Ermold le Noir

ROBERT, LE MOINE.

 

HISTOIRE  DE LA  PREMIÈRE CROISADE

 

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

1824.


 

HISTOIRE

DE LA

PREMIÈRE CROISADE,

Par

ROBERT, LE MOINE.

RESUME ET ANALYSE

Extrait de Michaud, Bibliothèque des Croisades, Chroniques de France

 

Robert assista au concile de Clermont, tenu par Urbain II, et fut déposé un an après, 1096. On l'accusait, selon quelques érudits, d'avoir violé la règle monastique ; selon d'autres, d'avoir employé à son pèlerinage les revenus de son monastère. Quoiqu'il en soit, il suivit les croisés à Jérusalem, et lorsqu'il fut de retour, un abbé, qu'il ne nomme point, et qui avait lu une relation peu élégante et incomplète de la croisade (celle de Tudebode sans doute), le pria d'en faire une autre. Robert obéit à ce conseil, et composa l'ouvrage que nous allons analyser. Il s'excuse, dans sa préface, de n'avoir point prodigué les ornements de la rhétorique; il a mieux aimé, nous dit-il, éclaircir avec simplicité ce qui est obscur, que d'obscurcir en philosophant ce qui est clair. Toutefois, en parlant avec modestie de sa manière de raconter les événements, il lui échappe un petit mouvement de vanité; il veut qu'en lisant son livre, tout le inonde puisse croire qu'on en ferait autant, mais que si par hasard on l'essayait, on n'en pût venir à bout. Si on veut savoir en quel lieu a été composée cette histoire, ajoute notre chroniqueur, on saura que c'est dans une cellule de l'abbaye de Saint-Rémy ; si on demande le nom de l'auteur, il s'appelle Robert.

Dans le prologue qui suit la préface, après avoir parlé de Moïse et d'autres historiens sacrés, Robert-le-Moine dit que depuis le commencement du monde, si l'on excepte le mystère de la Rédemption, l'expédition des croisés est l'événement qui mérite le plus notre admiration ; car ce ne fut point l'ouvrage des hommes, mais celui de Dieu lui-même. L'histoire de Robert-le-Moine commence au concile de Clermont; l'auteur rapporte le discours d'Urbain : nous remarquerons que ce discours ne ressemble point à celui que rapporte l'abbé Guibert, qui était aussi présent. Le souverain pontife s'adresse d'abord aux Français, aux hommes d'en-deçà les monts, à cette nation aimée de Dieu, et distinguée de toutes les autres par sa foi autant que par les avantages de son territoire. Des peuples du royaume des Persans, race maudite, étrangère à Dieu, avaient envahi les terres des chrétiens en Orient, renversé les autels, dépouillé les églises. Les fidèles de ces contrées avaient été livrés aux plus affreux supplices; l'empire grec avait perdu plus de provinces qu'on ne pouvait en parcourir dans un voyage de deux mois. Urbain rappelle à ses auditeurs l'exemple de Charlemagne et de son fils Louis, l'exemple de leurs ancêtres. Il les invite à marcher à la délivrance de la cité royale, située au milieu du monde ; il leur recommande surtout de n'être retenu par aucun lien, par aucune inquiétude pour leur famille et pour leurs biens ; car la gloire des armes et la gloire du ciel doivent être leur récompense. Urbain ne conseille néanmoins le pèlerinage de Jérusalem ni aux vieillards, ni aux infirmes; il l'interdit même aux femmes qui l'entreprendraient sans leurs maris, leurs frères ou leurs garants légitimes ; il l'interdit aux moines, aux prêtres et aux clercs qui n'auraient pas la permission de leurs supérieurs. O combien de personnes, s'écrie le chroniqueur, de tous les âges et de toutes les conditions, prirent la croix pendant le concile de Clermont ! Il fait monter à trois cents mille le nombre de ceux qui jurèrent de délivrer la ville sainte. En parlant de Pierre l'Hermite, Robert nous dit que cet apôtre de la croisade surpassait en piété les abbés et les prélats; car il s'abstenait de pain et de chair, et ne se permettait qu'un peu de vin et quelque nourriture grossière. Godefroi s'élevait au-dessus de tous les autres chefs de la croisade ; mais rien n'égalait la modestie du héros chrétien, qui avait le courage d'un lion et la douceur d'un moine. Ce que dit Robert des premières bandes des pèlerins, parties sous le commandement de Pierre l'Hermite et de Gauthier-sans-Avoir, ne présente qu'un récit inexact et incomplet. La première fois que les chrétiens eurent n combattre des musulmans, ce fut au château d'Exorogorgo près de Nicée. Tous les historiens des croisades parlent de cette circonstance avec de grands détails, et nous montrent les chrétiens, assiégés dans ce château, aux prises avec le tourment de la soif, buvant leur urine, le sang de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme. Robert ne néglige aucun détail, et n'épargne pas surtout ce Renaud, qui se rendit aux infidèles, et qui, frappé seulement avec un brin de paille, recula devant la gloire des martyrs. La défaite de la troupe de Pierre et de Gauthier n'occupe que très peu de place dans la narration du moine de Saint-Rémy. Il n'oublie point qu'un prêtre, disant la messe, fut massacré par les Turcs dans le camp des chrétiens ; Felix Felicis presbyteri martyrium !

Après avoir fait connaître le nombre et le nom des princes croisés qui passèrent par l'Italie, Robert nous peint la vive sensation que produisit le premier bruit de la croisade parmi les Normands établis dans la Pouille. Les guerriers de ce pays se livraient aux exercices militaires, et, frappant la terre de leurs lances, ils s'écriaient tous ensemble : Dieu le veut, Dieu le veut. Bohemond les haranguait, et leur rappelait la gloire des Francs. Ce prince, ajoute Robert, avait bien vu que cette entreprise n'était pas l'ouvrage des hommes ; aussi les seigneurs de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile accouraient en foule pour prendre la croix : le duc Roger craignit de rester seul dans son duché avec les femmes et les enfants. Robert emploie souvent dans son récit les expressions de l'Ecriture, et ses citations sont quelquefois heureuses. Il peint très-bien l’affluence des croisés, par ces paroles d'Isaïe : Je dirai à l'aquilon, donnez-moi mes enfants, et au midi, ne les empêchez pas de venir. Amenez mes fils des climats les plus éloignés, et mes filles des extrémités de la terre. L'historien raconte l'arrivée des princes francs à Constantinople, et la marche de Bohémond à travers la Grèce. Les croisés normands brûlèrent des hérétiques enfermés dans un château ; et cette violence, dit Robert, ne leur fut pas imputée à crime; car la détestable doctrine de ces gens-là s'étendait comme une plaie. C'était des pauliciens, qui vinrent plus tard jusque dans le Languedoc, et furent connus sous le nom d'Albigeois. Bohémond ayant devancé les siens à Constantinople, l'armée des pèlerins le reçut comme une mère reçoit son fils unique; le prince de Tarente versa des larmes de joie, et prononça devant les chefs de la croisade plusieurs discours que le chroniqueur a soin de nous rapporter.

Nous ne rappellerons point ici ce que nous avons dit d'après Robert et les autres historiens du temps sur les divisions qui s'élevèrent entre les princes croisés et l'empereur Alexis. Celui-ci voulut que les chefs de l'armée chrétienne lui jurassent foi et hommage; à cette proposition, le comte de Saint-Gilles menaça de détruire Constantinople ; mais, dit Robert, ce n'était pas une raison suffisante pour renverser une cité royale, pour enlever ou pour livrer aux flammes les reliques, les saints trésors que renfermait cette ville. A la fin, Raymond jura que ni lui, ni les siens n'attenteraient ni à la vie, ni à l'honneur, ni aux possessions d'Alexis ; de son côté l'empereur jura que jamais de sa vie il n'outragerait les pèlerins du Saint-Sépulcre, et qu'il ne souffrirait pas qu'on leur fit le moindre outrage, ajoutant qu'il les accompagnerait dans leur expédition, et qu'il leur fournirait, autant qu'il pourrait, ce qui leur serait nécessaire. Tous les princes francs prêtèrent serment de foi et hommage à l'empereur ; le moine de Saint-Rémy les justifie en ces termes: Qu'on ne s'étonne point du serment de tant d'illustres princes ; si on y réfléchit, on verra qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. En effet, ils allaient entrer dans une terre déserte, où ils ne devaient rencontrer que la misère et la stérilité. Cette justification nous prouve que les princes n'avaient prêté leur serment qu'avec une grande répugnance, et que leur soumission n'était pas généralement approuvée. Nous ajouterons que l'obstination d'Alexis à exiger des serments qu’on ne devait point tenir, ne fit qu'indisposer les Francs contre lui, et qu'elle fut une des premières causes de cette haine qui dura si longtemps, et qui devint à la fin si funeste aux Latins et aux Grecs.

En racontant la marche des croisés sur Nicée, le chroniqueur dit que Godefroi, ne découvrant aucun chemin par où pût passer l'armée, envoya quatre mille hommes avec des haches, des sapes et autres instruments de fer, pour ouvrir un chemin dans cette terre hérissée de rochers et couverte de précipices, et que des croix de bois furent plantées sur la route pour marquer le passage des pèlerins. Les croisés durent la conquête de Nicée moins à leur valeur qu'à la protection divine. L'historien rappelle en passant le concile qui eut lieu dans cette ville sous l'empereur Constantin, et ajoute qu'il était bien juste que la cité où trois cent dix-huit évêques avaient soutenu la foi chrétienne contre des novateurs, fût rendue à la sainte église, son ancienne mère. Cette réintégration, dit Robert, fut consacrée par le martyre d'un grand nombre de croisés qui périrent dans le siège. Le chroniqueur décrit avec quelques détails la victoire que les chrétiens remportèrent à Dorylée. Oh ! que de corps étendus dans la poussière ! s'écrie l'historien, que de têtes coupées, que de membres mutilés! Après cette bataille, ceux qui étaient pauvres devinrent riches ; ceux qui étaient demi-nus, portèrent des vêtements de soie. Les prêtres et les clercs adressèrent à Dieu des actions de grâces dans une hymne ou une prière que nous rapporte Robert: C'est à toi, ô Seigneur, que les louanges sont dues ; c'est toi qui as jeté l'effroi parmi tes ennemis, et c'est ta droite qui les a terrassés ; tu as été avec nous comme un guerrier invincible, et, dans ta miséricorde, tu as été le chef et le bouclier de ton peuple. On trouve dans presque tous les historiens de la première croisade un discours adressé par le sultan de Nicée aux Arabes, qui lui reprochaient d'avoir pris la fuite : Tous ne connaissez point les Francs ; leur courage est divin ou diabolique; les avions-nous déjà vaincus pour leur préparer des chaînes? cette nation innombrable, qui ne craint ni la mort ni l'ennemi, est sortie tout-à-coup des montagnes, et, sans hésiter, elle s'est précipitée sur nos bataillons. Quel œil peut supporter l'éclat de leurs armes ! leurs lances brillent comme des astres étincelants; leurs boucliers jettent des feux semblables à ceux de l'aurore printanière; le bruit de leurs armes est plus redoutable que celui de la foudre ; lorsqu'ils se préparent au combat, ils élèvent leurs lances, marchent à la file, et se taisent comme s'ils étaient sans voix; ils se précipitent sur leurs ennemis comme des lions poussés par la faim, etc.

Les croisés, en continuant leur marche, manquaient de vivres. Robert nous dit qu'ils étaient réduits à se nourrir des épis de la moisson, qu'ils froissaient dans leurs mains. Le manque d'eau, la chaleur firent périr les chevaux et les bêtes de somme; les cavaliers prenaient pour monture des bœufs ; ils se faisaient porter par des béliers et des chiens du pays, plus grands et plus forts que ceux d'Europe. Après avoir parlé de la prise de Tarse et de Malmistra, des querelles de Baudouin et de Tancrède, l'historien décrit, d'une manière pittoresque, la marche de l'armée chrétienne à travers les précipices, les bois et les rochers escarpés du mont Taurus. Le chemin n'avait d'espace que pour y poser un seul pied; les soldats jetaient loin d'eux leurs cuirasses ; aucun cheval, aucune bête de somme ne pouvait les suivre ; la tête et la queue de l'armée étaient séparées l'une de l'autre par une journée de marche.

Ce que nous venons d'analyser est renfermé dans les trois premiers livres de Robert. Le quatrième, le plus intéressant de cette histoire, est consacré au siège d'Antioche. Comme la ville résista aux premiers assauts, la disette se fit bientôt sentir parmi les pèlerins ; on allait chercher des vivres dans le pays des infidèles ; mais toutes ces ressources ne suffisaient point. Robert s'arrête longuement sur la désertion de Guillaume-le-Charpentier et de Pierre l'Ermite, qui ne purent supporter la famine. Au milieu de leurs misères, les pèlerins reçurent une bonne nouvelle, celle de l'arrivée d'un grand nombre de musulmans, qui venaient au secours d'Antioche, et qui lui apportaient des vivres. Alors on vit se lever et sauter de joie des hommes qui ne pouvaient plus marcher; ils élèvent leurs mains vers le ciel, et les frappent l'une contre l'autre en signe de victoire. Plusieurs détachements de guerriers sortent du camp, mettent en fuite les Sarrasins, et reviennent bientôt chargés de provisions. Robert décrit plusieurs combats; le plus sanglant fut celui qui s'engagea sur la route du port Saint-Siméon. Les chrétiens, d'abord vaincus, revinrent à la charge. Ce fut alors que les épées, forgées dans le pays des Francs, ne purent se rassasier de carnage ; les morts restaient debout entre les vivants, tant on se pressait sur le champ de bataille. Robert se plaît à nous décrire l'exploit gigantesque de Godefroi, qui pourfendit un sarrasin semblable à Goliath pour l'audace, la force et la stature. Comme on s'était battu près du pont de l'Oronte, les arches de bois se trouvèrent encombrées de cadavres qui arrêtaient le fleuve dans sa course, et faisaient même rétrograder les flots. Le lendemain de la bataille, les morts ensevelis avec leurs vêtements et leurs armes, près d'une mosquée bâtie hors de la ville, furent exhumés par les chrétiens. On portait en triomphe, dans le camp, les dépouilles et les têtes des vaincus. A ce spectacle, les assiégés, livrés au désespoir, invoquaient leur prophète Mahomet; mais leur Mahomet ne pouvait rendre la vie à ceux que le Christ avait fait tomber sous la main de ses guerriers. Tel est, en abrégé, le récit de Robert-le-Moine.

Au commencement de son cinquième livre, l'auteur parle de l'ambassade du calife du Caire. Un homme vint au camp des croisés annonçant pour le lendemain l'arrivée des députés musulmans et demandant pour eux sûreté et protection. Les chefs répondirent que les ambassadeurs pouvaient se présenter sans crainte. Alors les pèlerins parèrent leurs tentes de divers ornements, attachèrent des écus à des pieux fixés en terre pour s'exercer le lendemain au jeu de la quintaine, c'est-à-dire à la course à cheval. (Voyez dans le sixième volume de notre histoire, le chapitre intitulé : Divertissements des croisés. Ils ne manquèrent point de préparer des dés et des échecs. Les guerriers, se livrant à des attaques simulées, faisaient voltiger leurs chevaux en tournoyant, et couraient avec leurs lances les uns sur les autres. Tout cela, dit le chroniqueur, avait pour but de montrer que des gens qui s'occupaient ainsi n'avaient aucune peur. Tels étaient les exercices de la jeunesse, poursuit Robert; les hommes plus mûrs, assis ensemble, s'entretenaient des questions qui demandaient la sagesse et la prudence. Les envoyés du Caire furent surpris de trouver des jeux et de la gaîté au milieu de ces guerriers qu'on leur avait peints comme en proie à la famine et à la misère. Dans le discours qu'ils adressèrent aux princes, les députés s'étonnaient que des hommes qui prenaient le nom de pèlerins, s'avançassent, le glaive à la main, vers le sépulcre de leur Dieu. Si vous voulez venir à Jérusalem avec le bâton et la besace, disaient-ils aux croisés, vous trouverez de grands honneurs et abondance de toutes choses ; on vous accordera la liberté de parcourir toute la ville sainte. Si vous persistez à vouloir vous y rendre par la force, craignez la puissance terrible des Babyloniens et du roi des Persans. La fierté des Latins fut blessée d'un pareil langage. Les chefs répondirent qu'aucune puissance humaine ne pouvait les épouvanter et qu'ils étaient envoyés pour rendre au Christ son ancien héritage. Nous nous confions, ajoutaient-ils, en celui qui a instruit notre main à combattre et qui rend notre bras fort comme un arc d'airain ; le chemin s'ouvrira à nos épées, les scandales seront effacés, et Jérusalem tombera en notre pouvoir.

Le moine de Saint-Rémy est le seul qui parle de la trêve, qui eut lieu entre la garnison et les assiégeants. Cette trêve fut rompue par la mort de Walon, surpris et massacré par les Turcs. Rien n'est plus touchant que le désespoir que fit éclater l'épouse de Walon en présence de l'armée chrétienne. Comment, s'écriait-elle, a-t-il mérité de mourir sans combat!... O Marie! purifie son âme, et obtiens pour lui le martyre — Oh! que j'eusse été heureuse de lui fermer les yeux, de laver ses blessures de mes larmes, d'en arroser ses mains et ses vêtements, et de confier au sépulcre ses membres chéris ! Après avoir parlé de la rupture de la trêve, Robert parle des liaisons que le prince de Tarente entretint avec Phirous. Bohémond, dit-il, avait de fréquents entretiens avec ce dernier, qui lui demanda un jour où était placé le camp de cette armée innombrable de guerriers tout blancs, qui venaient au secours des chrétiens dans toutes les batailles. Crois-tu, lui répondit Bohémond, qu'il existe une armée autre que celle que tu vois ! — Par Mahomet, répliqua le sarrasin, si ces guerriers étaient ici, toute cette plaine en serait couverte. Ils ont tous des chevaux blancs d'une rapidité étonnante, des vêtements et des armes de la même couleur. Ils sont cachés peut-être, pour que l'on ne connaisse pas toutes vos forces. Au nom de la foi que tu as en Jésus-Christ, dis-moi où leur camp est placé? Bohémond, inspiré par le Saint Esprit, et voyant que la vision du sarrasin venait de Dieu lui-même, lui répondit: Quoique tu sois étranger à notre religion, néanmoins puisque tu es animé d'un si bon esprit, je vais te découvrir un mystère de notre foi. Cette armée que tu as aperçue ne demeure point sur la terre, mais dans les régions célestes. Tous ceux qui souffrent le martyre pour Jésus-Christ, combattent partout les incrédules. Leurs porte-enseignes sont George, Démétrius et Maurice, qui combattirent et furent décapités pour Jésus-Christ. Toutes les fois que nous en avons besoin, ils fondent sur les ennemis. Pour te persuader de la vérité, cherche leur camp dans les plaines, aujourd'hui, demain, quand tu voudras. Si tu le trouves, fais-moi rougir de mon mensonge. Demain, s'il est nécessaire, tu les verras encore paraître dans le combat : d'où peuvent-ils venir si promptement, si ce n'est des célestes demeures ? Le sarrasin dit alors à Bohémond : S'ils viennent du ciel, où prennent-ils tous ces chevaux blancs, ces boucliers et ces étendards ? — Tu me demandes de trop grandes choses, et qui surpassent mon entendement, répondit le prince de Tarente ; si tu veux, voici mon chapelain qui va te répondre. Ici le chroniqueur fait prendre la parole au chapelain de Bohémond, qui commence un petit traité sur la manière dont Dieu envoie les anges et les âmes béatifiées sur la terre. Leur secours est-il nécessaire dans un combat, dit le chapelain, ils se revêtent de l'armure de chevalier, et se précipitent dans la mêlée. Annoncent-ils la paix? ils paraissent avec l'étole et l'aube des prêtres, ou la robe des pèlerins. Ce fut à la suite de cette conversation que Phirous se décida à livrer Antioche. Robert raconte l'invasion de trois tours de la ville par une poignée de braves, à la tête desquels était un certain Foucher de Chartres, qui, selon l'auteur, monta le premier par l'échelle de corde. Il parle de la mort des deux frères de Phirous, égorgés par les soldats chrétiens, et de l'apparition d'une comète qui annonçait une grande révolution. Ce fut à la lueur de ce signe céleste, dit Robert, que l'armée chrétienne entra dans Antioche, par la vertu de celui qui brisa les portes de l'enfer.

