pas été étudiée, c’est comme si elle n’existait pas. Je ne comprends pas pourquoi.

De nombreux lecteurs vont découvrir des choses qu’ils ne soupçonnaient pas, comme le fait que le groupe Narodnaïa Volia(3) a été parmi les initiateurs idéologiques des pogroms antijuifs de la fin du XIXe siècle.
Oui, leur participation, leur incitation aux pogroms a été pour moi une vraie surprise. J’ai moi-même beaucoup découvert en écrivant ce livre ! Pendant la guerre contre Napoléon, par exemple, les Juifs ont aidé l’armée russe. C’est par hasard, en lisant un journal soviétique des années 20, que je suis tombé sur un document d’où il ressortait que les Juifs avaient révélé où les Français franchiraient la Berezina.

Votre livre brise un dogme, celui d’une Russie tsariste prison des peuples, du peuple juif en particulier. Vous présentez un tableau qui varie beaucoup selon les tsars régnants. Alexandre II, par exemple, a poussé la communauté juive vers la civilisation. Vous allez provoquer des polémiques.
Evidemment. Certains vont me contredire parce qu’ils n’ont pas lu les documents sur lesquels je m’appuie ; d’autres commentaires seront simplement de parti pris. Moi, j’en ai tellement entendu ! Ce qui irriterait n’importe qui d’autre ne fait que me surprendre. Prenez Une journée d’Ivan Denissovitch. A sa sortie, j’ai été taxé d’antisémitisme. Pourquoi ? Parce que César Makarovitch ne participait pas aux travaux de maçonnerie ! On est allé jusqu’à me reprocher de ne pas avoir employé une seule fois le mot youpin ! Vous imaginez, “ne pas avoir employé”, c’est le monde à l’envers ! Dans Le Pavillon des cancéreux, mon Lev Leonidovitch est un merveilleux chirurgien, un homme très sympathique ; or les critiques ont écrit les uns après les autres que Le Pavillon était un livre antisémite parce que, dans le milieu médical que je décris, il n’y avait pas un seul Juif. Pourtant, on voit bien que ce personnage en est un, à son discours, aux mots qu’il emploie, sans parler de son nom. Le plus époustouflant, c’est ce qui s’est passé autour d’Août 1914 [le premier tome de La Roue rouge] Ce livre n’était même pas paru en anglais, personne n’avait encore pu le lire aux Etats-Unis, que déjà une campagne le prétendait foncièrement antisémite parce que je ne cachais pas que Bogrov, le meurtrier de Stolypine [président du Conseil en 1906, auteur de lois agraires visant à dissoudre le mir (la collectivité villageoise)], était juif… En mars 1985, les Américains ont même procédé à des audiences au Sénat autour de mon Août 1914 et de son “antisémitisme”. Même chose en Union soviétique : personne ne l’avait lu, mais tout le monde dénonçait mon antipatriotisme.
Vous écrivez que le rôle du peuple juif dans l’Histoire est un mystère pour nous tous. Avez-vous l’impression d’avoir quelque peu dissipé ce mystère ?
Non. J’ai certaines hypothèses. Peut-être sont-elles perceptibles dans ce livre, mais je n’ai pas d’explication définitive. C’est une question métaphysique excessivement complexe. J’estime que les spécialistes - pas les gens comme moi, les vrais spécialistes - n’ont pas trouvé non plus. Il n’est pas donné à l’esprit humain de tout saisir. Il reste toujours une part de mystère. Une hypothèse pourrait être que les Juifs ont été envoyés comme catalyseur de la vie sociale, un catalyseur dynamisant. On sait que, même à dose infime, un catalyseur peut modifier tout un processus, le rendre dynamique, provoquer des réactions. C’est une théorie. Mais nous ne connaissons pas les intentions divines.
Dès les premières pages, vous dites au lecteur que votre objectif est de trouver comment Russes et Juifs de la prochaine génération pourraient établir des relations normales. Alors, comment ?
Avant tout par une véritable prise de conscience, de part et d’autre, du passé et de soi-même. Il faut être tolérant. […] Je pense que, si on met tout cela à plat, les gens comprendront d’eux-mêmes, ils auront un sursaut de conscience, ils nuanceront leurs propos et chercheront de bonnes solutions. Quant à les indiquer par avance, cela est horriblement difficile. Les recettes toutes prêtes sont les plus compliquées à suivre.
Vous vous étonnez que, malgré deux mille ans de dispersion, tous les Juifs n’aient pas été assimilés. D’où cela vient-il ?
C’est là une qualité étonnante et remarquable. Aucun autre groupe humain n’a évolué ainsi. Disséminé, un peuple perd très vite le lien avec son origine. La troisième génération d’émigrés russes, par exemple, n’est plus du tout russe ; la deuxième génération ne l’est d’ailleurs déjà plus complètement. Cette qualité remarquable est un autre mystère du caractère juif. Je pense que les Juifs eux-mêmes ne le comprennent pas plus que nous. Cette force du lien qu’ils éprouvent indépendamment des événements, des horreurs, de l’époque, du lieu, de la distance…
Pourquoi l’assimilation est-elle si difficile pour eux ? Celui qui est confronté à cette nécessité est comme partagé en deux : la logique voudrait qu’il s’intègre, mais, d’un autre côté, il y a quelque chose en lui qui le retient. Ce balancement inné a bien sûr une origine métaphysique. Pourquoi certains en sont-ils dépourvus ? Pourquoi les Juifs ont-ils tant de mal à franchir le pas ? En Russie, les exemples abondent ; il n’y avait que des avantages à se convertir au christianisme, au protestantisme en particulier, qui n’imposait rien d’inacceptable. Mais non, ils ne l’ont pas fait, par principe.