Dans le sixième livre, Robert, après avoir célébré le dévouement de Phirous et le triomphe des chrétiens, parle de l'arrivée de Kerbogath et de son armée innombrable. Le prince de Mossoul était plein de confiance dans la victoire; il envoya au calife de Bagdad et au roi de Perse quelques armes rouillées des chrétiens, comme un gage des triomphes qui attendaient les musulmans : Vous pouvez, disait-il dans son message, vous livrer aux paisibles voluptés du sérail, et engendrer en paix des enfants, qui combattront à leur tour les chrétiens, si ceux-ci, ou leurs fils, revenaient jamais en Asie. Lemoine Robert rapporte une conversation entre Kerbogath et sa mère, instruite dans la connaissance de l'avenir et dans l'art des enchantements. La princesse musulmane représentait à son fils les dangers auxquels il s'exposait en attaquant les chrétiens, et pour le convaincre elle lui citait des passages de l'Ecriture : Robert parle de cette conversation comme s'il l'avait entendue lui-même. Elle se trouve d'ailleurs répétée par des chroniqueurs contemporains, tels que Baudri, Tudebode, Guibert de Nogent, etc. Le tableau que trace Robert de la famine qui se faisait sentir dans Antioche, a quelque chose d'effrayant. Les visages des soldats maigrissent ; leurs bras sont défaillants, et leurs mains tremblantes peuvent arracher à peine l'herbe des champs, les feuilles des arbres et les racines des plantes.... Les mères suspendaient à leurs mamelles leurs enfants périssant de faim ; mais les enfants ne trouvaient rien dans les mamelles de leurs mères, et fermaient les yeux en palpitant. Etienne, comte de Blois, qu'une maladie avait retenu à Alexandrette, se hâta de s'éloigner. Comme il trouva l'armée de l'empereur grec à Philomélium, il dit à Alexis que tous les chrétiens enfermés dans Antioche étaient morts, ou sur le point de mourir ; et qu'aucune puissance humaine ne pouvait les délivrer. A cette nouvelle, Gui, frère de Bohémond, fut tellement accablé par la douleur, qu'il tomba à terre comme s'il eût été frappé d'un coup mortel. Ayant ensuite repris ses sens, il se meurtrissait les joues, s'arrachait les cheveux, et il s'écriait en versant un torrent de larmes : Dieu tout-puissant, où est ta vertu ? Si tu es tout-puissant, pourquoi permets-tu ces maux ? Quel roi, quel empereur, quel maître a jamais permis que sa famille pérît ainsi misérablement, s'il pouvait la secourir? Oui voudra désormais être ton soldat et ton pèlerin ? O Bohémond ! honneur des autres chefs, couronne des sages, gloire des soldats, consolation des affligés, force des armées, ornement du monde, pourquoi es-tu malheureux jusqu'à devenir le jouet des Turcs? Hélas ! hélas! pourquoi faut-il que je te survive? Sans toi, quelle douceur aura pour moi la vie? Quel charme trouverai-je dans la gloire? Que me fera cette douce lumière du ciel ? Grand Dieu ! s'il avait dit vrai, le comte de Blois, ce trompeur et ce fugitif (nugacissimus et fugitivus), que deviendrait le pèlerinage de ton saint tombeau? O Bohémond! à quoi t'a servi la foi que tu as en Jésus-Christ? O empereur! ô guerriers illustres qui pleurez avec moi le trépas de nos frères, qui d'entre vous peut croire qu'une si nombreuse armée ait péri de la sorte? Si tous les peuples de l'Orient avaient attaqué nos guerriers dans les plaines de l'Asie, ceux-ci auraient pu succomber, mais ils auraient vendu chèrement leur vie. Maintenant ils avaient une ville où ils pouvaient se défendre, et ils ont tous péri ! O empereur ! sois sûr que si les Turcs ont tué les nôtres, il est peu resté d'infidèles ; ainsi ne crains point de marcher, car tu pourras reprendre Antioche. Malgré la longueur de ce discours, il nous a paru trop curieux pour ne pas le transcrire en entier. Le chroniqueur ajoute qu'Alexis refusa de suivre le conseil de Gui, et que, sur la foi d'un fugitif et d'un menteur, il ordonna la retraite. Les croisés, renfermés dans Antioche, luttèrent, dit Robert, pendant vingt-cinq jours avec l'ennemi et la faim, avec le glaive et le désespoir.

Si la poésie avait prêté ses brillantes couleurs au septième livre de Robert-le-Moine, on pourrait le comparer sans désavantage avec les plus grands tableaux de la Jérusalem délivrée, ici, rien ne manque pour l'épopée; le grandiose des événements se mêle à tout le merveilleux des apparitions. Robert raconte les visions, les prodiges qui firent renaître l'enthousiasme parmi les pèlerins, et la victoire que l'armé chrétienne remporta sur le prince de Mossoul. Jésus-Christ apparut à un prêtre endormi dans l'église de la sainte Vierge et de l'apôtre Pierre. Jésus dit au prêtre : Me reconnais-tu? Non, répondit le prêtre ; Seigneur, qui êtes-vous ? Alors une croix parut sur la tête du Sauveur, et Jésus dit encore à Pierre : Me reconnais-tu? Celui-ci répondit : Je ne vous reconnais pas autrement, si ce n'est que je vois sur votre tête une croix comme dans les saintes images qui sont faites en l'honneur de notre Seigneur

Jésus-Christ. Regarde-moi, je suis le Sauveur, lui dit Jésus. A ces mots le prêtre se jette à ses pieds, et l'implore en faveur des croisés. Ne sais-tu pas, poursuivit Jésus, que c'est moi qui ai livré Nicée aux chrétiens, qui leur ai ouvert les portes d'Antioche? J'ai permis qu'ils éprouvassent de grandes misères et de grands obstacles, qu'ils se sont souillés avec des femmes chrétiennes et païennes, et que leurs péchés m'ont beaucoup déplu. Alors la mère de Jésus, pleine de miséricorde, tomba avec saint Pierre aux pieds de son fils, le conjurant de prendre pitié du peuple de Dieu. Je vous rends grâce, Seigneur, ajouta Pierre, d'avoir remis mon église en la puissance de ses serviteurs, cette église qui fut si longtemps souillée par les crimes des Païens. Maintenant les anges et les apôtres, mes compagnons, se réjouissent dans le ciel. Alors le Seigneur dit au prêtre : Va, et dis à mon peuple qu'il revienne à moi, et je reviendrai à lui. Avant cinq jours je lui enverrai un secours suffisant. Qu'il chante, en attendant, le psaume : Nos ennemis se sont rosit semblés, et se glorifient dans leurs forces, etc. Après cette apparition, le prêtre s'éveilla en sursaut, et implora les lumières du Saint-Esprit. Il se rendit le même jour auprès des chefs de l'armée chrétienne, et leur dit ce qui lui était arrivé, se soumettant à tous les genres de tourments pour attester la vérité de sa vision. Un pélerin, nommé Pierre Barthélemy, s'adressa au peuple assemblé, et lui parla ainsi : Peuple de Dieu, écoute ma voix : tandis que les croisés assiégeaient Antioche, l'apôtre saint André m'apparut, et me dit : Bonhomme, écoute et comprends-moi. Je lui répondis : Qui êtes-vous ? Tu vois devant toi, poursuivit,41, l'apôtre saint André. Le saint ajouta : Mon fils, quand la ville sera prise, tu iras sur-le-champ à l'église de saint Pierre, et dans l'endroit que je te montrerai, tu trouveras la lance avec laquelle on perça le flanc du Sauveur. Voilà ce que m'a dit l'apôtre. Pour moi, je n'ai voulu parler à personne de ma vision, croyant que ce n'était qu'un vain songe, mais cette nuit même saint André m'a apparu de nouveau, en me disant: Viens, et je te montrerai le lieu où la lance est cachée, comme je te l'ai promis. Hâte-toi de la découvrir, car la victoire doit accompagner ceux qui la porteront. Robert raconte en peu de mots la découverte de la sainte lance. Il parle du feu céleste qui, venant de l'Occident, tomba dans le camp des infidèles ; et rapporte comment Bohémond obligea les chrétiens à se montrer sur les remparts, en faisant mettre le feu à tout un quartier de la ville. D'après le récit de Robert, les deux députés envoyés à Kerbogath lui parlèrent avec la fierté la plus audacieuse, et celui-ci, transporté de fureur, les chassa de son camp.

Un provençal, pressé par la faim, était sorti d'Antioche, et après avoir abjuré la foi chrétienne, il s'était rendu auprès de Kerbogath; il lui avait dit que les croisés, réduits aux dernières extrémités, ne songeaient plus qu'à fuir. Lorsque Kerbogath vit les soldats chrétiens défiler en .ordre de bataille, il demanda au provençal le nom de chacun des corps de l'armée. Les cuirasses et les lances réfléchissaient alors les rayons du soleil : l'éclat des armes éblouissait les yeux. Le chef des Sarrasins frémit en lui-même, et dit à ceux qui l'entouraient : Cette nation est nombreuse et bien armée; elle a plutôt l'air de vouloir combattre que de fuir. Puis se tournant vers le provençal : Misérable imposteur ! lui dit-il, tu m'as menti sur ces hommes, quand tu m'as dit qu'ils mangeaient leurs chevaux, et que, tourmentés par la faim, ils se disposaient à la fuite. Par Mahomet, ton mensonge retombera sur ta tête. Aussitôt Kerbogath fit approcher un soldat, et lui ordonna de décapiter le transfuge.

Au commencement de la bataille, Robert fait tenir à l'évêque du Puy un discours adressé aux combattants : Nous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, leur dit-il, nous sommes tous enfants de Dieu, nous sommes tous frères, qu'une affection réciproque unisse tous ceux qu'a liés un nœud spirituel. Dans l'extrémité où nous sommes, combattons pour nos âmes et pour nos corps. Souvenez-vous de tous les maux que vous avez soufferts pour vos péchés ; comme Dieu vous l'a fait connaître par des visions célestes. Maintenant vous êtes purifiés et réconciliés avec Dieu ; que craignez-vous ? celui qui mourra ici sera plus heureux que celui qui survivra, car il quittera une vie passagère pour entrer en possession des biens éternels. Celui qui survivra remportera la victoire sur les ennemis, et il s'enrichira de leurs dépouilles. Prenez donc courage, car le Tout-Puissant vous enverra les légions célestes qui vous vengeront de vos ennemis. Aujourd'hui de vos propres yeux vous verrez cette sainte milice, et lorsqu'elle viendra, ne craignez point le bruit terrible qu'elle fera autour de vous. La vue de l'homme est éblouie par la présence des habitants du ciel ; mais vous ne devez pas être surpris de les voir, parce que dans d'autres périls ils sont venus à votre secours. Voyez comment vos ennemis, le cou tendu comme des cerfs et des daims qui paissent, vous regardent avec effroi, plus disposés à la fuite qu'au combat. Précipitez-vous donc au milieu d'eux au nom de Jésus-Christ, et que le Tout-Puissant soit avec nous. Toute l'armée, après avoir entendu ce discours, répondit : Amen. Vient ensuite le récit de la bataille, où l'on vit en effet, au rapport de Robert, paraître une légion céleste. Il dit que les Sarrasins, à la vue de la sainte milice, se hâtèrent de prendre la fuite. Le chroniqueur, dans sa narration, ne néglige aucun détail important, et le tableau qu'il fait de la valeur des croisés s'anime toujours des impressions d'un témoin oculaire. Pour raconter les exploits de Godefroi, de Bohémond et de cette brillante milice, dit Robert, la langue, la main et les pages ne suffiraient point. Tous nos frères étaient actifs, aucun n'était timide ; plus on tuait d'ennemis, plus on en Voyait reparaître : ils renaissaient comme les moucherons dans la pourriture. 0 vertu du Tout-puissant ! poursuit Robert, tes soldats, affaiblis par un long jeûne, poursuivent des ennemis nourris dans l'abondance (tumentes adipe et pinguedine), et ceux-ci, en fuyant, n'osent point tourner les regards vers les richesses qu'ils sont forcés d'abandonner. De même que l'on dépouille les animaux, les soldats chrétiens arrachaient la peau aux infidèles. Le sang ruisselle de leurs corps, les chevaux, dans leur course rapide, font voler la poussière, le ciel est obscurci, et cette demi-nuit forme comme un crépuscule. Robert dit que cent mille cavaliers restèrent sur le champ de bataille ; mais qu'on n'a point compté le nombre des fantassins qui périrent, parce que c'eut été trop ennuyeux : propter fastidium.

Avant d'arriver à la fin du septième livre, Robert raconte plusieurs excursions faites par les croisés en Syrie. Il parle de la mort de l'évêque du Puy et de la prise d'Albarie par Raymond de Saint-Gilles. Le comte ordonna de couper la tête à tous ceux qui refuseraient d'embrasser la foi chrétienne. Des enfants et de jeunes vierges perdirent alors une vie qui devait durer longtemps, vita longi temporis. Ainsi, ajoute froidement le chroniqueur, fut purifiée et rendue à notre culte la ville d'Albarie : sicque mandata est civitas.

Dans son huitième livre, le moine Robert parle des dissensions qui s'élevèrent entre Bohémond et Raymond de Saint-Gilles au sujet de la possession d'Antioche. La prise de Marrah tient assez de place dans la chronique que nous analysons. En racontant les combats que livrèrent les croisés sous les murs de cette ville, l'auteur parle d'un chasseur nommé Everard, si habile à tirer les sons du cor qu'il était parvenu à imiter le tumulte des voix ; ces sons confus et prolongés Excitaient le courage des croisés et jetaient l'effroi dans les rangs de l'ennemi. L'historien donne beaucoup d'éloges au chevalier Geoffroi de la Tour, qui, durant ce siège, fit des prodiges de bravoure. (Ce fut ce même Geoffroi qui délivra un lion. Voyez notre extrait de la Grande Chronique belge, troisième partie). Ce fut lui qui le premier monta sur les murs de la ville, malgré les traits et les flèches que lançaient les assiégés.

Les chrétiens eurent beaucoup à souffrir devant Marrah ; aussi usèrent-ils de la victoire avec toutes les fureurs de la vengeance. Le chroniqueur trace une peinture horrible des excès qui souillèrent le triomphe des pèlerins. Les nôtres parcouraient les rues, les places, les toits des maisons, se rassasiant de carnage comme une lionne à qui on a enlevé ses petits ; ils taillaient en pièces et mettaient à mort les enfants, les jeunes gens, et les vieillards courbés sous le poids des années ; ils n'épargnaient personne, et pour avoir plutôt fait, ils en pendaient plusieurs à la fois à la même corde. Chose étonnante! spectacle merveilleux! de voir cette multitude si nombreuse et bien armée, se laisser tuer impunément, sans qu'aucun d'eux fît résistance. Les nôtres s'emparaient de tout ce qu'ils trouvaient; ils ouvraient le ventre aux morts et en tiraient des byzantins et des pièces d'or. O détestable cupidité de l'or ! des ruisseaux de sang couraient dans toutes les rues de la ville, et tout était jonché de cadavres. O nations aveugles et toutes destinées à la mort ! De cette grande multitude il n'y en eut pas un seul qui voulut confesser la foi chrétienne. Enfin Bohémond fit venir tous ceux qu'il avait invités à se renfermer dans la tour du palais ; il ordonna de tuer les vieilles femmes, les vieillards décrépis, et ceux que la faiblesse de leur corps rendait inutiles ; il fit réserver les adultes en âge de puberté et au-dessus, les hommes vigoureux, et ordonna qu'ils fussent conduits à Antioche pour être vendus. Ce massacre des Turcs eut lieu le 12 décembre, jour de dimanche; cependant tout ne put être fait ce jour là : le lendemain les nôtres tuèrent tout. Ce dernier trait achève de caractériser la barbarie des pèlerins de la première croisade.

Bohémond et Raymond, ainsi que les autres chefs, se réunirent dans la ville de Rugia, pour mettre fin à de tristes querelles ; mais les deux princes ne purent s'accorder. Robert s'étend assez longuement sur plusieurs expéditions contre les villes voisines ; et sur la terreur qui forçait les émirs à envoyer aux chrétiens des ambassadeurs pour leur offrir des présents et se soumettre à eux. Les croisés ne leur promettaient rien, et ils annoncèrent au roi de Tripoli qu'il n'y avait point de paix pour lui, s'il ne se faisait pas chrétien. Le comte de Saint-Gilles, ajoute Robert, désirait beaucoup son domaine. Comme Maraclée et Tortose se rendirent aux croisés sans que les chefs de l'armée fussent présents, l'auteur ne manque pas d'admirer la puissance de Dieu qui se servait des faibles pour abattre les ennemis. Robert dit un mot du siège d'Archas, de celui de Giblet, et décrit un combat livré sous les murs de Tripoli, dans lequel le sang rougissait le ruisseau qui coulait dans la ville, et se mêlait même à l'eau des citernes. On prend enfin la route de Jérusalem; Robert donne l'itinéraire de l'armée depuis Tripoli jusqu'à la capitale de la Judée. Arrivés à Ramla, les croisés nommèrent un évêque pour cette ville en l'honneur de saint Georges dont ils célébrèrent le martyre; ils lui donnèrent la dîme de tout ce qu'ils avaient.

Bon Jésus ! s'écrie Robert avec transport en commençant son neuvième livre, lorsque les chrétiens virent ton camp et les murs de cette Jérusalem terrestre, que de larmes coulèrent de leurs yeux ! bientôt poussant des cris joyeux, et s'inclinant vers la terre, ils saluèrent le saint tombeau ; et toi qui y demeuras trois jours, ils t'adorèrent comme assis à la droite de ton père, et devant un jour venir juger les vivants et les morts. Il est bien évident qu'alors tu arrachas à tous leur cœur de pierre, pour leur donner un cœur de chair. En parlant de la soif qui tourmentait les chrétiens sous les murs de Jérusalem, l'auteur dit qu'ils creusaient la terre, qu'ils appliquaient à des mottes humides leur bouche brûlante, et qu'ils recueillaient avec leurs lèvres la rosée qui, pendant la nuit, avait humecté le marbre. Il ajoute que la plupart jeûnaient autant qu'ils pouvaient, parce que le jeûne apaisait leur soif. A la peinture qu'il fait du massacre des infidèles, il mêle de révoltantes images. Il y eut, dit-il, tant de sang répandu dans le temple de Salomon, que les corps morts y nageaient portés ça et là sur le parvis. On voyait flotter des mains et des bras coupés qui allaient se joindre à des corps qui leur étaient étrangers ; de sorte qu'on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras qu'on voyait se joindre à un tronc. Les soldats eux-mêmes qui faisaient ce carnage, supportaient à peine la fumée qui s'en exhalait. Après avoir parlé du massacre des habitants et du pillage de la ville dite pacifique, Robert nous représente les croisés se rendant au calvaire, marchant sur les genoux, et répandant des larmes à l'aspect du saint tombeau. Le lendemain de la conquête, on immola les Sarrasins réfugiés sur la plateforme du temple. Leur foule éperdue, dit Robert, aurait volontiers pris la fuite, si elle avait eu des ailes ; mais ceux à qui la nature avait refusé des ailes, ne purent éviter une affreuse mort. Au sujet de l'élection de Godefroi qu'il appelle toujours dux ducum, miles militum, le chroniqueur dit que ce prince honorait plus la dignité royale que la dignité royale ne l'honorait : il ajoute que si tous les rois de la terre s'étaient trouvés réunis, on l'aurait jugé digne de leur commander.

Robert décrit assez longuement la bataille d'Ascalon, et remarque que l'émir de Babylone fut vaincu, à l'heure même où le Sauveur du monde renversa en mourant la puissance de l'enfer. Voyez, pour la description de la bataille, le IXe livre de notre histoire. Le chef des Egyptiens que Robert s'amuse à appeler Demens, à cause du mot Clemens qui était son nom, n'avait pu croire d'abord à l'audace des chrétiens qui étaient venus lui offrir le combat ; pendant que ses soldats périssaient sous le glaive des croisés, il se plaignait amèrement, si l'on en croit le chroniqueur, d'être abandonné de Mahomet. O Mahomet! s'écriait-il, où est donc ta puissance et celle de ton Dieu? Pourquoi as-tu délaissé ton peuple pour être massacré, détruit, anéanti par la nation la plus misérable, par la dernière des nations? O gloire de Babylone ! tu es souillée ! tes héros ne sont plus, et ils ont été vaincus par ces hommes que naguère nous vîmes arriver avec le bâton et la panetière.... Mais sont-ils des hommes, ceux qui ont tant de puissance? non, ce sont des dieux infernaux. L'abîme ténébreux s'est ouvert, et il en est sorti ce peuple barbare. Si c'étaient des hommes, ils craindraient la mort; mais ils sont sortis de l'enfer, et ils ne craignent point d'y rentrer. O Mahomet ! quel culte ne t'avons-nous pas rendu? quelles offrandes n'avons-nous point portées sur tes autels ? Serait-il vrai que le pouvoir du crucifié fût plus grand que le tien?.... O Jérusalem! cité infidèle et perfide, s'il arrive jamais que tu tombes à notre pouvoir, toi et le tombeau de ton Dieu, vous serez détruits de fond en comble. Il est à remarquer que ce discours singulier dont nous venons de rendre l'esprit, a beaucoup de ressemblance avec les plaintes que Gui, frère de Bohémond, adressait à Jésus-Christ, en apprenant les malheurs d'Antioche. Le chroniqueur a soin de nous dire qu'il tient ce discours d'un musulman qui était avec l'émir dans Ascalon, et qui se fit chrétien après la victoire des croisés. On a dû voir dans l'extrait de cette chronique, que Robert se plaît à faire parler les personnages qu'il met en scène ; son récit est souvent interrompu par des discours, des dialogues dont sans doute il est le plus souvent l'auteur: toutes ces parties de son ouvrage ne sont point cependant à dédaigner, car on ne doit pas oublier qu'il assistait aux événements qu'il décrit. S'il a composé lui-même les discours qu'il raconte, il l'a fait d'après les idées et les opinions du temps, et sous ce rapport ils ne sont point inutiles à l'histoire. Son style est ordinairement clair et facile; sa narration est souvent vive et animée ; plusieurs passages de son livre ne seraient point déplacés dans les meilleurs écrivains. Comme les autres chroniqueurs, le moine de Saint-Rémi, est crédule, il aime le merveilleux ; et son merveilleux a toujours quelque chose de la grandeur et de la beauté de la religion dans laquelle il prend sa source : à l'exemple des auteurs de son temps, il mêle parfois des vers à sa prose, mais on peut dire que les vers de Robert sont ce qu'il y a de moins poétique, dans son histoire toute remplie d'événements dignes de l'épopée.

 

 

 

 

 

 

 

 

ROBERTI MONACHI

S. REMIGII IN DIOECESI REMENSI

HISTORIA HIEROSOLYMITANA.

PRAEFATIO APOLOGETICA MONACHI ROBERTI IN HISTORIA HIEROSOLYMITANA.

Universos qui hanc historiam legerint, sive legi audierint, et auditam intellexerint, deprecor, ut cum in ea aliquid inurbane compositum invenerint, concedant veniam, quia hanc scribere compulsus fui per obedientiam. Quidam enim abbas, nomine N..., litterarum scientia et morum probitate praeditus, ostendit mihi unam historiam secundum hanc materiam, sed ei admodum displicebat: partim, quod initium suum quod in Clarimontis concilio constitutum fuit, non habebat; partim quod series tam pulchrae materiae inculta jacebat, et litteralium compositio dictionum incondita vacillabat. Praecepit ergo mihi ut qui Clarimontis interfui concilio, acephalae materiei caput praeponerem, et lecturis eam accuratiori stylo componerem. Ego vero, quia notarium non habui alium nisi me, et dictavi, et scripsi: sic quod continuatim paruit menti manus, et manui penna, et pennae pagina, et fidem satis praestare potest et levitas carminis, et minime phalerata compositio dictionis. Unde, si cui academicorum studiis innutrito displicet haec nostra editio, ob hoc forsitan quod pedestri sermone incedentes plus justo in ea rusticaverimus, notificare ei volumus quod apud nos probabilius est, abscondita rusticando elucidare, quam aperta philosophando obnubilare. Sermo enim semper exactus, semper est ingratus; quia quod difficili intellectu percipitur, surdiori aure hauritur. Nos vero plebeio incessu sic volumus progredi sermonem nostrum, ut quivis cum audierit, speret idem; et si fortassis idem tentaverit esse, longe separetur ab idem. Si quis affectat scire locum quo haec historia composita fuerit, sciat esse claustrum cujusdam cellae S. Remigii constitutae in episcopatu Remensi. Si nomen auctoris exigitur, qui eam composuit, Robertus appellatur.

PROLOGUS

Inter omnes historiographos Novi ac Veteris Testamenti Moses sanctus obtinet principatum, qui divino spiritu prophetiae, Hebraicis litteris, quarum ipse autor exstitit, mundi descripsit exordium, et primae aetatis ac secundae facta mirabiliora, nec non et patriarcharum gesta nobis adduxit in medium. Hujus exemplum secuti sunt Jesus Nave, Samuel et David, quorum primus Josue librum, secundus et tertius Regum historias conscripserunt. Ex hoc ergo liquido colligi potest quod revera Deo sit acceptabile, ut ad notitiam fidelium suorum litteris commendetur, cum in terra peragit quod praefixis temporibus fieri disposuit, aliquod opus mirabile. Sed quid post creationem mundi mirabilius factum est, praeter salutiferae crucis mysterium, quam quod modernis temporibus actum est in hoc itinere nostrorum Hierosolymitarum? Quod quanto studiosius quisque adverterit, tanto uberius intra mentis suae dilatatos sinus obtupescet. Hoc enim non fuit humanum opus, sed divinum. Et ideo litterali compaginatione commendari debet notitiae tam praesentium quam futurorum, ut per hoc et spes in Deum Christiana magis solidetur, et laus ejus in eorum mentibus vivacior incitetur. Nam quis regum aut principum posset subigere tot civitates et castella, natura, arte, seu humano ingenio praemunita, nisi Francorum beata gens, cujus est Dominus Deus, populus quem elegit in haereditatem sibi? (Psal. XXXII, 12.) Inferat ergo nobis Dei sapientia quod ad laudem sui nominis proferamus. Et sciant, qui haec legerint sive audierint, quod nihil frivoli, nihil mendacii, nihil nugarum, nisi quod verum est, enarrabimus.

 

 




 

 

HISTOIRE  DE LA  PREMIÈRE CROISADE,  Par ROBERT, LE MOINE.

PREFACE.

Je prie tous ceux qui liront cette histoire, ou l'entendront lire, et qui, l'ayant entendue, la comprendront, de me pardonner s'ils reconnaissent dans sa composition des choses sans élégance, car j'ai été obligé de l'écrire par obéissance. Un abbé nommé N…, recommandable par la science des lettres et la rectitude des mœurs, me montra une histoire sur ce sujet, mais dont il était grandement mécontent, partie en raison de ce qu'elle ne contenait pas le commencement du récit qui doit se prendre au concile de Clermont, partie pour ce que ces riches matériaux étaient jetés sans art, et que la composition littéraire du discours marchait incertaine et négligée. Il m'ordonna donc, comme j'avais assisté au concile de Clermont, d'attacher à cette narration la tête qui lui manquait, et d'en rendre la lecture plus agréable par un style plus soigné. N'ayant donc d'autre secrétaire que moi-même, moi-même j'ai dicté et écrit ; en sorte que, sans interruption, ma main a obéi à mon esprit, ma plume à ma main, et mon feuillet à ma plume, ce qu'attestent suffisamment la négligence du travail et la diction peu chargée d'ornements. Ainsi donc, si notre ouvrage déplaît à quelque homme nourri dans les études académiques, par la rustique simplicité du langage modeste que nous avons adopté plus que de raison, nous lui voulons notifier qu'il nous paraît plus raisonnable d'éclaircir grossièrement les choses cachées que d'obscurcir philosophiquement les choses claires. Un discours toujours soigné est toujours dépourvu d'agrément, car ce que l'intelligence comprend avec peine trouve l'oreille moins disposée à le recevoir. Nous voulons donc suivre dans le nôtre l'allure populaire, afin que quiconque l'entendra puisse espérer en faire autant, et que néanmoins, si par hasard il le tente, il se trouve en demeurer bien loin. Si quelqu'un désire connaître le lieu où a été composée cette histoire, qu'il sache qu'elle a été faite dans une cellule du cloître de Saint-Rémi, en l’évêché de Reims; et s'il veut savoir le nom de l'auteur, il s'appelle Robert.

AVANT-PROPOS.

Entre tous les historiens du nouveau et de l'ancien Testament, le premier rang est à saint Moïse, lequel, doué d'un divin esprit prophétique, a décrit en lettres hébraïques, dont il est lui-même l'inventeur, le commencement du monde et les faits merveilleux du premier et du second âge de l'univers, et a mis devant nos yeux les actions des patriarches. A son exemple, Josué, Samuel et David ont écrit, le premier, le livre de Josué ; le second et le troisième, l'histoire des Rois ; d'où l'on peut reconnaître clairement combien il est en effet agréable à Dieu que l'écriture fasse connaître à ses fidèles ses œuvres merveilleuses, lorsqu'il accomplit tout ce qu'il a résolu d'avance pour un certain temps. Mais après la création du monde, qu'y a-t-il de plus admirable si ce n'est ce qu'ont vu nos temps modernes en ce voyage des pèlerins de Jérusalem? Laquelle chose, plus on s'applique à y penser, plus elle grossit et abonde dans l'esprit émerveillé, car ce ne fut pas œuvre humaine, mais divine ; elle doit donc être exposée en des pages fidèles aux yeux des hommes, tant présents que futurs, afin qu'en Dieu s'affermisse leur chrétienne espérance, et que leur esprit s'excite plus vivement à sa louange : car quels rois ou princes auraient pu subjuguer tant de villes et forteresses, toutes fortifiées par la nature, l'art ou le travail de l'homme, si ce n'est la bienheureuse nation des Français, lesquels ont Dieu pour seigneur, et sont le peuple qu'il a choisi pour son héritage? que la sagesse de Dieu nous fournisse donc ce que nous devons dire à la louange de son nom ; et que ceux qui liront ou entendront ces choses sachent que notre récit ne contiendra rien de frivole, rien de mensonger, nulle bagatelle, et nulle autre chose que la vérité.

 

LIBER PRIMUS.

CAPUT PRIMUM.

Anno igitur Dominicae Incarnationis millesimo nonagesimo quinto, magnum inter fines Galliae concilium celebratum est, in Arvernia scilicet, in civitate quae Clarusmons appellatur. Cui papa Urbanus secundus cum episcopis et cardinalibus praefuit. Fuit autem illud concilium valde celeberrimum, conventu Gallorum ac Germanorum, tam episcoporum quam principum. Ordinatis igitur in eo rebus ecclesiasticis, exivit dominus papa in quadam spatiosae latitudinis platea, quia non poterat illos capere cujuslibet aedificii clausura. Qui hac suadela rhetoricae dulcedinis, generaliter ad omnes in haec verba prorupit, dicens : « Gens Francorum, gens transmontana, gens, sicut in pluribus vestris elucet operibus, a Deo dilecta et electa, tam situ terrarum quam fide catholica, quam honore sanctae Ecclesiae, ab universis nationibus segregata, ad vos sermo noster dirigitur, vobisque exhortatio nostra protenditur. Scire vos volumus quae lugubris causa ad vestros fines nos adduxerit, quae necessitas vestra cunctorumque fidelium attraxerit. Ab Hierosolymorum finibus et urbe Constantinopolitana relatio gravis emersit, et saepissime jam ad aures nostras pervenit quod videlicet gens regni Persarum, gens maledicta, extranea gens prorsus a Deo aliena, generatio scilicet quae non direxit cor suum, et non est creditus cum Deo spiritus ejus (Psal. LXXVII, 8) : terras illorum Christianorum invaserit ferro, rapina, incendio depopulaverit ipsosque captivos partim in terram suam abduxerit, partimque nece miserabili prostraverit ecclesias Dei aut funditus everterit, aut suorum ritui sacrorum mancipaverit. Altaria suis foeditatibus inquinata subvertunt, Christianos circumcidunt, cruorem circumcisionis, aut super altaria fundunt, aut in vasis baptisterii immergunt. Et quos eis placet turpi occubitu mulctare, umbilicum eis perforant, caput vitaliorum abstrahunt, ad stipitem ligant, et sic flagellando circumducunt, quoadusque extractis visceribus solo prostrati corruunt. Quosdam stipiti ligatos sagittant; quosdam extento collo et nudato gladio appetunt, et utrum uno ictu truncare possint pertentant. Quid dicam de nefanda mulierum constupratione? De qua loqui deterius est quam silere. Regnum Graecorum jam ab eis emutilatum est, et suis usibus emancipatum, quod transmeari non potest itinere duorum mensium. Quibus igitur ad hoc ulciscendum, ad hoc eripiendum, labor incumbit, nisi vobis, quibus prae caeteris gentibus contulit Dominus insigne decus armorum, magnitudinem animorum, agilitatem corporum, virtutem humiliandi verticem capilli vobis resistentium? Moveant vos et incitent animos vestros ad virilitatem gesta praedecessorum, probitas et magnitudo Caroli Magni regis, et Ludovici filii ejus, aliorumque regum vestrorum; qui regna Turcorum destruxerunt, et in eis fines sanctae Ecclesiae dilataverunt. Praesertim moveat vos sanctum Domini nostri Salvatoris sepulcrum, quod ab immundis gentibus possidetur, et loca sancta quae nunc inhoneste tractantur et irreverenter eorum immunditiis sordidantur. O fortissimi milites, et invictorum propago parentum, nolite degenerare, sed virtutes majorum vestrorum reminiscimini. Quod si vos charus liberorum et parentum et conjugum continet affectus, en recolite quid in Evangelio dicat Dominus: Qui amat patrem aut matrem super me, non est me dignus (Matth. X, 37). Omnis qui reliquerit domum, aut patrem, aut matrem, aut uxorem, aut filios, aut agros propter nomen meum, centuplum accipiet, et vitam aeternam possidebit (Matth. XIX, 29). Non vos protrahat ulla possessio, ulla rei familiaris sollicitudo, quoniam terra haec quam inhabitatis clausura maris undique et jugis montium circumdata, numerositate vestra coangustatur; nec copia divitiorum exuberat; et vix sola alimenta suis cultoribus administrat. Inde est quod vos invicem mordetis, et comeditis; bella movetis, et plerumque mutuis vulneribus occiditis. Cessent igitur inter vos odia, conticescant jurgia, bella quiescant et totius controversiae dissensiones sopiantur. Viam sancti sepulcri incipite, terram illam nefariae genti auferte, eamque vobis subjicite. Terra illa filiis Israel a Deo in potestatem data fuit, sicut Scriptura dicit quae lacte et melle fluit (Num. XIII, 28). Hierusalem umbilicus est terrarum, terra prae caeteris fructifera, quasi alter paradisus deliciarum. Hanc redemptor humani generis suo illustravit adventu, decoravit conversatione, sacravit passione, morte redemit, sepultura insignivit. Haec igitur civitas regalis in orbis medio posita, nunc a suis hostibus captiva tenetur, et ab ignorantibus Deum ritui gentium ancillatur. Quaerit igitur et optat liberari, et ut ei subveniatis non cessat imprecari. A vobis quidem praecipue exigit subsidium, quoniam a Deo vobis collatum est prae cunctis nationibus, ut jam diximus, insigne decus armorum. Arripite igitur viam hanc, in remissionem peccatorum vestrorum, securi de immarcessibili gloria regni coelorum. »

CAPUT II.

Haec et id genus plurima ubi papa Urbanus urbano sermone peroravit, ita omnium qui aderant affectus in unum conciliavit, ut omnes acclamarent, Deus vult; Deus vult. Quod ut venerandus pontifex Romanus audivit, erectis luminibus, in coelum Deo gratias egit, et manu silentium indicens, ait: « Fratres charissimi, hodie in vobis est ostensum quod Dominus dicit in Evangelio: Ubi duo vel tres fuerint congregati in nomine meo, ibi in medio eorum sum (Matth. XVIII, 20). « Nisi enim Dominus Deus in mentibus vestris fuisset, una omnium vestrum vox non fuisset. Licet enim vox vestra numerosa prodierit, tamen origo vocis una fuit. Propterea dico vobis quod Deus hanc a vobis elicuit, qui vestris eam pectoribus inseruit. Sit ergo vobis vox ista in rebus bellicis militare signum, quia verbum hoc a Deo est prolatum. Cum in hostem fiet bellicosi impetus congressio, erit universus haec ex parte Dei una vociferatio: DeusVult, DeusVult. Et non praecipimus aut suademus, ut senes aut imbecilles, et usui armorum minime idonei, hoc iter arripiant, nec mulieres sine conjugibus suis, aut fratribus, aut legitimis testimoniis ullatenus proficiscantur. Tales enim magis sunt impedimento quam adjumento; plus oneri quam utilitati. Divites in opibus subveniant, et expeditos ad bellum de suis facultatibus secum ducant. Presbyteris sive clericis cujuscunque ordinis absque episcoporum suorum licentia non licet ire, quoniam inutilis eis fieret haec via, si irent sine illorum licentia. Quia nec laicis expedit peregrinari, nisi cum sui benedictione sacerdotis. Quicunque ergo hujus sanctae peregrinationis animum habuerit, et Deo sponsionem inde fecerit, eique se litaturum hostiam vivam, sanctam, Deo placentem, devoverit, signum Dominicae crucis in fronte sua sive in pectore praeferat. Qui vero inde voti compos ingredi voluerit, inter scapulas retro ponat. Tales quippe bifaria operatione complebunt illud Domini praeceptum, quod ipse jubet per Evangelium: Qui non bajulat crucem suam et venit post me, non est me dignus (Luc. XIV, 27). »

His ita completis, unus ex cardinalibus, nomine Gregorius, pro omnibus terrae prostratis dixit confessionem suam, et sic omnes pectora sua tundentes, impetraverunt de his quae male commiserant absolutionem, et facta absolutione, benedictionem; et benedictione consecuta, ad propria remeandi licentiam. Et ut cunctis claresceret fidelibus quod haec via a Deo non ab homine sit constituta (sicut a multis postea comperimus) ipso die quo haec facta et dicta sunt, fama praeconans tantae constitutionis totum commovit orbem, ita ut etiam in maritimis Oceani insulis divulgatum esset, quod Hierosolymitanum iter in concilio sic stabilitum fuisset. Gloria provenit inde Christianis et exsultatio; gentilibus autem Persis et Arabiae cultoribus, moeror et trepidatio. His additur animi magnitudo, illis incutitur pavor et mentis hebetudo: adeo coelestis tuba percrepuit, quod ubique gens omnis infesta Christiano nomini intremuit. Elucet igitur quod non fuit humanae vocis officium, sed Spiritus Domini qui replet orbem terrarum (Sap. I, 7).

Ad sua itaque reversus est unusquisque laicorum. Et Urbanus papa, in crastinum residere fecit conventum episcoporum: quibus residentibus accepit consilium, quem praeponeret tantae multitudini peregrinari cupientium, quia nondum erat inter eos aliquis nominatorum principum. Universi vero elegerunt Podiensem episcopum asserentes eum rebus humanis ac divinis valde esse idoneum, et utraque scientia peritissimum, suisque in actionibus multividum. Ille itaque, licet invitus, suscepit quasi alter Moses ducatum ac regimen Dominici populi, cum benedictione domini papae ac totius concilii. O quot diversae aetatis ac potentiae seu domesticae facultatis homines in illo concilio cruces susceperunt, et viam sancti sepulcri spoponderunt! Hinc divulgatum est ubique terrarum illud concilium venerabile, et ad aures regum ac principum pervenit concilii constitutum honorabile. Placuit omnibus, et plus quam trecenta millia mente iter concipiunt, et adimplere satagunt, prout unicuique posse contulit Dominus. Jamque turmatim exsultare coepit Francigenae gentis unanimitas; et desiderio jam cum Turcis pugnabat eorum proba ferocitas.

CAPUT III.

Erat in illis diebus quidam, qui eremita exstiterat, nomine Petrus, qui apud illos qui terrena sapiunt magni aestimabatur, et super ipsos praesules et abbates apice religionis efferebatur, eo quod nec pane nec carne vescebatur, sed tamen vino aliisque cibis omnibus fruebatur, et « summam abstinentiam in deliciis quaerebat. » Hic ea tempestate collegit sibi non modicam equitum peditumque multitudinem, et iter suum direxit per Hungariam. Associatur autem quidam duci Teutonicorum, nomine Godefrido, qui erat Eustachii Boloniensis comitis filius, sed officio dignitatis dux erat Teutonicus. Hic vultu elegans, statura procerus, dulcis eloquio, moribus egregius, et in tantum lenis ut magis in se monachum quam militem figuraret. Hic tamen, cum hostem sentiebat adesse, et imminere praelium, tunc audaci mente concipiebat animum, et quasi leo frendens ad nullius pavebat occursum. Et quae lorica vel clypeus sustinere posset impetum mucronis illius? Hic cum fratribus suis Eustachio et Balduino, et magna manu militum peditumque per Hungariam iter arripuit. Per viam scilicet, quam Carolus Magnus, incomparabilis rex Francorum, olim suo exercitui fieri usque ad Constantinopolim praecepit. Primus igitur Petrus Eremita cum suis, et magna gente Alemannorum, Constantinopolim venit; et copiosam Langobardorum gentem, multosque alios ex diversis locorum spatiis aggregatos invenit. Quibus imperator licentiam introeundi civitatem nunquam praebuit; quia virtutem Christianae militiae et maxime Francorum suspectam semper habuit. Idem tamen mercatum eis habere concedebat, quod et in civitate erat; prohibueratque illis, ne transirent illud vicini aequoris spatium quod vocatur Sancti Georgii Brachium, quoadusque veniret formidabilis exercitus Francorum. Turcorum enim infinitus numerus erat, qui adventum illorum bestiali mente sitiebant. In quorum manus si ipsi, absentibus Francorum principibus, devenissent, sicut postea rei probavit eventus, omnes aequaliter morti subjacerent. « Sed omnis congregatio hominum quae bono auctore non gubernatur, si ei languidum caput dominatur, in deterius labitur et quotidie languescit, et a salute elongatur. » Propterea et hi, quia prudentem principem qui eorum dominaretur non habebant, reprehensibilia opera faciebant. Ecclesias enim et urbis palatia destruebant, et quae in eis erant auferentes, plumbum quo tegebantur abstrahebant, et Graecis vendebant. Unde imperator, Alexius nomine, vehementer iratus fuit, et aequoreum Sancti Georgii Brachium transmeare praecepit; qui ultra progressi, ducem sibi elegerunt, et quemdam Rainaldum sibi praeposuerunt; qui licet principem haberent, eadem tamen rapinae opera agere non cessabant. Nam domos quas inveniebant igni comburebant, et ecclesias bonis suis et facultatibus denudabant. Sic Nicomediam usque venerunt, et inde Romaniae terram intraverunt.