Autre mystère, que vous abordez de plusieurs façons, surtout dans la deuxième partie du livre : les Juifs ont été le ferment de la révolution.
Il y a eu plusieurs raisons à cela. La jeunesse juive était déjà dans le mouvement révolutionnaire, depuis longtemps, et lorsque les choses ont explosé, en 1917, cette jeunesse, devenue athée, a rompu avec la génération précédente, avec les religieux. On a assisté à un grand nombre de déchirures familiales. Les vieux sont restés, sans participer, mais les jeunes se sont lancés dans la rébellion, au prix de tragédies personnelles. Par ailleurs, les bolcheviks ont joué un rôle. Il faut préciser ici que la question juive était souvent utilisée par les politiciens. C’était une carte que les libéraux jouaient afin d’attiser la lutte contre l’autocratie. Les bolcheviks faisaient de même. Quand ils se sont emparés du pouvoir, ils se sont heurtés à un sabotage massif de la part des fonctionnaires qui refusaient de se mettre au travail. Tous les ministères, toutes les administrations étaient paralysés. Les bolcheviks se maintenaient à grand-peine, par la force, et rien ne marchait plus nulle part, jusqu’au fin fond de la Russie ; Dimanstein, chef de la Section juive auprès du gouvernement, écrit que Lénine a alors donné l’ordre de faire venir des Juifs de l’intelligentsia et de la petite bourgeoisie pour occuper la place des fonctionnaires réfractaires. Ce fut un vrai mouvement de masse. Ces manoeuvres ont permis aux Juifs d’intégrer l’appareil administratif en profondeur, dans tout le pays.
Dans la première partie de votre livre, qui s’étend de la fin du XVIIIe siècle à la révolution d’Octobre, on voit qu’Alexandre II a été le tsar le plus progressiste sur la question juive. Il avait une approche libérale du problème.
C’était une composante naturelle de son libéralisme. Oui, c’est sous son règne que les Juifs de Russie ont réalisé la plus grande avancée dans les domaines de l’éducation et de l’économie. Les témoins se souviennent qu’à une certaine époque, on n’aurait jamais pu forcer un juif à aller au lycée, même à coups de trique. Les interdits religieux, la tradition le bloquaient. Ensuite, quelque chose a cédé, et la tendance s’est inversée. Alexandre II a beaucoup fait pour cela.
Vous parlez du patriotisme, livré un moment aux Cent Noirs(4). Il existe une certaine analogie avec la période actuelle où les libéraux ont renoncé à s’occuper de cette question.
Justement, vous venez de formuler la réponse. Les libéraux ont renoncé à traiter le problème du patriotisme ; ils l’ont abandonné, vendu, et le terme de “patriote” est devenu la pire des insultes. Le problème est ainsi tombé entre les mains de l’aile extrémiste, vraiment extrémiste et d’un niveau intellectuel limité.
Et dans votre vie si complexe, si dure, quelles ont été vos relations avec les Juifs ?
J’ai eu des relations personnelles excellentes avec beaucoup de Juifs. Je comprends la finesse, la délicatesse, la bonté du caractère juif qui me correspond parfaitement. Cela nous permet de nous comprendre à un haut niveau. Je ne me suis jamais offensé de la suspicion formidable qu’ont suscité mes livres. Je suis au-dessus de cela. Je sais qu’il n’y a en moi rien de ce qu’on m’impute. Je suis effaré d’être ainsi soupçonné, mais cela ne m’a jamais poussé à répondre et ne m’a jamais affecté sur le plan personnel.
Votre livre se referme sur l’année 1995. Si vous deviez le compléter pour traiter les cinq années suivantes, jusqu’à aujourd’hui, qu’écririez-vous ?
C’est au-dessus de mes forces. Pourquoi me suis-je arrêté à 1995 ? J’avais déjà parcouru deux cents ans d’Histoire. Il faut bien mettre un point final un jour. L’Histoire ne peut jamais être traitée intégralement, même si on écrit jusqu’à la mort. Mais j’ai l’impression qu’autour de 1990, disons entre 1988 et 1992, il s’est produit un conflit très vif entre intellectuels juifs et russes. Ils ont dépensé toute leur énergie à s’entre-déchirer. La partie russe était faiblement représentée, maladroite, et elle a été battue. L’énergie de l’intelligentsia n’a pas été employée à bon escient. Certes, la vigueur des échanges a nettement diminué depuis. Il ne peut plus y avoir aujourd’hui d’empoignade aussi violente sur la question juive. Ces explosions se produisent par périodes, elles ne peuvent se répéter à bref intervalle ; en outre, combien d’autres questions ethniques ont été soulevées entre temps ! Elles ont écarté la question russo-juive des feux de l’actualité. Regardez tous les massacres qui ont eu lieu aux confins du pays. Je ne prévois pas d’évolution brutale dans les relations russo-juives. Absolument pas.