CAPUT IV.

Tribus igitur diebus ambulando consumptis, ultra Nicaeam urbem perrexerunt, et quoddam castrum, cui nomen erat Exerogorgo, gente vacuum invenerunt; in quod intrantes repererunt magnam ubertatem frumenti, carnis et vini, omniumque bonorum quae sunt humanae vitae sustentaculum. Turci vero metu Francorum perterriti, longe ab illa terra secesserant, sed tamen exploratores suos dimise ant, qui iliis adventum nostrorum et quomodo se haberent, nuntiarent. Qui ut per internuntios compererunt, quod venerant rapere, non possidere; destruere, non retinere: protinus contra illos accurrerunt, et castellum in quo erant, obsidione circumdederunt. Erat quippe ingens numerus illorum et copiosa multitudo. Ante portam castelli erat puteus, et juxta ex altera parte fons vivus, juxta quem Rainaldus princeps Christianorum exierat, et insidiis positis, eorum praestolabatur adventum. Turci vero nil haesitantes irruerunt in eum, et multos qui cum eo erant occiderunt; alii autem in castrum fugerunt. Illi autem aquam eis omnino abstulerunt, et in magno cruciatu per aquae penuriam Christianos immiserunt. Erat autem festivitas S. Michaelis, quam venerari debet omnis anima fidelis. Obsessi autem in tantam sitis angustiam devenerunt, quod venis equorum incisis boumque et asinorum aliarumque pecudum sanguinem eliciebant et bibebant: Alii terram humectiorem fodiebant, et sic ori apponebant, ardoremque sitis temperabant: Quidam urinam suam in vase, aut in manibus suis mingebant; et quod dictu mirabile [miserabile?] est, absorbebant. Quid plura? Nullum erat vitae solatium, nisi sola mors pereuntibus erat subsidium.

Tandem princeps illorum Rainaldus cum Turcis furtivum iniit foedus, malens temporalem vitam retinere quam pro Christo mortem in tali martyrio subire. Dispositis itaque agminibus suis, simulavit cum adversariis inire congressionem, sed mox ut exiit, fecit ad illos cum multis aliis digressionem. Heu! heu! meticulosus miles, non ab austro, sed ab aquilone progressus, quam enerviter et effeminate pro coelesti rege et regno dimicavit! Qui necdum vel levi stipula tactus, martyrium subire perhorruit; et fidei Christianae professionem, sanus, eques, et armatus, abdicavit! Jure igitur apud Deum evanescentis gloriae jacturam promeruit, et in sortem illius qui sedem suam elegit ad aquilonem devenit. Qui vero remanserunt, nec Christianae fidei titulum mutare voluerunt, mortis exterminium pertulerunt.

CAPUT V.

Igitur ex tota illa multitudine occiderunt Turci quos voluerunt, et quos libuit (uti placuit) captivaverunt. Quosdam ad signum positos sagittabant, et omni ludibrio, prout eis placuit, servos Dei contumeliis afficiebant, et illi maluerunt sic occumbere gloriose quam negantes fidem Dei, cum eis infeliciter vivere. Deus vero, ut credimus, recepit eos in septa sempiterni paradisi sui, quoniam noluerunt a fide sua peregrinari. Jam quippe diabolica legio victrix exsultat, et contra Petrum Eremitam, qui erat in quodam castello, nomine Civito, dimicat. Erat autem illud castrum supra Nicaeam civitatem constitutum. Contra quod Turci dum cursum suum dirigerent, obviaverunt Waltero, qui erat primicerius et signifer agminis Eremitae. Sed licet miles egregius claruisset tot militiae titulis, his tamen omnino resistere non valuit, sed tamen pretiosam mortem suam, multo Turcorum sanguine commendavit. Irruit enim in illos velut ursus esuriens in animalia, et quos in occursum invenit, prostravit et vita privavit. Similiter et qui cum eo erant armati, adhuc vivi jam necem quam erant passuri fortiter vindicabant, et quandiu eis arma valuerunt, hostes de victoria nunquam tripudiaverunt. Sed ibi multitudo audaciam, non audacia multitudinem separavit, nisi quod animositas numerositatem sextuplo minuerit. Fractis tandem armis et non animis, laudabili morte , sic in bello, sicut pro Deo, vitam terminaverunt, eosque in sortem coelitum angelici spiritus transtulerunt. Tunc primum Turci, revolutis cadaveribus suorum, cognoverunt, quod cum quibus pugnaverunt, fuerunt Franci. His ita patratis pars Turcorum cucurrit ad castra Christianorum; et ibi unum presbyterum missam celebrantem invenerunt, quem ante altare detruncaverunt . O felix felicis presbyteri martyrium, cui praebuit ducatum Dominici corporis viaticum! Similiter quotquot invenerunt, aut occiderunt aut abduxerunt. Petrus vero Eremita abierat, et Constantinopolim remeaverat. In castello autem quod supra memoravimus, cui nomen Civito, remanserat Christianorum plurima multitudo; et qui de castris sive de praelio vivi evaserant, retro ad illud castellum confluxerant; quos Turci insequentes, strues lignorum, ut nostros comburerent, circumposuerunt. Sed qui obsessi erant de tuitione vitae solliciti, ignem in strues immiserunt, et Dei nutu flante vento, plerosque de hostibus combusserunt. Turci tandem illos vi comprehenderunt, et secundum ludibrium suum variis poenarum generibus affectos, alios occiderunt, alios in captivitatem vendiderunt. Qui tamen aliquo casu seu ingenio evaserunt, ad Brachium S. Georgii reversi sunt, et jubente nequissimo imperatore Constantinopolim regressi sunt. Imperator quidem cum suis Graecis de victoria Turcorum exsultavit, et omnia arma nostrorum, ut eos inermes redderet, callide comparavit. His ita gestis, huic narrationi terminum ponamus, et stylum retro convertentes, quomodo illuc convenerit nostra gens Francorum, et cum quibus principibus, disseramus.

 

HISTOIRE

DE LA

PREMIÈRE CROISADE

 

LIVRE PREMIER.

I

L'an de l'incarnation 1095, s'assembla dans la Gaule un grand concile en la province d'Auvergne et en la ville appelée Clermont. Il fut présidé par le pape Urbain II, des cardinaux et des évêques; ce concile fut très célèbre par un grand concours de Français et d'Allemands, tant évêques que princes. Après y avoir réglé les affaires ecclésiastiques, le pape sortit sur une place spacieuse, car aucun édifice ne pouvait contenir ceux qui venaient l'écouter. Alors, avec la douceur d'une persuasive éloquence, s'adressant à tous : « Hommes français, hommes d'au-delà des montagnes, nations, ainsi qu'on le voit briller dans vos œuvres, choisies et chéries de Dieu, et séparées des autres peuples de l'univers, tant par la situation de votre territoire que par la foi catholique et l’honneur que vous rendez à la sainte Église, c'est à vous que nous adressons nos paroles, c'est vers vous que se dirigent nos exhortations nous voulons vous faite connaître quelle cause douloureuse nous a amené dans vos pays, comment nous y avons été attiré par vos besoins et ceux de tous les fidèles. Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits souvent déjà nos oreilles en avaient été frappées ; des peuples du royaume des Persans, nation maudite, nation entièrement étrangère à Dieu, race qui n'a point tourné son cœur vers lui, et n'a point confié son esprit au Seigneur, a envahi en ces contrées les terres des Chrétiens, les a dévastées par le fer, le pillage, l'incendie, a emmené une partie d'entre eux captifs dans son pays, en a mis d'autres misérablement à mort, a renversé de fond en comble les églises de Dieu, ou les a fait servir aux cérémonies de son culte ; ces hommes renversent les autels, après les avoir souillés de leurs impuretés; ils circoncisent les Chrétiens, et font couler le sang des circoncis, ou sur les autels, ou dans les vases baptismaux, ceux qu'ils veulent faire périr d'une mort honteuse, ils leur percent le nombril, en font sortir l'extrémité des intestins, la lient à un pieu, puis, à coups de fouet, les obligent de courir autour jusqu'à ce que, leurs entrailles sortant de leur corps, ils tombent à terre, privés de vie. D'autres, attachés à un poteau, sont percés de flèches ; à quelques autres, ils font tendre le cou, et, se jetant sur eux, le glaive à la main, s'exercent à le trancher d'un seul coup. Que dirai-je de l'abominable pollution des femmes? il serait plus fâcheux d'en parler que de a s'en taire. Ils ont démembré l'empire grec, et en ont soumis à leur domination un espace qu'on ne pourrait traverser en deux mois de voyage. A qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu'ils ont envahi, si ce n'est à vous, à qui le Seigneur a accordé par dessus toutes les autres nations l'insigne gloire des armes, la grandeur de l'âme, l'agilité du corps et la force d'abaisser la tête de ceux qui vous résistent? Que vos cœurs s'émeuvent et que vos âmes s'excitent au courage par les faits de vos ancêtres, la vertu et la grandeur du roi Charlemagne et de son fils Louis, et de vos autres rois, qui ont détruit la domination des Turcs et étendu dans leur pays l'empire de la sainte Église. Soyez touchés surtout en faveur du saint sépulcre de Jésus-Christ, notre sauveur, possédé par des peuples immondes, et des saints lieux qu'ils déshonorent et souillent avec irrévérence de leurs impuretés. O très courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres; que si vous vous sentez retenus par le cher amour de vos enfants, de vos parents, de vos femmes, remettez-vous en mémoire ce que dit le Seigneur dans son Évangile : Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi.[1] Quiconque abandonnera pour mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle.[2] Ne vous laissez retenir par aucun souci pour vos propriétés et les affaires de votre famille, car cette terre que vous habitez, renfermée entre les eaux de la mer et les hauteurs des montagnes, tient à l'étroit votre nombreuse population; elle n'abonde pas en richesses, et fournit à peine à la nourriture de ceux qui la cultivent : de là vient que vous vous déchirez et dévorez à l'envi, que vous élevez des guerres, et que plusieurs périssent par de mutuelles blessures. Éteignez donc entre vous toute haine, que les querelles se taisent, que les guerres s'apaisent, et que toute l'aigreur de vos dissensions s'assoupisse. Prenez la route du saint sépulcre, arrachez ce pays des mains de ces peuples abominables, et soumettez-le à votre puissance. Dieu a donné à Israël en propriété cette terre dont l'Écriture dit qu'il y coule du lait et du miel[3] ; Jérusalem en est le centre; son territoire, fertile par dessus tous les autres, offre pour ainsi dire les délices d'un autre paradis : le Rédempteur du genre humain l'a illustré par sa a venue, honoré de sa résidence, consacré par sa Passion, racheté par sa mort, signalé par sa sépulture. Cette cité royale, située au milieu du monde, maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu: elle vous demande donc et souhaite sa délivrance, et ne cesse de vous implorer pour que vous veniez à son secours. C'est de vous surtout qu'elle attend de l'aide, parce qu'ainsi que nous vous l'avons dit, Dieu vous a accordé, par dessus toutes les nations, l'insigne gloire des armes : prenez donc cette route, en rémission de vos péchés, et partez, assurés de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. »

II.

Le pape Urbain ayant prononcé ce discours plein d'urbanité et plusieurs autres du même genre, unit en un même sentiment tous ceux qui se trouvaient présents, tellement qu'ils s'écrièrent tous : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ce qu'ayant entendu le vénérable pontife de Rome, il rendit grâces à Dieu, les yeux élevés au ciel, et, de la main demandant le silence, dit : « très chers frères, aujourd'hui se manifeste en vous ce que le Seigneur a dit dans son Évangile : Lorsque deux ou trois seront assemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. Car si le Seigneur Dieu n'eût point été dans vos âmes, vous n'eussiez pas tous prononcé une même parole : et en effet, quoique cette parole soit partie d'un grand nombre de bouches, elle n'a eu qu'un même principe; c'est pourquoi je dis que Dieu même l'a prononcée par vous, car c'est lui qui l'avait mise dans votre sein. Qu'elle soit donc dans les combats votre cri de guerre, car cette parole est issue de Dieu : lorsque vous vous élancerez avec une belliqueuse impétuosité contre vos ennemis, que dans l'armée du Seigneur se fasse entendre généralement ce seul cri : Dieu le veut! Dieu le veut! Nous n'ordonnons ni ne conseillons ce voyage ni aux vieillards, ni aux faibles, ni à ceux qui ne sont pas propres aux armes; que cette route ne soit point prise par les femmes sans leurs maris, ou sans leurs frères ou sans leurs garants légitimes, car de telles personnes sont un embarras plutôt qu'un secours, et deviennent plus à charge qu'utiles. Que les riches aident les pauvres, et emmènent avec eux, à leurs frais, des hommes propres à la guerre ; il n'est permis ni aux prêtres, ni aux clercs, quel que puisse être leur ordre, de partir sans le congé de leur évêque, car s'ils y allaient sans ce congé, le voyage leur serait inutile ; aucun laïque ne devra sagement se mettre en route, si ce n'est avec la bénédiction de son pasteur; quiconque aura donc volonté d'entreprendre ce saint pèlerinage, en prendra l'engagement envers Dieu, et se dévouera en sacrifice comme une hostie vivante, sainte et agréable à. Dieu, qu'il porte le signe de la croix, du Seigneur sur son front ou sur sa poitrine; que celui qui, en accomplissement de son vœu, voudra se mettre en marche, la place derrière lui entre ses épaules; il accomplira par cette double action le précepte du Seigneur, qui a enseigné dans son Évangile : Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi.[4] »

Ce discours terminé, tous se prosternèrent à terre. Un des cardinaux, nommé Grégoire, prononça pour eux Le Confiteor; et alors tous, se frappant la poitrine, obtinrent l'absolution des fautes qu'ils avaient commises, et après l'absolution, la bénédiction, et après la bénédiction, la permission de s'en retourner chez eux; et afin qu'il parût à tous les fidèles que ce voyage était l'arrêt de Dieu, et non des hommes, le même jour où furent faites et dites ces choses, la renommée, ainsi que nous l'avons appris de beaucoup de personnes, prenant soin de les publier, fît retentir par toute la terre cette grande résolution; en sorte qu'il fut connu dans les îles de l'Océan que le pèlerinage de Jérusalem avait été décidé dans le concile. Les Chrétiens s'en glorifièrent, et en ressentirent des transports de joie : les Gentils, habitant la Perse et l'Arabie, tremblèrent et furent saisis de tristesse, l’âme des uns en fut élevée, l'esprit des autres frappé de crainte et de stupeur; et en telle sorte retentit la trompette céleste, qu'en tous lieux frémirent les ennemis du nom chrétien. Il est donc manifeste que ce ne fut pas l'œuvre de la voix de l'homme, mais l'esprit de Dieu, qui remplit toute la terre.

Chacun des laïques retourna chez soi, et le pape Urbain fît le lendemain siéger l'assemblée des évêques, pour délibérer de celui qu'il mettrait à la tête de cette multitude disposée à entreprendre le pèlerinage, car il n'y avait encore parmi eux aucun des princes que nous allons bientôt nommer. Ils élurent unanimement l'évêque du Puy, tous affirmèrent qu'il était très propre aux choses humaines comme aux choses divines, très versé dans l'une et l'autre science, et clairvoyant dans ses actions. Celui-ci donc, comme un autre Moïse, accepta, bien que malgré lui et avec la bénédiction de monseigneur le pape et de tout le concile, la conduite et le gouvernement du peuple du Seigneur. Oh! combien d'hommes divers d'âge, de puissance et de fortune domestique, prirent la croix en ce concile, et s'engagèrent au voyage du saint sépulcre! De là se répandit sur toute la terre la renommée de ce vénérable concile, et ses honorables décisions parvinrent aux oreilles des rois et des princes ; cela plut à tous, et plus de trois cent mille personnes conçurent la résolution de prendre celle route, et se préparèrent à accomplir leur vœu selon les facultés que le Seigneur avait données à chacun. Déjà la race des Francs s'élançait toute entière par troupes, et déjà leur vertueux courage combattait en espérance contre les Turcs.

III.

Il était dans ces temps-là un ermite nommé Pierre, estimé parmi ceux qui entendent le mieux les choses de la terre, et supérieur en piété à tous les évêques et les abbés, car il ne se nourrissait ni de pain ni de chair, mais cependant se permettait le vin et tous les autres aliments, et cherchait ses plaisirs dans la plus haute abstinence. Il rassembla en ce temps autour de lui une grande multitude de cavaliers et de piétons, et prit sa route par la Hongrie. Il s'associa un duc des Teutons, nommé Godefroi, fils d'Eustache, comte de Boulogne, mais revêtu de la dignité de duc des Teutons. Il était, beau de visage, haut de stature, agréable en ses discours, excellent dans ses mœurs, et en même temps d'une telle douceur qu'il paraissait avoir en lui plus du moine que du chevalier; cependant lorsqu'il se sentait en présence de l'ennemi, et quand approchait l'instant du combat, son âme se remplissait de volontés audacieuses, et, semblable à un lion frémissant, il ne craignait la rencontre de personne, et quelle cuirasse, quel bouclier pouvaient soutenir le choc de son épée ! Il prit sa route par la Hongrie avec ses frères, Eustache et Baudouin, et une grande troupe de chevaliers; suivant le chemin par lequel Charlemagne, l'incomparable roi des Francs, avait ordonné à son armée de se rendre à Constantinople. L'ermite Pierre arriva d'abord à Constantinople avec les siens et un grand nombre d'Allemands. Il y trouva rassemblés beaucoup de Lombards et d'autres de pays divers et éloignés. L'empereur ne leur donna point permission d'entrer dans sa ville, car il avait toujours redouté le courage des guerriers chrétiens, et particulièrement des Francs ; il leur permit cependant de venir acheter dans la ville, mais il leur interdit de dépasser le détroit voisin, appelé le Bras de Saint-George, jusqu'au moment où arriverait la formidable armée des Francs. Il y avait sur l'autre rive un nombre infini de Turcs qui aspiraient à leur arrivée avec une brutale impatience, et si, comme l’a prouvé ensuite l'événement, les hommes de l'ermite Pierre étaient tombés en leurs mains en l'absence des chefs des Francs, tous auraient été mis à mort. Cependant tout rassemblement d'hommes qui n'est point gouverné par l'autorité d'un bon commandant, mais suit un chef sans force, tombe en décadence, s'affaiblit chaque jour, et finit par trouver sa perte. A cause de cela, et parce qu'ils n'avaient pas un prince prudent pour les commander, ils faisaient des choses répréhensibles, détruisaient les églises et les palais des villes, emportaient ce qu'ils y trouvaient, arrachaient les plombs de la couverture et les vendaient aux Grecs, de quoi l'empereur nommé Alexis fut violemment irrité et leur ordonna de passer au-delà du Bras-de-Saint-George. Ayant donc été plus loin, ils s'élurent un chef, et mirent à leur tête un certain Renaud ; mais, quoiqu'ils l'eussent pour commandant, ils ne cessaient pas de se livrer à la rapine; ils brûlaient les maisons qu'ils rencontraient sur leur chemin, et dépouillaient les églises de leurs ornement et de tout ce qu'elles, possédaient. Ils vinrent ainsi jusqu'à Nicomédie, et entrèrent dans la terre de Romanie :

IV.

après y avoir erré trois jours, ils s'avancèrent au-delà de la ville de Nicée. Ils arrivèrent à un château nommé Exerogorgo,[5] dans lequel il n'y avait personne; en y entrant ils y trouvèrent une grande abondance de froment, de viande, de vin, et de toutes les choses qui servent à soutenir la vie de l'homme. Les Turcs s'en étaient éloignés par crainte des Francs, mais avaient cependant envoyé leurs espions pour les instruire de l'arrivée des nôtres et de la manière dont ils se comportaient; ayant appris par eux que les Francs étaient venus ravir et non posséder, détruire et non garder, ils accoururent aussitôt contre eux, et assiégèrent le château, dans lequel ils étaient. Il y avait une grande multitude de Turcs : devant la porte du château était un puits, et tout contre, de l'autre côté, une fontaine d'eau vive. Renaud, chef des Chrétiens, était sorti par là, et ayant placé des embuscades, attendait leur venue. Les Turcs se jetèrent sur lui sans hésiter, et tuèrent beaucoup de ceux qui étaient avec lui ; les autres s'enfuirent dans le château. Les assiégeants les privèrent tout à fait d'eau, et réduisirent par là les Chrétiens à une grande détresse : c'était alors la fête de saint Michel, que doit célébrer avec vénération toute âme fidèle. La soif les réduisit à de telles extrémités qu'ils ouvraient les veines des chevaux, des bœufs, des ânes et autre bétail, en tiraient le sang et le buvaient, d'autres aspiraient l'humidité de la terre en y appliquant leur bouche, et tempéraient ainsi l'ardeur de leur soif; d'autres lâchaient leur urine dans des vases ou dans leurs mains, et, chose étonnante à dire, ils la buvaient. Que dirai-je de plus? ils n'éprouvaient aucun soulagement, et la mort seule venait à leur secours.

Alors leur chef, Renaud, fit secrètement alliance avec les Turcs, aimant mieux conserver une vie temporelle que de mourir pour le Christ en tel martyre. Ayant donc rangé ses troupes, il feignit de sortir pour aller combattre les ennemis, mais aussitôt qu'il fut sorti, il déserta vers eux avec beaucoup d'autres. Las! hélas! chevalier peureux, venu non du midi, mais du nord, qui combattit si lâchement et si mollement pour le roi et le royaume céleste, qui, avant même d'avoir été frappé d'un léger chalumeau de paille, eut horreur du martyre, et sain encore, chevalier et armé, renonça à la foi du Christ. À bon droit donc mérita-t-il de perdre et voir s'évanouir pour lui la gloire du séjour céleste, et tomba en partage à celui qui a choisi sa résidence au pays de l'aquilon. Ceux qui demeurèrent fidèles et ne voulurent pas abandonner la foi chrétienne souffrirent tous la mort

V

: les Turcs, dans cette multitude, massacrèrent à leur gré les uns, à leur gré firent les autres captifs : ils attachaient ceux-ci à des poteaux et les perçaient de flèches, et faisaient par jeu souffrir toutes sortes d'outrages aux serviteurs de Dieu, lesquels aimèrent mieux mourir ainsi glorieusement que de vivre déplorablement avec les autres en reniant leur foi. Dieu, nous le croyons, les a reçus en l'enceinte de son éternel paradis, parce qu'ils n'ont pas voulu s'écarter de la foi qu'ils lui devaient. La légion diabolique, enflée de sa victoire, alla livrer combat à Pierre l'ermite, lequel était en un château nommé Civitot : ce château était situé au dessus de la ville de Nicée. En marchant contre lui, les Turcs rencontrèrent Gautier, capitaine et commandant de la troupe de l'ermite; mais bien que cet excellent chevalier signalât en cette occasion tout l'honneur de la chevalerie, il ne fut pas en état de résister ; du moins sa précieuse mort se recommanda par le sang d'un grand nombre de Turcs. Il se précipita sur eux comme un ours affamé sur les bêtes des champs, renversa et priva de vie tous ceux qui se trouvèrent sur son passage; de même ce qu'il avait avec lui d'hommes d'armes vengèrent courageusement, tandis qu'ils vivaient encore, la mort qu'ils allaient recevoir, et tant que les armes les secondèrent, leurs ennemis n'eurent pas à se réjouir de la victoire ; mais ici fut vaincu le courage par la multitude, non la multitude par le courage, et pourtant le courage des nôtres avait réduit de cinq sixièmes le nombre des ennemis ; mais enfin, leurs armes brisées et non leur vaillance, ils terminèrent ainsi leur vie dans le combat pour le nom de Dieu, par une mort louable, et les anges transportèrent leurs âmes au séjour des cieux. Alors les Turcs, retournant les cadavres des leurs, reconnurent que ceux avec lesquels ils avaient combattu étaient des Francs ; ils coururent au camp des Chrétiens, et y trouvant un prêtre qui célébrait la messe, le massacrèrent au pied de l'autel. O heureux martyre de cet heureux prêtre, à qui le corps du Seigneur servit de saint viatique et de guide vers les cieux ! ils tuèrent de même ou emmenèrent tout ce qu'ils trouvèrent ; l'ermite Pierre s'en était allé et retourné à Constantinople. Dans ce château de Civitot cependant était demeurée une grande multitude de Chrétiens, et tous ceux qui s'étaient échappés vivants du camp ou du combat y avaient afflué. Les Turcs les ayant suivis, placèrent autour des amas de bois pour brûler ceux qui étaient dans le château ; mais les assièges, actifs à défendre leur vie, mirent le feu à ce bois, et par l'ordre de Dieu le souffle du vent excitant la flamme, plusieurs des ennemis furent brûlés. Cependant les Turcs emportèrent le château par force, et, selon leur plaisir, firent souffrir à ceux qui étaient dedans divers supplices, tuèrent, les uns, et vendirent les autres comme esclaves : ceux qui eurent le bonheur et l'habileté de s'échapper, regagnèrent le Bras-de-Saint-George, et par l'ordre du très méchant empereur de Constantinople, s'en retournèrent dans leur pays. Cet empereur se réjouit avec ses Grecs de la victoire des Turcs, et acheta cauteleusement toutes les armes des nôtres afin de les laisser sans défense. Après ceci nous allons terminer notre récit, et, retournant en arrière, exposer de quelle manière se rassemblèrent nos Francs, et sous quels chefs.

LIBER SECUNDUS.

CAPUT PRIMUM.

 Interea dum haec aguntur, de remotis occidentalium partibus, a parte aquilonis excitavit Dominus comites duos, quibus unum nomen, una consanguinitas, aequa potestas, idem et armis et animis, etiam gloria consulatus compares, Northmannus scilicet et Flandrensis comes, cum quibus Hugo Magnus, frater Philippi regis Francorum, qui ipso tempore Franciam suo subjugabat imperio. Hic honestate morum, et elegantia corporis, et animi virtute, regalem de qua ortus erat commendabat prosapiam. Cum quo et Stephanus Carnotensis comes, qui a bonis initiis pravos deinceps obtinuit exitus. O quam alii innumeri optimates et minoris famae consules, cum his sunt associati tam ejusdem Franciae quam majoris et minoris Britanniae! A parte australi mota sunt castra Podiensis episcopi, et comitis Sancti Aegidii, nomine Raimundi. Vir iste cum praedives esset, et temporalibus bonis locupletatus, omnia sua vendidit, et viam deliberationis sancti sepulcri arripuit. Ecce praesentialiter nunc videmus in re, quod olim Dominus promisit per os Isaiae prophetae. Ait enim: Noli timere, quia ego tecum sum. Ab aquilone adducam semen tuum, et ab occidente congregabo te. Dicam Aquiloni: Da; et Austro: Noli prohibere: affer filios meos de longinquo, et filias meas ab extremis terrae (Isa. XLIII; 5, 6; Psal. LXVII, 5). Nunc, ut videmus, filii Dei et filiae, Hierosolymam tendunt ab extremis terrae; auster et aquilo nutritos suos non audent prohibere. Revera nunc Dominus ascendit super occasum, quoniam requiescit in animabus occidentalium. Nunc occidens illustrare parat orientem, et novis sideribus suis excitatis, qua premebatur, depellere caecitatem. Et cum inter tanta agmina enitesceret terribilis fulgor armorum, hunc tamen reverberaret, si intueri posset, splendor animorum. Hi ad bellum unanimiter incedunt, non ut fugiant, sed ut aut moriantur, aut vincant. Mori quippe nullum vitae credunt dispendium; vincere vero divini subsidii est praeconium. Hi ergo memorati principes, quos supra diximus, satis congruo tempore de suis sedibus exierunt, sed natale solum transeuntes, diverso tempore et itinere transalpinaverunt. Itaque per Italiam iter direxerunt, et divina praeeunte custodia, secundo appulsu Romam usque pervenerunt. Et, o gloriosa Christi militia, quam non potuerunt continere tam spatiosae urbis intra incolatus sui spatia vel domicilia! et ob hoc multi extra urbem ex principibus sua fixere tentoria. Ibi aliquot diebus commorantes, loca sancta peregrina consuetudine perambulaverunt, et se sanctorum apostolorum, aliorumque meritis ac precibus commendaverunt. Ac sic apostolica benedictione percepta, ab urbe discesserunt, et per Apuliam suas acies direxerunt.

CAPUT II.

Cum vero sic incederent, rumor tanti exercitus ad aures cujusdam terrae illius principis pervenit , nomine Boamundi, qui tunc erat in obsidione Malphi super littus Scaphardi pelagi constituti. Qui hoc audiens, fecit inquiri quibus principibus tantus exercitus regatur, quibus armis muniatur, quo ordine incedant, utrum rapere venerant, aut sibi necessaria compararent. Cui ab inquisitoribus relatum est de principibus, quod Hugo Magnus, Philippi regis Francorum germanus, signifer et dux sit tantae militiae, Robertus comes Northmannus, Robertus comes Flandrensis, Stephanus comes Carnutensis, Raimundus comes Sancti Aegidii, et episcopus Podiensis duces erant et domini. Exercitus autem sic devote et seriatim procedebat, quia cui nocuerit nullus erat. Arma equitum tam idonea erant, quia in tanto procinctu militiae Dei conveniebat. Nam quis carneus oculus loricarum, aut galearum, aut scutorum, aut lancearum, sole radiante, ferre poterat intuitum! Pedites vero omni genere telorum sic praemuniti sunt, quia si obviam sibi veniret, omni orienti terrorem incuterent. Et cum sic telis et armis accingantur, tamen ut inermes peregrini necessaria sibi mercantur. Quae cum audisset vir circumspectus et divitiis opulentissimus, talia verba protulit coram omnibus: « Gratias agere Deo omnes debemus, qui in sua potestate habet omnium corda et quo vult inclinat ea. Quis enim tot principes, tantum populum in unum collegisset, nisi eorum mentibus ipse praesideret? » Cumque requireret quod signum gestarent peregrinationis, didicit, quod aut in fronte aut in scapulis dextris signum ferebant sanctae crucis. Cum vero per campos discurrendo bellico usui se exercerent, et jocando invicem alter in alterum hastas vibrarent, omnes una voce clamabant dicentes: Deus vult, Deus vult. Et hoc signum erat bellici clamoris ipsorum. Et cum haec iterum audiret vir prudens et mente capax, magis ac magis in Deo exsultavit, quia omnia haec non tantum esse hominum intellexit. Qui statim eadem devotione succensus, duo pretiosa pallia jussit afferri, et ex eis corrigiatim incisis praecepit cruces fieri. Tunc dixit omnibus tam peditibus, quam militibus: « Si quis est Domini, jungatur mihi. O milites nune mei, estote Dei; et viam sancti sepulcri mecum incipite; et quae mea sunt, ut vestra, assumite. Nonne et nos Francigenae sumus? Nonne parentes nostri de Francia venerunt, et terram hamc militaribus armis sibi mancipaverunt? Proh dedecus! Ibunt consanguinei et fratres nostri sine nobis ad martyrium, imo ad paradisum! In omnibus futuris temporibus debet ascribi tam nobis quam liberis nostris retrograda animi inopia, si, nobis absentibus, agitur haec divina militia. » Et cum his et istis similibus animosus miles finem daret, omnes clamaverunt qui aderant, dicentes: « Nos tecum ibimus et absque retractatione viam S. sepulcri promittimus. » Tunc vir sapiens et astutus cruces jussit afferri, quas praeceperat fieri. Quibus allatis dixit: « Si dictis vestris facta unire vultis, de crucibus istis unusquisque accipiat unam: et acceptio crucis, sponsio viae fiat. » Tunc tot ad accipiendum confluxerunt, ut multis accipere affectantibus cruces defuerint. Audientes igitur optimates Apuliae, et Calabriae, et Siciliae , quod Boamundus crucem viae S. sepulcri susceperat, omnes ad eum confluunt, et tam mediocres quam potentes, senes quam juvenes, servi quam domini, viam S. sepulcri promittunt. Dux vero Apuliae, ut haec vidit et audivit, vehementer indoluit, quoniam solus cum parvulis ac mulieribus in ducatu suo remanere pertimuit . Erat autem dux ille frater Boamundi, uterque filii scilicet Roberti Wischardi.

Dum vero Boamundus viae necessaria paravit, Francigenae ad marinos portus pervenerunt: alii scilicet ad Brundosium, alii ad Barim, alii Otrentum mare intraverunt. Hugo siquidem Magnus, et Wilermus Marchisi filius, in portu Barim mare intraverunt, et Durachium usque navigaverunt. Quos ut deprehendit adesse dux loci illius, captus iniqua cogitatione, illos continuo jussit apprehendi, et apprehensos Constantinopolim transduci. Edixerat enim subdolus imperator, ut omnes Hierosolymitani caperentur, et ad se Constantinopolim ducerentur. Volebat namque, ut omnes sibi fidelitatem facerent, ut scilicet suum esset quidquid per arma acquirerent. Sed deprehensi, cum ad urbem venerunt, magnum sibi solatium invenerunt, quoniam ducem Godefridum cum magno exercitu repererunt. Flere prae gaudio potuit, qui Hugonem Magnum et ducem Godefridum invicem amplexari et osculari conspexit. Gaudet Hugo Magnus se fuisse comprehensum, quia meruit hac occasione adduci ad ducem Godefridum. Gaudet dux, quia amplexatur pracordialem amicum et cognatum suum et totius generositatis nobilem virum. Gaudet alter in altero innovatum foedus amicitiae, et antiquae familiaritatis, et quod in utroque inerat insigne decus probitatis. In his duobus viris primo denudatae sunt fraudes imperatoris, sicut mox sequentia declarabunt. Dux Godefridus prior omnium Francorum principum Constantinopolim venit , quia per Hungariam recto gressu profectus est. Venit atque duobus diebus ante Natale Domini, et hospitari voluit extra urbem; sed subdolus imperator eum inter suburbana recepit. Speravit interim dux ibi securum remanere se posse, donec venirent agmina gentis Francigenae. Et cum per aliquot dies mittere coepit clientes suos ad comparanda necessaria, dolosus imperator praecepit Turcopolis suis et Pincenatibus, ut in insidiis positi eos invaderent et occiderent. Sed Balduinus frater ducis, cognita eorum nequitia, occultavit se, et eorum praevenit insidias, quia dum suos sequerentur ut occiderent, forti animo et virili impetu illos invasit, et sic, Deo juvante, illos superavit, pluresque ex eis occidit, et captos fratri suo duci praesentavit. Quod cum audisset imperator, iratus est, quia cognovit denudatas esse Francis dolositates et insidias suas. Dux, ut cognovit erga se suosque imperatorem iratum esse, de suburbanis illius exivit, et extra urbem sua tentoria fixit. Sole igitur occidente, cum nox superficiem terrae cooperuisset, satellites imperatoris praesumpserunt ducem invadere, sed divina adminiculante gratia, cum magno sui detrimento, vix manus illius potuerunt evadere. Alter in alterum irruit, sed alter altero praestantior fuit; dux cum suis frendens ut leo, illos cito dispersit, et septem occidit, caeteros insecutus usque ad portam civitatis . Dux inde ad tentoria sua rediit, et quietus deinceps mansit. Imperator autem pacem ab eo per internuntios quaesivit, et tandem impetravit, et mercatum ei et suae genti, sicut in civitate erat, habere permisit.

Interea gens Gallicana coepit appropinquare regiae civitati, Podiensis episcopus, et comes S. Aegidii, comites quoque Northmannus, Flandrensis, et Stephanus Carnutensis.

Dum haec itaque aguntur, ut diximus, prospero successu Boamundus Apuliensis, paratis suis stipendiis tanto itineri congruentibus, mare intravit, et in Bulgariam regionem transnavigavit, cum quo erant nobilissimi principes, Tancredus videlicet nepos suus, et Marchisi filius Richardus princeps, et omnes terrae illius optimates, qui tantam in Bulgaria copiam repererunt, quod a fructu frumenti, vini et olei omnes multiplicati sunt. Deinde descendentes in vallem Andronopolis ibi tandiu quietaverunt, quousque omnes transfretaverunt. Illic Boamundus vir prudens comminatus est suo exercitui, ne aliquis aliquid alicui violenter auferret, sed unusquisque quod sibi competebat compararet. Tandem transfretatis omnibus, in quamdam regionem intraverunt, bonis omnibus uberrimam, et de villa in villam, de castello in castellum, de civitate in civitatem progredientes, Castoriam pervenerunt, et ibi solemnitatem Dominicae Nativitatis celebraverunt, et per dies plurimos dictaverunt. Cumque forum rerum venalium ab indigenis quaererent, impetrare nequiverunt, quoniam omnes a facie eorum confugiebant, aestimantes nostros advenisse causa praedandi, et omnem terram depopulandi. Ideo nostri compulsi sunt ciborum inopia, rapere, praedari, oves, boves. arietes, hircos, porcos, et quae usui ciborum erant utilia. Egressi de Castoria venerunt in Palagoniam, in qua erat quoddam castrum haereticorum, quod undique aggressi sunt, et crepantibus buccinis, et telis ac sagittis volantibus illico ceperunt, et spoliatum omnibus bonis, cum suis habitatoribus igni combusserunt. Nec id eis injuria contigit, quia illorum detestabilis sermo ut cancer serpebat; jamque circumjacentes regiones suo pravo dogmate foedaverat, sicut et ipsos a recta fide sua foeda intentio abstulerat. Denique in crastinum ad flumen Bardarum venientes, plures ipso die transierunt, alii vero qui sole stante transire nequiverant, remanserunt. In crastinum illos qui remanserant, invadit exercitus imperatoris , summo diluculo aurora jam lucescente, et omnes occidere aut captos vinctosque abducere, in animo habebant. Quibus dum nostri fortiter resisterent, rumor pervenit ad aures Boamundi et Tancredi. Tancredus vero non diu ferens suos ita injuriis affici, equo volitans ad flumen rediit, et secum equo et armis in illud injecit, eumque duo millia equitum sunt insecuti. Qui protinus advenientes invenerunt Turcopolas et Pincenates cum eis dimicantes, in quos subito, ut effrenati irruentes, multos neci dederunt, et plures captos in vincula conjecerunt, et loris irretitos ad Boamundum adduxerunt. Quos ut vidit, Deo gratias egit, et hilari vultu subridens, eis per interpretem dixit: « Gens male sana, quare quaeritis occidere gentem nostram et Dei? nos sumus Christianae fidei consortes et domestici, et peregrini milites S. sepulcri. Nos neminem vestrum quaerimus laedere, nec imperatori vestro molimur aliquid auferre. » Ad haec illi respondentes dixerunt: « Domine, conductitii milites sumus imperatoris, et donativa nostra promereri ab eo desideramus. Quo ei libet vadimus, quod praecipit facimus, et magis illi quam Deo obedimus. Nos tamen bene recognoscimus quod magis oportet obedire Deo quam hominibus (Act. V, 29). Imperator noster magis perhorrescit agmina vestra quam coeli fulmina, quia plus intelligit vos velle eum regno suo privare quam velle peregrinari, et ideo non cessat malum erga vos machinari. Sed propter Deum, cujus peregrini et milites estis, dignemini nostri misereri. » Ad haec verba vir egregius commotus spiritu misericordiae, condonavit eis vitam et illaesos abire permisit.

Et dum sic laeto successu procederet, Francorum exercitus Constantinopolim convenerat, et ejus praestolabatur adventum, quem audierat illic in proximo affuturum. Imperator autem cum vidisset castra Dei undique sic affluere, et exercitum suum, quem miserat contra Boamundum, sic dissipatum esse, exaestuans animo coepit admodum anxiari, et fraudulentae cogitationes in corde ejus versari . Tandem simulavit animum, et quasi de ejus adventu gratulabundus esset, misit obviam Boamundo, qui eum per civitates et castella sua gratanter exciperent, et ad se cum honorificentia conducerent. Compertum vero nostri habebant quod non agebat hoc de aliquo famulatu amicitiae, sed secreta cordis simulatione. Indigenae autem terrae illius, accepto imperatoris imperio, catervatim victui necessaria conferebant et pretio satis competenti vendebant. Sicque venientes ad civitatem, quae Susa memoratur, Boamundus ibi suum dimisit exercitum, et Constantinopolim cum paucis perrexit ad imperatoris colloquium. Tancredus autem remansit dux et custos exercitus, et noluit ibi diutius manere, quia extranei ibi erant cibi quos sibi oportebat emere, et eduxit eos seorsum in vallem satis omnibus bonis uberrimam et corporalibus incrementis satis opimam.

CAPUT III.

Interea Boamundus dum adventaret civitati, Francorum exercitus pars maxima venit ei obviam, et unanimiter receperunt eum, sicut mater unicum filium. Boamundus autem ut conspicatus est tot consules, tot duces, tot optimates obviam sibi occurrere, in coelum manus erigens, obortis prae gaudio lacrymis, flevit uberrime, et osculatis pluribus, vix tandem repressis singultibus, ut loqui potuit, suffusus ora fletibus in haec verba exorsus est fari : « O bellatores Dei et indeficientes peregrini sancti sepulcri, quis ad haec peregrina loca vos adduxit, nisi ille qui filios Israel ex Aegypto per mare Rubrum sicco vestigio transduxit? Quis alius inseruit vobis animum ut relinqueretis possessiones vestras, et natale solum? Cognatos et affines, conjuges et liberos abdicastis, imo et omni corporeae voluptati renuntiastis. Nunc iterum secundo regenerati estis, per confessionem scilicet et poenitentiam, quam quotidie duris laboribus exhibetis. O felices qui in tali opere deficient; qui ante visuri sunt paradisum quam patriam suam . O ordo militum, nunc terque quaterque beatus, qui huc usque fuisti homicidii sanguine deturpatus, nunc sanctorum sudoribus compar martyrum coelesti es diademate laureatus. Hucusque exstitisti incitamentum irae Dei. Nunc vero reconciliatio gratiae ipsius, et propugnaculum fidei suae. Quapropter, invicti milites, quia nunc primum incoepimus Deo militare, non gloriemur in viribus sive in armis nostris, sed in Deo potentissimo omnium, quoniam ipsius est bellum nostrum, et ipse dominabitur gentibus. » Boamundus cum haec et plura id genus praetenderet, conciliavit in se animos audientium, et magnam gratiam invenit in conspectu omnium. Tunc omnes cum eo ad civitatem venerunt, et ad hospitium suum, quod ei imperator praeparari jusserat extra urbem, deduxerunt. Subdolus itaque imperator videns crescere castra Dei, et de die in diem augmentari, inops animi, expers sensus, pauper consilii, ira vehementi coepit inflammari. Nesciebat quid ageret, quo se verteret, quorsum, si eum urgeret necessitas, fugeret. Timebat enim ne tantus et tantorum exercitus in se consurgeret. « Mens enim fraude plena semper anxiatur, et est sollicita, et quod machinatur alteri, pertimescit semper sibi machinari. » Sed nostri hoc prorsus non quaerebant, quia contra Christianos praeliari nolebant. Tandem jussit ad se vocari Boamundum, et cum illo et cum Graecis suis hujuscemodi habuit consilium. Requisivit a nostris, ut sibi principes exercitus facerent hominium, id est, securitatem pacis, et ipse conduceret eis per desertas regiones quas ingressuri erant forum rerum venialium omnium, et in omnibus bellicis negotiis sui praesentiam, et suae gentis auxilium; juraret etiam generaliter omnibus quod omnia quibus indigebant in armis et vestimentis, ipse suppleret, nec amplius ulli peregrino sancti sepulcri noceret, aut noceri consentiret. Hoc consilium cum detectum fuisset, placuit in cordibus fere omnium, quoniam plerosque angebat necessitas rerum temporalium. Fecerunt igitur ei cum sacramento hoc hominium tali conditione, ut tandiu duraret, quandiu ipse perseverasset in sacramento suo et promissione. Comes vero Sancti Aegidii cum requisitus fuisset de hominio, id nullatenus facere voluit, sed si ei crederetur, tota civitas cum suis habitatoribus et ipso imperatore destrueretur. Sed non erat ratio ut tam regia civitas, tantaeque Deo sacratae destruerentur ecclesiae, et tot sanctorum corpora aut igne cremarentur, aut suis sedibus viduarentur. Tandem comes sancti Aegidii aliorum suasionibus evictus, assensum praebuit, et in haec verba ei fidelitatem promisit dicens: « Alexio imperatori juro, quod nunquam per me aut per meos vitam aut honorem amittet, aut quidquid hodie juste aut injuste possidet. » Hanc illi fiduciam juravit et imperator acquievit; juravit deinde idem imperator dicens : « Ego Alexius imperator juro Hugoni Magno et Godefrido duci, caeteris qui hic astant Francorum principibus, quod nunquam in vita mea injuriabor ullum peregrinum sancti sepulcri, aut permittam injuriari, et quod cum illis pergam in bellicis negotiis, et pro posse meo mercatum sufficientem illis conduci faciam. » Nemo miretur quod tot et tam nobiles Franci, quasi coacti hominium fecerunt, quoniam si res ex ratione pensetur, quia vere coacti fuerint invenietur. Intraturi enim erant terram desertam et inviam, terram ab omnibus bonis prorsus alienam, et sciebant quia « diurnum laborem ferre non sufficit, cui victus quotidianus deficit. » Pro hujusmodi angaria, facta fuit haec hominii pactio; sed in mente imperatoris semper mansit fraudulenta factio. Et bene competeret hominii rata conciliatio, si apud imperatorem foret integrae fidei assertio. Sed quidquid stipulavit, totum cum verbo exinanivit, maluitque perjurii noxam incurrere quam gentem Francorum a suis finibus non elongare.

CAPUT IV.

Sed ne omnino videamur ut elingues praeterisse urbem regiam, loquamur aliquid de ea, quoniam dissonum non videtur ab historia.

Legimus in quadam historia quod Constantinus imperator Romanus, cum quadam nocte in civitate quae Byzantium memoratur, obdormisset, visionem vidit , quae in hunc modum ei apparuit. Anus quaedam veste dissipata et quasi semicinctis circumsepta, veniebat ad eum, et suae opis flagitabat subsidium. Vestem exigebat qua indueretur, cooperturam qua tegeretur, alimoniam qua pasceretur; promisitque ei rex continuo se subventurum, et indubitanter postulata collaturum. Et sic visio disparuit. Tunc vir potentissimus somno excitus, cum in corde suo quaenam esset visio haec versaretur divino nutu intellexit, civitatem ipsam in qua erat auxilium quaerere et se in melius restitui peroptare. Sicque Constantinus a fundamentis illam erexit, et de suo nomine Constantinopolim appellavit, quam Romae moenibus altis, aedificiorum structura nobili coaequavit et pari gloria et honore terreno sublimem reddidit: quae « sicut Roma est caput occidentis, ita et illa civitas debet esse Orientis. » Est autem sita inter Adriaticum mare et illud quod nunc vocatur Brachium Sancti Georgii, supra quod moenia civitatis locata sunt. Haec prae cunctis aliis urbibus fecunda est pingui agro et omni marinarum divitiarum mercimonio. Hanc itaque divino nutu conditam nemo dubitet, quoniam praevidit Deus quod erat futurum quod nos modo videmus impletum. Nisi enim talis condita fuisset civitas, orientalis Christianitas ubi diffugium habuisset? Ibi nunc receptaculum habent sanctissimae reliquiae sanctorum prophetarum et apostolorum, et innumerabilium martyrum sanctorum, quae illuc translatae sunt a facie paganorum. Asia et Africa olim fuerunt Christianorum, quae nunc subjiciuntur immundis ritibus gentilium. Ideo talis effecta est urbs regia Constantinopolis, ut sanctarum, quas supra diximus, reliquiarum foret tutissima regia. Et ideo debet bene Romae coaequari dignitate sanctuarii, et excellentia regiae dignitatis, nisi quod Roma est papali apice sublimata, et caput et summa totius Christianitatis. De his ergo loqui sufficiat, et hic secundus liber finem recipiat.

 

LIVRE DEUXIÈME.

I. 

Pendant que tout ceci se passait, le Seigneur fit venir du nord des pays éloignés de l'Occident deux comtes d'un même sang, portant le même nom, égaux en puissance, armes et courage, également illustres par le rang de comte, savoir les comtes de Normandie et de Flandre, auxquels se joignit Hugues le Grand, frère de Philippe, roi des Français, qui tenait alors la France sous son empire. Hugues, par l'honnêteté de ses mœurs, sa beauté et sa vaillance, honorait le sang royal dont il était sorti ; ils étaient aussi accompagnés d'Etienne, comte de Chartres, qui, d'un bon commencement, fit ensuite sortir une mauvaise fin. Ah ! quelle foule innombrable de seigneurs et princes de moindre renom, tant de France que de la grande et la petite Bretagne, se joignit à ceux-ci! Des contrées du midi partit l'armée de l'évêque du Puy et de Raimond, comte de Saint-Gilles, celui-ci, possédant de grandes richesses, et comblé de biens temporels, vendit tout son avoir, et se résolut au voyage du saint sépulcre. Et voilà que présentement nous avons vu se réaliser ce qu'autrefois le Seigneur a promis par la bouche du prophète Isaïe : « Ne craignez point, parce que je suis avec vous. J'amènerai des enfants de l'Orient, et je vous rassemblerai de l'Occident; je dirai à l'aquilon : Donnez-moi mes enfants, et au midi, ne les empêchez point de venir ; amenez mes fils des climats les plus éloignés, et mes filles des extrémités de la terre.[6] » Et maintenant nous voyons les fils et les filles de Dieu arriver à Jérusalem, des extrémités de la terre, et ni le vent du sud, ni l'aquilon, n'osent arrêter ses enfants. Le Seigneur en effet s'est levé maintenant sur l'Occident, car il repose dans l'esprit des Occidentaux. Maintenant l'Occident se prépare à éclairer l'Orient, et lui envoie de nouveaux astres dissiper la cécité sous laquelle il gémissait. Si les yeux pouvaient soutenir l'éclat terrible des armes qui brillent au milieu de toutes ces multitudes, ils y venaient reluire la splendeur des courages : ils marchent unanimement au combat, décidés, non à fuir, mais à mourir ou à vaincre; ils ne pensent pas que mourir soit perdre la vie, et vaincre sera pour eux proclamer le secours divin. Les princes dont nous avons parlé quittèrent dans le même temps leurs demeures; mais, traversant leur pays natal, ils passèrent les montagnes à des époques diverses et par divers chemins; ils prirent leur route par l'Italie, et sous la garde de Dieu, arrivèrent heureusement à Rome. O glorieuse milice du Christ, que ne put contenir cette ville si spacieuse dans l'intérieur de ses murs et les demeures de ses habitants ! Plusieurs donc de ces princes dressèrent leurs tentes hors de la ville; là, demeurant quelques jours, ils parcoururent selon la coutume tous les lieux consacrés par de saints pèlerinages, et se recommandèrent aux mérites et aux prières des maints apôtres et des autres saints. Après avoir reçu la bénédiction apostolique, ils quittèrent la ville, et dirigèrent leurs troupes par la Pouille :

II.

comme ils y entraient, le bruit d'une si grande armée parvint aux oreilles d'un certain prince de cette terre, Boémond, alors au siège d'Amalfi, située sur le rivage de la mer. Il fit demander par quel chef était commandée une si grande armée, de quelles armes elle était munie, dans quel ordre elle marchait, et si elle venait piller ou acheter les choses dont elle avait besoin. Ceux qu'il avait chargés de ses demandes lui rapportèrent que Hugues le Grand, frère de Philippe, roi des Français, était à la tête de toutes ces troupes, qui avaient pour chefs et seigneurs Robert, comte de Normandie; Robert, comte de Flandre; Etienne, comte de Chartres; Raimond, comte de Saint-Gilles, et l'évêque du Puy. Cette armée marchait avec tant de dévotion et de gravité, que nul ne se pouvait trouver à qui elle eût fait tort. Les armes étaient dignes des chevaliers, ainsi qu'il convenait, en une si grande entreprise, à la milice du Seigneur. Quel œil mortel aurait pu, à l'éclat du soleil, soutenir la vue de tant de cuirasses, de tant de casques, de tant de boucliers, de tant de lances? Les fantassins étaient fournis d'armes, de traits de toutes les sortes, afin de frapper de terreur tout l'Orient, s'il venait à leur rencontre ; et, pourvus de tant de traits et d'armes, ils achetaient, comme de faibles pèlerins, toutes les choses dont ils avaient besoin. Lorsqu'il eut entendu ceci, cet homme, sage et très opulent en richesses, prononça devant tous les paroles suivantes : « Nous devons tous rendre grâces à Dieu, qui tient les cœurs en sa puissance, et les incline du côté qu'il lui plaît. Comment tant de princes et de peuples se seraient-ils réunis, s'il n'eût lui-même dirigé leur volonté ? » Ayant demandé quel signe portaient les pèlerins, on lui dit qu'ils portaient sur le front ou sur l'épaule droite l'image de la sainte croix ; et que lorsque, s’exerçant dans les champs aux travaux de la guerre, ils couraient, par jeu, les uns contre les autres, en vibrant leurs lances, tous d'une voix s'écriaient : Dieu le veut! Dieu le veut ! Lorsque cet homme prudent et de grand esprit entendit encore ce cri, il loua Dieu de plus en plus, car il comprit que tout cela n'était pas seulement l'œuvre de l'homme ; et aussitôt, enflammé d'une dévotion pareille, il se fit apporter deux manteaux précieux, et, les faisant couper en lanières, ordonna qu'on en formât des croix ; puis il dit à tous ses hommes, tant, piétons que chevaliers : « Si quelqu'un appartient au Seigneur, qu'il se joigne à moi. O vous, mes chevaliers, soyez les chevaliers de Dieu, et prenez avec moi la route du saint sépulcre, et servez-vous de tout ce qui m'appartient comme de votre bien! ne sommes nous pas de race française? nos pères ne sont-ils pas venus de France, et ne se sont-ils pas rendus maîtres de cette terre à main armée ? O honte ! nos parents et frères iraient sans nous au martyre, sans nous au paradis! Si cette divine milice va combattre sans nous, nous et nos enfants serons à juste titre accusés dans tous les siècles à venir d'avoir rétrogradé et défailli du courage de nos ancêtres. » Lorsque le vaillant chevalier eut fini ce discours, et encore quelques autres semblables, tous ceux qui étaient présents s'écrièrent et dirent : « Nous irons avec toi, et promettons irrévocablement de faire le voyage du saint sépulcre. » Alors cet homme sage et habile ordonna d'apporter les croix qu'il avait fait faire; et lorsqu'elles furent apportées, dit : « Si vous voulez joindre les faits à vos paroles, prenez chacun une de ces croix, et prendre une croix sera s'engager à faire le pèlerinage. » Alors tous vinrent en foule pour en prendre; et tant en voulurent que les croix manquèrent. Les grands de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, apprenant que Boémond avait pris la croix pour aller au saint sépulcre, affluèrent tous autour de lui; et, tant petits que grands, vieux que jeunes, serfs que seigneurs, promirent de faire le pèlerinage du saint sépulcre. Mais le duc de la Pouille, voyant et entendant ces choses, fut grandement attristé, car il craignit de rester seul dans son duché avec les femmes et les petits enfants. Ce duc était frère de Boémond, et tous deux fils de Robert Guiscard.

Lorsque Boémond eut préparé les choses nécessaires au voyage, les Francs se rendirent dans les ports de mer. Les uns s'embarquèrent à Brindes, les autres à Bari, les autres à Otrante. Hugues le Grand et Guillaume, fils du Marquis, se mirent en mer dans le port de Bari, et naviguèrent jusqu'à Durazzo. Le gouverneur de ce lieu, apprenant leur arrivée, conçut un inique dessein; il ordonna de les saisir incontinent, et de les envoyer à Constantinople, car l'artificieux empereur avait donné ordre que tous les pèlerins de Jérusalem fussent pris et envoyés vers lui à Constantinople, voulant que tous lui fissent serment de fidélité, et tinssent pour sien tout ce qu'ils acquerraient par les armes. Mais lorsque les prisonniers arrivèrent à Constantinople, ils y trouvèrent un grand sujet de joie, car le duc Godefroi y était arrivé avec une grosse armée. Qui aurait vu Hugues le Grand et le duc Godefroi s'embrasser et baiser à l'envi, en eût pu pleurer de joie. Hugues le Grand se réjouissait de sa captivité, parce qu'elle lui avait été l'occasion de venir trouver le duc Godefroi ; et le duc était joyeux d'embrasser son cousin et ami de cœur, et un noble homme tout généreux ; et tous deux se félicitaient ensemble de renouveler les liens de leur amitié et de cette ancienne intimité qu'avait entre eux formée l'insigne éclat de leur vertu. Ce fut à l'égard de ces deux hommes que se laissa voir d'abord la fourberie de l'empereur telle qu'il la manifesta par la suite. Le duc Godefroi, qui avait pris son chemin directement par la Hongrie, arriva, de tous les chefs des Francs, le premier à Constantinople. Il y parvint deux jours avant la nativité du Seigneur, et voulut demeurer hors de la ville. Mais le rusé empereur le reçut dans l'enceinte des murs; le duc espérait cependant y pouvoir demeurer en sûreté jusqu'à l'arrivée des bataillons des Francs, et comme il commença à envoyer chaque jour ses compagnons pour acheter les choses dont il avait besoin, le fourbe empereur ordonna à ses Turcopoles et à ses Pincenates de se mettre en embuscade pour les attaquer et les tuer. Mais Baudouin, frère du duc, ayant connu leur perfidie, se cacha, et prévint leurs embûches; car, comme ils suivaient les siens pour les tuer, il les attaqua avec un grand courage et une mâle vigueur, et Dieu aidant, les vainquit, tua plusieurs d'entre eux, et en amena d'autres captifs au duc, son frère. L'empereur ayant appris ceci, fut en colère, parce qu'il vit que ses fourberies et ses embûches étaient dévoilées aux Francs. Lors le duc, connaissant que l’empereur était irrité contre lui et les siens, sortit des murs, et dressa ses tentes hors de la ville. Au soleil couchant, lorsque la nuit commença à couvrir la face de la terre, les satellites de l'empereur osèrent assaillir le duc; mais, par le secours de la grâce divine, ce fut à leur grand dommage, et à peine purent-ils échapper à son bras. Ils se jetèrent les uns sur les autres, mais les uns l'emportèrent sur les autres. Le duc, suivi des siens, semblable à un lion rugissant, les dissipa du premier coup, en tua sept, et poursuivit les autres jusqu'à la porte de la cité. Le duc revint à ses tentes, où, de ce moment, il demeura tranquille. L'empereur, par ses envoyés, lui demanda la paix et l'obtint, et permit à lui et à ses gens d'acheter dans la ville ce qui leur était nécessaire.

Cependant commencèrent à s'approcher de la cité royale les gens venus de France, l'évêque du Puy, le comte de Saint-Gilles, et aussi les comtes de Normandie, de Flandre, et Etienne, comte de Chartres.

Tandis que se passaient les choses que nous venons de raconter, Boémond de la Pouille, après avoir préparé à ses frais toutes les choses nécessaires à un tel voyage, entra en mer, et navigua heureusement jusqu'au pays de Bulgarie ; avec lui étaient de nobles seigneurs, à savoir Tancrède, son neveu et fils du Marquis, le prince Richard, et tous les grands de ce pays, qui trouvèrent en Bulgarie une grande abondance de vivres, car le froment, le vin et l'huile y croissent à foison. De là, ils descendirent dans la vallée d'Andrinople, ils s'y reposèrent quelque temps, jusqu'à ce que tous eussent passé la mer. Boémond, homme prudent, défendit à son armée que personne prît violemment le bien d'autrui, et ordonna que chacun achetât ce qui lui était nécessaire. Tous ayant traversé la mer, ils entrèrent dans un pays très abondant en toutes sortes de biens; et, passant de village en village, de château en château, de ville en ville, ils arrivèrent à Castorée, où ils célébrèrent la fête de la Nativité du Christ, et séjournèrent plusieurs jours. Lorsqu'ils demandaient aux gens du pays à acheter des denrées, ils n'en pouvaient rien obtenir, car tous pensaient que les nôtres venaient pour piller et dévaster toutes leurs terres. Les nôtres furent donc forcés, par disette d'aliments, de ravir et enlever les brebis, les bœufs, les béliers, les boucs, les porcs, et toutes les choses bonnes à leur nourriture. Sortis de Castorée, ils vinrent au pays de Pélagonie, et y trouvèrent un certain château d'hérétiques, qu'ils attaquèrent au son des trompettes ; aussitôt volèrent les traits et les flèches ; ils le prirent, enlevèrent tout ce qui s'y trouvait, et le brûlèrent avec ses habitants. Et cela ne leur fut pas imputé à tort, car la détestable parole de ces gens-là gagnait comme le chancre; déjà ils avaient rallié à leurs dogmes pervers les pays circonvoisins, et les enlevaient à la véritable foi, pour les attacher à leurs doctrines corrompues. Le jour suivant, les nôtres étant venus à la rivière de Bardarius, plusieurs la passèrent le même jour; d'autres, qui ne le purent avant le coucher du soleil, demeurèrent en arrière. Le lendemain, au point du jour, comme déjà reluisait l'aurore, l'armée de l'empereur attaqua ceux qui étaient demeurés de l'autre côté de la rivière; tandis qu'ils se défendaient courageusement, le bruit du combat parvint aux oreilles de Boémond et de Tancrède. Tancrède ne pouvant souffrir un seul instant l'outrage fait aux siens, vola vers le fleuve, de toute la vitesse de son cheval, s'y élança avec son cheval et ses armes, et fut suivi de deux mille chevaliers. Abordant aussitôt, ils trouvèrent les Turcopoles et les Pincenates aux mains avec nos gens; et, se jetant tout-à-coup sur eux comme des furieux, en tuèrent un grand nombre, en prirent et lièrent plusieurs, et les amenèrent à Boémond, ainsi chargés de liens. En les voyant, il rendit grâces à Dieu; et souriant d'un visage joyeux, il leur dit par interprète : « Gens de peu de sens, pourquoi cherchez-vous à tuer nos hommes, qui sont aussi ceux de Dieu? nous sommes compagnons et serviteurs de la foi chrétienne et chevaliers pèlerins du saint sépulcre, nous ne cherchons aucunement à vous faire dommage, et n'avons point dessein de rien enlever à votre empereur. » A cela ils lui répondirent : « Seigneur, nous sommes des hommes d'armes à la solde de l’empereur, et voulons gagner notre paie, nous allons où il lui plaît, faisons ce qu'il ordonne, et lui obéissons plus qu'à Dieu ; nous reconnaissons bien cependant qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ; notre empereur redoute plus vos armées que la foudre du ciel, car il est persuadé que vous avez plutôt intention de le priver de son royaume que volonté d'aller en pèlerinage; et partant, il ne cesse de machiner pour vous faire quelque dommage; mais, pour l'amour de Dieu, dont vous êtes les pèlerins et les chevaliers, daignez nous prendre en miséricorde. » Cet homme excellent, touché de compassion à ces paroles, leur donna la vie, et les laissa aller sans leur faire de mal.

Pendant qu'il s'avançait ainsi par une marche prospère, l'armée des Francs se rassemblait de tous côtés à Constantinople, et attendait son arrivée car on avait appris qu'il s'approchait. L'empereur voyant une telle affluence dans le camp du Seigneur, et l'armée qu'il avait envoyée contre Boémond ainsi dispersée, son esprit commença à s'agiter de soucis, et il roula dans son cœur des desseins de trahison. Cependant il dissimula sa pensée ; et comme s'il eût été réjoui de l'arrivée de Boémond, il envoya au devant de lui des gens pour le recevoir gracieusement dans ses villes et ses châteaux, et le conduire vers lui avec de grands honneurs. Mais les nôtres avaient reconnu qu'il n'agissait point ainsi pour lui rendre un service d'amitié, mais pour cacher les sentiments de son cœur. Cependant les habitants du pays venaient en foule, par l'ordre de l'empereur, apportera Boémond les vivres nécessaires, et les lui vendaient à haut prix. En arrivant à la ville appelée Suze, Boémond se sépara de son armée, et vint à Constantinople, accompagné d'un petit nombre de gens, pour conférer avec l'empereur. Tancrède demeura chef et chargé de l'armée ; il ne voulut pas s'arrêter plus longtemps à Suze, parce qu'il n'y trouvait à manger que des aliments auxquels il n'était pas accoutumé, et qu'il lui fallait acheter; il conduisit son armée dans une vallée très abondante en toutes sortes de biens et riche d'aliments propres à la nourriture du corps.

III.

Cependant Boémond arrivant à Constantinople, une grande partie de l'armée des Francs vint à sa rencontre, et tous le reçurent comme une mère reçoit son fils unique. Boémond voyant tous ces princes, tous ces chefs, tous ces grands, venir au devant de lui, leva les mains au ciel ; et la joie faisant couler ses larmes, il pleura abondamment. Après en avoir embrassé plusieurs, pouvant à peine contenir ses sanglots, dès qu'il fut en état de parler, il s'exprima en ces mots, d'un son de voix encore mâle de larmes : « O guerriers de Dieu, infatigables pèlerins du saint sépulcre, qui vous a amenés en ces terres étrangères, si ce n'est celui qui conduisit à pieds secs, à travers la mer Rouge, les fils d'Israël sortant d'Egypte? Quel autre a pu mettre en vous la volonté de quitter ainsi vos biens et votre sol natal? Vous avez abandonné vos parents et vos alliés, vos femmes et vos enfants ; vous avez renoncé à toutes les délices corporelles; vous êtes maintenant régénérés de nouveau par la confession et par la pénitence qu'attestent chaque jour vos rudes travaux. O heureux ceux qui mourront au milieu d'une telle œuvre, ils verront le paradis avant de revoir leur patrie ! O ordre de chevalerie maintenant trois et quatre fois heureux ! qui, jusqu'à présent, souillé d'un sang homicide, aujourd'hui participant des sueurs des saints, êtes couronné de lauriers comme les martyrs ! Vous fûtes jusqu'à ce jour aux yeux de Dieu un sujet de colère ; aujourd'hui vous réconciliez le monde à sa grâce, et devenez le rempart de sa foi; c'est pourquoi, invincibles chevaliers, maintenant que nous commençons à combattre pour lui, ne nous glorifions plus de nos forces et de nos armes, mais glorifions le nom tout-puissant de Dieu, car c'est lui-même qui combat pour nous, et c'est lui qui soumet les peuples. » Boémond, par ce discours et plusieurs autres de même sorte, se concilia les esprits de ceux qui l'entendirent, et trouva faveur aux yeux de tous. Tous allèrent avec lui à Constantinople, et le conduisirent à la maison que l'empereur avait ordonné de lui préparer hors de la ville. L'empereur donc voyant s'accroître et augmenter de jour en jour le camp du Seigneur, faible en courage, pauvre de sens, et dénué de sagesse, commença à s'enflammer d'une violente colère ; il ne savait que faire, où se tourner, où fuir, si la nécessité l'exigeait ; il craignait que cette puissante et redoutable armée ne s'élevât contre lui, car l'esprit rempli de fraude est toujours agité d'inquiétude et de soucis ; et ce qu'il machine contre les autres, il craint toujours qu'on ne le machine contre lui; mais les nôtres n'y songeaient aucunement, car ils ne voulaient pas combattre contre des Chrétiens. Cependant il fit appeler vers lui Boémond, et tint en cette sorte conseil avec lui et avec ses Grecs. Il requit les chefs des nôtres de lui prêter hommage, c'est-à-dire de faire serment qu'ils lui garderaient la paix, et promit de leur faire conduire, à travers les régions désertes dans lesquelles ils allaient entrer, des vendeurs de toutes denrées, et il leur assura la présence et le secours des siens dans leurs opérations militaires, il jura aussi de leur fournir tout ce qui leur manquait en armes et vêtements, et de ne plus faire dommage à aucun pèlerin du saint sépulcre, ni souffrir qu'on leur en fît. Cette intention, lorsqu'il l'eut fait connaître, plut sincèrement à tous, car plusieurs souffraient grande disette des choses temporelles. Ils lui prêtèrent donc hommage sous serment, à cette condition de le tenir tant qu'il garderait lui-même son serment et sa promesse. Mais le comte de Saint-Gilles, lorsqu'il fut requis de faire hommage, ne le voulut point; et si on l'eût cru, on aurait détruit toute cette ville avec ses habitants et son empereur. Mais ce n'était pas raison que de détruire une tant royale cité, tant de saintes églises de Dieu, et de brûler tant de corps saints, ou de les enlever des lieux de leur résidence. Le comte de Saint-Gilles, vaincu par les raisonnements de ses compagnons, consentit à faire comme eux, et promit fidélité en ces termes : « Je jure à l'empereur Alexis qu'il ne perdra, par moi ou les miens, ni la vie, ni l'honneur, ni rien de ce qu'il possède aujourd'hui, justement ou injustement. » Ce fut ainsi qu'il fit sa promesse, et l'empereur consentit à la recevoir. L'empereur jura ensuite en ces termes : « Moi, l'empereur Alexis, je jure à Hugues le Grand et au duc Godefroi, et aux autres chefs francs ici présents, que jamais de ma vie je ne porterai préjudice à nul pèlerin du saint sépulcre, et ne permettrai qu'il leur en soit porté aucun, et que je me joindrai à eux pour faire la guerre, et autant que je le pourrai, leur ferai trouver partout les denrées dont ils ont besoin. » Que personne ne s'étonne si tant et de si nobles Francs prêtèrent ainsi hommage presque forcément, car, en examinant la chose au poids de la raison, on verra ce qui les y contraignit. Ils avaient à entrer dans une terre déserte, sans routes, et entièrement dénuée de toutes sortes de productions ; et ils savaient que celui à qui manque la nourriture quotidienne ne peut suffire au travail journalier. Ce fut cette nécessité qui les obligea à accepter la condition de l'hommage; mais dans l'esprit de l'empereur demeurèrent toujours des pensées de fraude. S'il eût de son coté gardé la foi promise, le pacte fait entre eux eût été suffisant, mais il manqua à tout ce qu'il avait stipulé en paroles, et il aima mieux encourir les dangers du parjure que de ne pas éloigner de ses frontières la nation des Francs.

IV.

Mais, afin que nous ne paraissions pas avoir traversé en silence la ville royale, nous en dirons ici quelque chose, car cela ne nous semble pas étranger à notre récit.

Nous lisons dans une certaine histoire que l’empereur des Romains, Constantin, étant endormi dans la ville dite Byzance, eut une vision qui lui apparut en la manière suivante. Vers lui venait une vieille, dépouillée de vêtements, et ceinte d’une espèce de ceinture; elle lui demandait le secours de ses richesses; il lui fallait un habit pour se vêtir, un toit pour se mettre à l'abri, des aliments pour se nourrir ; elle lui promit qu'il deviendrait roi, et ne douta pas qu'il ne lui accordât ce qu'elle lui demandait. Ensuite la vision disparut. Alors cet homme puissant s'étant réveillé, roula en son esprit ce que pouvait être cette vision, et connut qu'elle lui venait du ciel, et que la ville qu'il habitait avait besoin de secours, et souhaitait qu'il la remît en meilleur état. Il la rebâtit donc depuis les fondements, et l'appela de son nom Constantinople, l’égala à Rome par la hauteur des murailles et la construction de nobles édifices, et la rendit aussi grande en gloire et honneurs terrestres, afin qu'ainsi que Rome est la capitale de l'Occident, cette ville fût celle de l'Orient. Elle est située entre la mer Adriatique et le détroit maintenant appelé le Bras-de-Saint-George, sur lequel sont bâtis les murs de la cité; elle est opulente par dessus toutes les autres villes par la fécondité de ses champs et toutes les richesses du commerce maritime. Nul donc ne saurait douter qu'elle n'ait été bâtie par l'ordre du ciel et parce que Dieu prévoyait les événements futurs que nous avons vu s'accomplir ; et si en effet elle n'eût pas été construite, quel refuge auraient eu les Chrétiens d'Orient? Là ont trouvé asile les très saintes reliques des saints prophètes et apôtres, et des innombrables saints martyrs transportés dans ce lieu, du séjour des païens. L'Asie et l'Afrique, aujourd'hui soumises au culte immonde des Gentils, furent autrefois chrétiennes. La ville royale de Constantinople a donc été élevée telle qu'elle est, afin de devenir, comme nous l'avons dit, la royale et sûre résidence des saintes reliques ; et par là elle devrait à juste titre être nommée l'égale de Rome en dignité sainte et majesté royale, n'était que Rome, élevée au dessus de toutes les autres par l’honneur suprême du pontificat, est ainsi la capitale et le chef de toute la chrétienté. Mais en voilà assez sur ce sujet.

 

LIBER TERTIUS.

CAPUT PRIMUM.

Confoederatis igitur cum imperatore Francorum principibus, jussit imperator naves ad portum adduci, ut omnis exercitus sine magna dilatione posset transfretari . Primi itaque transfretaverunt dux Godefridus et Tancredus, et usque Nicomediam perrexerunt, et per tres dies ibi feriati sunt. Videns ergo dux quod nulla pateret via transituris, per quam tantum exercitum conducere posset, praemisit quatuor millia hominum cum securibus ac vomeribus, aliisque ferramentis aptandae viae convenientibus. Erat autem terra illa invia, per juga montium, per concava vallium, per defossa terrarum undique praepedita. Constraverunt itaque viam plurimo sudore usque Nicaeam civitatem, peditibus, equis, omnique transeunti satis idoneam; posueruntque ligneas cruces per reflexus viarum, in testimonium, ut cunctis notum fieret quod via illa erat peregrinantium, sicque suo tractu pertransiit omnis multitudo, excepto quod Boamundus remansit cum imperatore, dispositurus cum eo de commeatus promissione. Sed ultra modum protelari videbatur illa promissio, quia antequam perveniret, apud illos qui pauperiores erant versabatur maxima famis cruciatio. Ad Nicaeam urbem convenit robur exercitus, pridie Nonas Maii, et antequam mercatum adduceretur, vendebatur viginti aut triginta denariis unus panis. Postquam vero Boamundus cum commeatu venit, penuria evanuit, et ubertas omnium bonorum affuit. Die siquidem Ascensionis Domini urbem obsidione vallaverunt, et balistas arietes, et caetera id genus instrumenta quibus inhabitantes expugnari quirent, apposuerunt . A parte orientis, quia inexpugnabilior et magis munita civitas esse videbatur, applicueruut sui robur exercitus principes isti: Podiensis episcopus, comes Raimundus, Hugo Magnus, comes Northmannus, comes Flandrensis, comes Stephanus Carnotensis; a septentrione dux Godefridus; ab occasu solis Boamundus; ab austro vero pars nulla fuit, quia lacus magnus ibi praesidio fuit. In illum cives cum navibus introibant, et ligna et herbas aliaque necessaria afferebant. Quod ut principes agnoverunt, tum legatio ad imperatorem cucurrit, ut naves conduci faceret usque Civito ubi portus est, et boves cum eis qui eas usque ad lacum traherent. Qui illico dictis paruit, et juxta principum velle factum fuit. Quid plura? Dispositis circa urbem agminibus, Christicolae viriliter insistunt, et Turci, quia de vita eorum agitur, fortiter resistunt. Turci toxicatas sagittas mittebant, ut quos vel levi tactu sauciarent, gravi morte perimerent. Nostri vero pro vita mori non formidantes, altas circa muros machinas erigunt, quibus infra se illos qui in muris erant despiciunt. Ligneae turres lapideis turribus opponuntur, et jam cominus hostis lanceis et ensibus impugnatur.

Jamque sudesque, faces, lapides jaculantur in urbem.
Hostis terretur, quia jam de morte timetur.
Unde fragor turbae, clamorque, sonabat in urbe.

Passim fugiebant matres cum filiis et filiabus suis, solutis crinibus, latebrasque quaerebant, quia spem vitae nusquam habebant. Jamque ut se victum reddere parabat hostis, sexaginta millia Turcorum eminus advenire conspexit. Ipsi enim de civitate praemiserant ad illos, dicentes, ut per meridianam portam venirent ad ipsos et adjuvarent eos. Nostri vero interim obsederant illam portam magno comitatu, et custodiebant eam Podiensis episcopus et comes sancti Aegidii. Turci vero de montanis descendentes, ut eminus nostrorum agmina conspexerunt, timore perculsi sunt, et nisi in sua multitudine confidissent, fugae praesidium, frenis retroflexis, arripuissent; feceruntque tres turmas, ut una supra dictam irrumperetportam, et duae confligendo, si necesse eis incumberet, liberius subsequerentur tertiam. Sic Turci disposuerunt, sed Dei consilio, nostri eruditiores hanc definitionem aliter mutaverunt. Nam Podiensis episcopus, et comitis Raimundi exercitus, ut primum illos visu attigerunt, urbe relicta, celerrimo cursu irruunt in illos, non plus eorum formidantes multitudinem quam canes fugientem leporem. O quot millia electorum militum illos sunt insecuti, paratiores de Turcorum corporibus extrahere animas, quam quisquam famelicus eundi ad nuptias. Turci vero, ut viderunt tot armorum praenimium splendorem (suggerebat enim flammantibus radiis sol fulgorem (tot veloces equorum occursus frementium, tot hastas contra se vibrantes, terga verterunt , et nimis pigri et inertes ad montana redire voluerunt, sed quicunque inde descenderant, rursus ascendere non potuerunt.

Et male multati nece dira sunt cruciati
Auxiliante Deo, sic agmina nostra trophaeo
Tali laetantur, et ad urbem regrediuntur.

Qui iterum machinas ascendentes, ut majorem metum hostibus incuterent, balistis et fundis occisorum capita Turcorum intus projiciebant.

Nec tardante mora, sunt ipsa temporis hora
Naves allatae Constantinopolitanae.

Sed illa die in lacum non immiserunt, sed nocte, plenas Turcopolis, gente scilicet imperatoris bene docta et assueta navibus. In crastinum surgente aurora, ut viderunt naves hi qui erant in civitate, prae nimio timore exterriti sunt, et ultra non habentes spiritum, quasi jam mortui in terram corruerunt . Ululabant omnes filiae cum matribus, juvenes cum virginibus, senes cum junioribus. Undique luctus, undique miseria, quia evadendi spes non erat ulla. Intus erat moeror et mentis hebetudo, foris gaudium et exsultatio. Tandem invenerunt evadendi consilium, quia per Turcopolas imperatori significarunt, ei se reddere civitatem, si illaesos et incolumes cum suis rebus eos permitteret abire. Quod ubi imperatori nuntiatur, admodum inde gratulatur; sed et inde mente concipit fraudem, ut deinceps parturiat iniquitatem. Jubet ut suis reddatur civitas, Turcis integra fiducia tribuatur, et ad se Constantinopolim conducantur. Quod ideo fecit (ut res ipsa deinceps innotuit) ut cum tempus accederet, ad detrimentum Francorum paratiores inveniret. Itaque civitas redditur, et Turci Constantinopolim deducuntur . Nec immemor tamen fuit imperator tanti beneficii, quia pauperibus qui erant in exercitu, largas eleemosynas praecepit erogari. Septem itaque hebdomadibus et tribus diebus Nicaeae civitatis protensa est expugnatio, nec ulla vi humana superata fuisset, nisi Dei adjutorio. Est enim muris densissimis et altis turribus praemunita, ut caput et nulli compar in tota Romania. In hac olim, tempore Constantini imperatoris, trecenti et octodecim episcopi aggregati fuerunt, et de fide nostra, propter haereticorum versutiam qui tunc temporis erant, tractaverunt, et ita omnia, sicut tenet nunc catholica Ecclesia, omnes unanimiter sanxerunt. Et ob hoc dignum erat ut inimicis sanctae fidei auferretur et Deo reconciliaretur, et sanctae matri nostrae Ecclesiae, ut membrum suum, redintegraretur. Et provisa fuit, et disposita fuit a Deo haec nova redintegratio, quoniam plurimorum qui ibi occisi sunt consecrata est martyrio. Taliter ut diximus, liberata est Nicaea civitas, et expulsa est ab ea omnis diabolica captivitas.

CAPUT II.

His ita patratis, sua mox tentoria nostri
Defigunt, et abire parant, sic urbe relicta,
Missis legatis Constantinopolitanis.

Postquam vero de civitate recesserunt, duobus diebus conjuncta agmina in unum processerunt, et ad unum pontem pervenerunt, juxta quem duobus diebus quiescentes feriati sunt, et de virenti gramine equos et bestias suas refocillaverunt. Quia vero ingressuri erant terram desertam et inaquosam, consilium inierunt ut dividerentur, et in duo agmina partirentur. Non enim una terra, una regio sufficiebat tot hominibus, tot equis, tot animalibus. Una igitur et major acies Hugoni Magno committitur. Altera vero Boamundo conjungitur. In prima acie fuerunt cum Hugone Magno Podiensis episcopus, comes Raimundus, dux Godefridus, et Flandrensis comes Robertus. In secunda autem cum Boamundo, Tancredus, Robertus comes Northmannus, et multi alii principes, quorum nomina ignoramus. Itaque prospero successu per Romaniam jam quasi securi equitabant. Sed evoluto trium dierum curriculo, quarta jam die, hora tertia, ii qui erant cum Boamundo, viderunt trecentorum Turcorum millia sibi occurrere, et clamosis vocibus, nescio quid barbarum perstridere. Pro quorum immensa multitudine quidam ex nostris haesitare coeperunt, utrum resisterent, aut fugae divortia quaererent. Tunc Boamundus, ut vir multividus, et Northmannus comes ut miles animosus, ut viderunt quorumdam animos titubare, praecipiunt omnes milites descendere, et sudes tentoriorum infigere. Erat autem ibi quidam rivus currentis aquae praeterfluens, juxta quem in longum sua tentoria ponunt. Concito providus Boamundus celerem dirigit nuntium

Qui celeri volitaret equo nostrosque vocaret,
Quatenus ad bellum properarent jamque paratum.

Antequam vero tentoria tensa fuissent, centum quinquaginta Turci equis velocioribus advecti, nostros appropiaverunt, et tensis arcubus suas sagittas toxicatas in eos immiserunt. Nostri vero equis admissis illos exceperunt, et comprehensos occiderunt. Turcorum quippe consuetudo est ut retro confugiant tractis sagittis, et dum fugiunt adversum vulnus se insequentibus infligant, Sed fugae nullus locus erat, quia densitas hostium occupaverat ipsa cacumina montium . Propterea nostri dextra levaque eos instanter trucidabant, et arcus et sagittae inutilem ibi locum habebant. Tandem contractis lanceis Francorum in corporibus impiorum, res agitur gladiis. O quot ibi corpora corruerunt, truncatis capitibus, aut mutilatis aliquibus membris! Illic videres, quod posterior pars hostium impellebat priorem in gladios trucidantium.

Dum sic pugnatur, dum sic pars prima necatur.
Pars ea Turcorum quae rivum transiit, illa
Protinus invasit tentoria Christianorum:

Diruunt illa; trucidant matres cum pueris, et quos imparatos bello reperiunt et sine armis. Clamor morientium Boamundi pervenit ad aures, et protinus quid esset intellexit. Bellum comiti Northmanno committit, et ad tentoria cum paucis celeri cursu repedavit.

Quos ut viderunt Turci, mox terga dederunt.

Boamundus autem conspicatus ibi jacere multos examines, coepit lamentari; et Dominum, ut vivis ac mortuis esset refugium, deprecari. Ad bellum festinus remeavit, sed tamen pro vallo et munimine in tentoriis milites dereliquit. Antequam vero ad bellum rediret, fuerant jam nostri adeo fatigati, siti, labore et calore aestus , quia nisi mulieres potum de rivo praeterfluenti attulissent, multi ipso die bello succubuissent. Jam vero nostri Turcis irruentibus semel terga dederunt, et nisi cito comes Northmannus aureum vexillum in dextra vibrans equum convertisset, et geminatis vocibus militare signum, Deus vult, Deus vult, exclamasset:

Nostris illa dies nimis exitiabilis esset.

Sed postquam viderunt reverti Boamundum et comitem Northmannum, spiritum audaciae resumpserunt, et magis mori quam ulterius fugere elegerunt. Tanta quippe erat Turcorum instantia, et unus ita impellebat alium, quod nusquam erat cuiquam pro ullo commodo diffugium. Nostros ita vallaverant, quod locum vacuum nisi circa tentoria non inveniebant. Multi de nostris tunc mortui sunt, qui Turcorum sagittis perierunt. Nullus nostrorum vacabat ab officio, nullus erat absque ministerio. Milites et ad bellum expediti pugnabant, sacerdotes et clerici plorabant et orabant, mulieres lamentantes mortuorum corpora in tentoria trahebant. Et dum sic nostri coartantur, dum nube volantium sagittarum obumbrantur, advolat interea dux Godefridus et Hugo . Qui cum ad montana pervenerunt cum quadraginta millibus electorum militum, aspiciunt tentoria suorum undique circumsepta agminibus Turcorum, sociosque suos utcunque pugnantes, mulieres in tentoriis magno ululatu vociferantes, ardescunt animo, et sicut aquila fertur in praedam,

Quam vox pullorum stimulat jejuna suorum,
Sic ira accensa, penetrarunt agmina densa.

O quantus ibi fragor armorum, quantus strepitus confringentium lancearum, quantus clamor morientium, et quam hilaris vox pugnantium Francorum, militare signum suum altis vocibus conclamantium! Congeminantur illae voces, dum eas recipiunt, et recipiendo emittunt concava vallium, cacumina montium, scissurae rupium. Miseri quos primum inveniunt, quia nunc homines, nunc sola cadavera sunt, quos non contegit lorica vel clypeus, et quos non adjuvat sagitta vel sinuatus arcus. Ululant. gemunt, terram morientes calcibus terunt, aut procumbentes herbam mordicus scindunt, Hos repentinos sonitus dum longe positi percipiunt, alii gratulantur, alii moesti fiunt. Franci intelligunt militare signum suorum pugnantium; Turci vero lamentabiles gemitus suorum morientium. Torpescit stupefacta manus iniquorum, convalescit jam fatigata manus Christianorum.

CAPUT III.

Interea dum Turci qui nostros impugnabant ad montana respiciunt, conspiciunt Podiensem episcopum et comitem Raimundum, cum reliquo exercitu militum et peditum de montibus descendere, suosque invadere; obriguerunt timore magno prae multitudine bellatorum , putantes quod aut de supernis sedibus bellatores compluissent, aut de ipsis montibus emersissent. Iterum praelia innovantur, recenterque plurima Turcorum millia prosternuntur.

Quid faceret Turcus, populusque per omnia spurcus?
Ni sua terga daret quo venerat et remearet.
Sed qui cauda prius fuerat, caput incipit esse.
Sicque caput caudam sequitur, fugiens fugientes.

Nostri quoque qui jam prope in suis erant inclusi tentoriis, iterum resumpto spiritu animantur, et sua vulnera gravesque injurias de hostibus ulciscuntur

Qui prius instabant, fugiunt per devia quaeque:
Nec curant quorsum, vel in antea sive retrorsum:
Sed miles Christi prosternit eos nece tristi;
Sanguine terra madet, montis rubet undique clivus,
Complet usque simul fluitanti sanguine rivus.
Corpora caesorum tot erant prostrata per agrum;
Quod nisi vix ullus currere quibat equus.

Ab hora igitur diei tertia usque ad noctis crepusculum conflictus ille continuus fuit, et mirum esse poterat unde gens tanta aggregata fuerit. Sed ut asserebant, qui se melius scire arbitrantur, Persae-Publicani, Medi, Syri, Chaldaei, Sarraceni, Agulani, Arabes et Turci ibi convenerant, et superficiem terrae cooperuerant, sicut locustae et bruchus quorum non est numerus (Psal. CIV, 34). Nox quippe litem diremit, magnoque illis fuit praesidio; quia nisi tenebrae eos occuluissent, pauci ex tanta multitudine superfuissent.

Gloria magna Deo, tali tantoque trophaeo
Qui perimit nocuos, glorificatque suos.

Nostri itaque, compellentibus tenebris, ad sua tentoria reversi sunt, sacerdotibus et clericis hymnum Deo dicentibus in hunc modum: « Gloriosus es, Domine, in sanctis tuis, mirabilis in sanctitate tua, terribilis atque laudabilis, et faciens mirabilia. Dextera tua, Domine, percussit inimicum, et in multitudine gloriae tuae deposuisti adversarios tuos. Dixerat inimicus: Persequar et comprehendam illos, dividam spolia, implebitur anima mea, evaginabo gladium meum, interficiet eos manus mea (Exod XV, 9). Sed tu, Domine, nobiscum fuisti, tanquam bellator fortis, et dux et protector fuisti in misericordia tua populo tuo quem redemisti. Nunc, Domine, cognoscimus, quia portas nos in fortitudine tua, ad habitaculum sanctum tuum, ad sanctum scilicet sepulcrum tuum. » His dictis voces suppresserunt, et securi jam ab hostibus nocte illa quieverunt. In crastinum vero ubi sol flammanti lumine mundum venustavit, omnes ad campum belli cucurrerunt, et de suis plurimos peremptos invenerunt, et nisi cruces fuissent, segregari ab illis vix potuissent. Illi vero, quibus erat sanior intellectus, ut Christi martyres venerabantur, et digniori honore quo poterant tumulabant . Et sacerdotes et clerici sepulturae debitos effundebant cantus; matres pro filiis, amici pro amicis, lugubres emittebant planctus. His ita completis, ad cadavera hostium spolianda festinaverunt. Et quis referre potest, quantam ibi abundantiam vestium, quantam auri argentique copiam repererint? O quantam multitudinem equorum, mulorum, mularum, camelorum et asinorum nostri tunc habuerunt: Qui prius erant pauperes, Deo opitulante, divites effecti sunt. Qui prius seminudi, sericis indumentis vestiti sunt. Leguntur tela et sagittae, et vacuatae implentur pharetrae. Cura vulneratis impenditur, et curae medicorum committuntur.

Sicque die tota, non est gens nostra remota. Huic facto egregiae laudis, si quis mentis oculum velit apponere, Deum mirabilem in suis operibus poterit advertere. Esurientes etenim suos replevit bonis, divites vero non suos dimisit inanes; deposuit potentes, et exaltavit humiles (Luc. I, 52, 53) , potentes abjectos reddens, humiles gloriosos. Hoc est quod per Isaiam prophetam spopondit suae dilectae Jerusalem: Ponam te in superbiam saeculorum, gaudium in generationem et generationem, et suges lac gentium, et mamilla regum lactaberis, et scies quia ego Dominus salvans te, et redemptor tuus fortis Jacob (Isai, LX, 15, 16). Superbia saeculorum, nobilitas est virorum illustrium; mamilla regum, divitiae thesauros suos in terram fodientium. Quae nobilitas mamilla regum pascitur, cum ei mundana potestas subjicitur. Et inde habet gaudium et laetitiam non tantum in hac generatione praesenti, sed et in futura generatione saeculorum.

CAPUT IV.

Altera autem die, quae erat tertia mensis Julii, tentoria summo mane defixerunt, et vestigia Turcorum fugientium sequi festinaverunt. Sed illi sicut trepidae columbae a facie accipitris, ita ante eorum faciem fugiebant. Igitur per quatuor dies huc illucque fugientes, contingit ut Solimannus dux illorum inveniret decem millia Arabum venientia sibi in auxilium. Erat autem Solimannus filius Solimanni veteris, qui totam Romaniam abstulit imperatori. Hic quippe postquam de Nicaea urbe fugerat, gentem hanc in unum congregaverat, et quasi pro ulciscenda sua injuria, super Christianos adduxerat. Hic cum eos vidisset et Arabes illum, prae nimio dolore equo lapsus in terram, coepit magnis vocibus ejulare, seque miserum et infelicem proclamare. Cui Arabes infortunii sui casum ignorantes, dicunt: « O cunctorum hominum impudentior! quid ita fugis? Multum degeneras: quia nunquam pater tuus de praelio fugit. Resume animi constantiam, et revertere ad praelium, quoniam venimus tibi in auxilium. » Quibus ille, suspiriis vocem interrumpentibus, ait . « Magna vos vexat insania; nondum vos cognovistis virtutem Francorum, nec experti estis animos eorum. Virtus eorum non est humana, sed coelestis, aut diabolica. Nec ipsi tantum in suo confidunt auxilio, sed divino. Nonne in tantum deviceramus eos, quod jam parabamus iliceos funes et canabinos, ut eorum collo immiteremus? Tum subito gens innumera, quae mortem non veretur et hostem non timet, erupit de montibus, et indubitanter se inseruit nostris agminibus. Quorum oculi ferre poterant eorum terribilium armorum splendorem? Lanceae eorum micabant ut coruscantia sidera, galeae et loricae, ut vernantis aurorae lumina vibrantia, fragor armorum terribilior erat sonitu tonitruorum. Cum se bello praeparant erectis in coelum lanceis, certatim incedunt, et hac si sine voce essent, conticescunt. Cum vero suis approximant adversariis, tunc laxatis loris tanto impetu irruunt, ac si leones quos stimulat jejuna fames, et sanguinem animalium sitiunt. Tunc vociferant et strident dentibus et aera clamoribus implent, et peregrini a misericordia neminem capiunt, sed omnes necant. Et quid dicere de tam crudeli gente valeo? Nulla gens est quae huic valeat resistere, quae fugiendi locum possit invenire, quia aut divino aut diabolico fulciuntur auxilio. Omnes aliae gentes nostros arcus expavescunt, et tela timent; isti vero postquam loricati sunt, tantum timent sagittam quantum et stipulam; sic formidant telum, sicut et fustem ligneum. Heu heu! trecenta sexaginta millia fuimus, et omnes vel occisi sumus ab istis, vel dispersi fugimus. Nunc quartus dies est ex quo a facie eorum fugere coepimus, et adhuc non timore minori quam et primo die trepidamus. Qua de re, si sano vultis parere consilio, quam primum valetis a tota Romania abscedite; et ne illorum oculus vos videat, summa cautela providete. » Haec Arabes ut audierunt, cum ipso Solimanno fugam concito arripuerunt. Christiani autem majori solertia sequebantur fugientium vestigia, sed illi nunquam in eodem statu morabantur, et quantumvis eorum animi confusi fuerint, ad quascunque tamen Christianorum urbes vel castella fugiendo veniebant, hilarem vultum quasi potiti victoria, praeferebant , dicentes: « Gaudentes et cum laetitia aperite nobis januas vestras, quoniam occidimus vobis omnes Francigenas, qui vos et terras vestras depraedari venerant, ne unus quidem superest de illis quin aut mortuus sit, aut teneatur in vinculis nostris. Solimannus etenim dux noster alia via procedit, et captivos secum deduxit. » Qui vero verbis eorum creduli erant, aperiebant, seductique graves poenas luebant. Nam depraedantes eorum possessiones, domos incendebant, ipsosque aut trucidabant, aut loris astrictos secum ducebant. Nolebant quippe ut Franci qui eos insequebantur, aliquid invenirent, ut vel sic inopia coacti persequi desisterent. Qui in noc, prudenti usi sunt consilio, quia illis valde profuit, nocuitque omni exercitui nostro. Nostri enim invenerunt terram illam desertam, et inaquosam, omnibus bonis vacuam . Vellebant spicas segetum ad maturitatem proximantium, et inter manus confricando expilabant, talique cibo famem utcunque mitigabant. Ibi mortua fuit major pars equorum, et multi qui prius equites exstiterant, pedites effecti sunt. Equitabant vaccas et boves, et magnae fortitudinis et altitudinis terrae illius arietes et canes. Transierunt itaque solum illud quam cito potuerunt, et intraverunt Lycaoniam, provinciam omnibus bonis uberrimam, et venerunt Iconium . Est autem Iconium opulentissima civitas temporalibus bonis, de qua meminit Paulus apostolus in Epistolis suis. Qui vero erraverunt in solitudine, in inaquoso, civitatem hospitio commodam invenerunt, et Domino suggerente, bonis terrenis repleti sunt. Cumque digredi a civitate placuit, suadentibus incolis, aquam in vasis et utribus secum tulerunt, quia aquam in crastinum nusquam repererunt. Die vero secunda in vesperum ad quoddam flumen pervenerunt, ibique duobus diebus hospitati sunt. Altera autem die cursores qui praeibant agmina, primo venerunt ad civitatem, quae Heraclea memoratur, in qua Turcorum maxima multitudo aggregabatur. Qui ut a longe deprehenderunt vexilla Francorum volitantia, protinus effugerunt ut damulus eruptus de laqueo, aut cerva sagittata. Nostri vero laudantes Dominum sine obstaculo civitatem intraverunt, et per dies quatuor ibi dietaverunt, die vero quinta de civitate omnes exierunt. Tunc Balduinus comes, frater Godefridi ducis, et Tancredus, ab aliis se cum suis militibus diviserunt, et ad urbem Tarsum diverterunt . Erant autem multi Turci in ea, qui contra eos exierunt ad praelium, sed diu obstare non potuerunt. Cum enim veloces impetus nostrorum, et sinuatos incursus et diros ictus ferre non potuerunt, pluribus suorum prostratis, in munitionem urbis se receperunt: et nostri castra sua ante urbem locaverunt et excubitores posuerunt. Illi vero qui erant in civitate Christiani, nocte media ad castra veniunt, cum magno gaudio clamantes atque dicentes: « Surgite, invicti milites Francorum, quoniam Turci omnes de civitate fugiunt et ulterius vobiscum decertare non praesumunt. » Nostri tamen eos persequi noluerunt, quia nox erat, tempus scilicet ad persequendum minime idoneum. Die vero lucescente nostri in civitatem introierunt, et cives eos libentissime receperunt. Facta est autem contentio inter comitem Balduinum et Tancredum, quis eorum civitati dominaretur, an utrorumque dominio subderetur. Tancredus renitebatur, quia pro se eam volebat habere, sed tandem cessit Balduino, quia major erat illi exercitus fortitudo. Fuerunt autem eis in brevi temporis intervallo traditae duae civitates: una quae vocatur Athena, alia quae Manustra, et multa castella. Jam vero ibant secundis successibus, quoniam Turci jam non equitabant, sed abditi erant in munitissimis munitionibus. Major autem pars Francorum ingressa est terram Armeniorum , quia inhianter affectabant inebriare terram sanguine Turcorum. Terra autem omnis silebat in conspectu ipsorum, eisque Armenii obviam veniebant, et in suas civitates et castella recipiebant. Ad quoddam vero castrum pervenerunt, quod ita naturali positione munitum erat ut nulla arma prorsus, nulla machinamenta bellica metuebat. Sed tamen noluerunt ibi diu demorari, cum scilicet tota alia terra eis esset subdita, et ex affectu volebat inclinari.

CAPUT V.

Erat autem in exercitu quidam miles fortis et strenuus et ab illa regione oriundus, qui terram illam postulavit a cunctis principibus, ut eam in fidelitate Dei et sancti sepulcri et eorum custodiret, ut vitam et honorem suum protegeret . Cui principes unanimiter assensum tribuerunt, quia sciebant eum esse virum fidelem, et bellicis rebus idoneum et fortem. Dehinc prospero successu venerunt ad Caesaream. Cappadociae. Cappadocia autem regio est in capite Syriae sita, ad septentrionalem plagam porrecta; cujus incolae civitatis ultro se tradiderunt, eosque benigne receperunt. Egressique de Cappadocia, prospere venerunt ad quamdam urbem pulcherrimam et satis uberrimam, quam Turci non multo ante obsederant, et per tres hebdomadas impugnaverant, sed expugnare nequiverant. Ad quam accedentes, mox cum summa laetitia cives obviam venerunt, et benevole susceperunt. Hanc iterum petiit alter miles, nomine Petrus ab Alpibus, et impetravit eam celerrime ab universis principibus . Ipsa nocte quidam delator nugarum venit ad Boamundum, dixitque ei usque ad viginti millia Turcorum in proximo adesse, qui nondum scirent Francos exercitum illuc advenisse. Ille credulus verbis mendacibus, elegit milites electos quos secum duxit, et loca in quibus latitare dicebantur peragravit. Sed sicut delator inanis fuit, sic et inquisitionis effectus frustratus. Dehinc consurgentes venerunt ad quamdam urbem, quae vocatur Cosor, quae plena erat omnibus bonis quae utilia sunt corporibus humanis. Ad quam accedentes, ab his qui erant in ea Christianis, officiosissime suscepti sunt. Et ibi per tres dies feriati sunt. Illic unusquisque suae consuluit indigentiae, lassi invenerunt requiem, esurientes refectionem, sitientes potum, nudi operimentum . Providit itaque eis Deus tale habitaculum, quo facilius pati valerent validum superventurae famis cruciatum. Interea nuntiatum est comiti Raimundo, quod Turci metu territi, de Antiochia fugerant, civitatemque minime praemunitam reliquerant. Qui inde accepit consilium, quod illuc quingentos milites dirigeret, qui arcem civitatis occuparent, antequam aliis cognitum esset. Et ut venerunt in vallem Antiochiae vicinam, tunc primum audierunt verum non esse quod Turci discessissent a civitate, sed omni nisu quo poterant moliebantur defendere. Perrexerunt igitur usque ad castellum Publicanorum, eoque subjugato, alio secundo itinere diverterunt; et in vallem de Rugia pervenerunt, multosque ibi Turcos et Sarracenos invenerunt, quos in ore gladii superatos praelio occiderunt. Quod videntes Armenii, terrae illius habitatores, gavisi sunt, quia videlicet a Christianis tam viriliter et Turci et Publicani sunt occisi, continuoque cum terra sua reddiderunt se illis. Et Rusam civitatem obtinuerunt, et plurima castella suo dominio mancipaverunt. Universus vero exercitus qui remanserat iter arripuit, miseroque infortunii successu per quaedam montana, quae nulli erant nisi feris aut reptilibus pervia, ubi semita erat quae non amplius quam unius pedis spatio dilatabatur, sed hinc et inde rupibus et densis spinarum seu veprium frutetis arctabatur, ima vallium in abyssum videbantur immergi, cacumina montium ad sidera tolli; hac inaequali semita milites et armigeri collo suo arma dependentia gestabant, omnes aequaliter pedites, quia nulli eorum equitabant, plerique libentissime loricas, galeas, clypeosque suos vendidissent, si emptorem invenissent; multi quidem plurima lassitudine deficientes ea projiciebant, ut saltem sic expediti ire valerent. Jumenta cum oneribus ire nullatenus poterant, sed plerisque in locis onera jumentorum homines ferebant. Stare loco aut sedere nemo poterat, quia alter alterum impellebat. Nemo poterat juvare suum comitem, nisi praecedentem ultimus, quoniam qui praeibat vix converti valebat ad subsequentem. Tandem finita tam infelici via, et invia, venerunt ad civitatem, quae Marasim memoratur, et ab incolis illis cum honore et gaudio excipiuntur. Illic abundantiam rerum temporalium inveniunt; ibi suae miseriae et defectus consolationem recipiunt. Ibi prior praestolatur ultimum, sed ante pertransiit integra dies, antequam cauda capiti cohaereret. Congregati vero et die una quiescentes, secunda die venerunt in vallem, in qua est Antiochia sita, regia videlicet civitas ab Antiocho rege constituta, et ab ipso nuncupata. Haec metropolis est et caput totius regionis Syriae, olim insignita per beatum Petrum apostolorum principem cultu fidei catholicae: in ea episcopalem cathedram posuit, et apostolos Barnabam et Paulum ordinavit. Nunc vero ut Dominus ostenderet oculis mortalium quod non est virtus, nec ulla potestas, nisi ab ipso, prius hanc acquirere voluit in humilitate sermonis ore praedicantium, modo eam recuperare voluit in sublimitate potentiae armis debellantium. Sic nostri in virtute Dei ad civitatem properantes ad pontem Ferreum venerunt; inveneruntque ibi numerositatem Turcorum pontem transire cupientium, ut his, qui erant in urbe praestarent auxilium. Sed non est hominum dirigere gressus suos, sed ejus est, cujus universa subjecta sunt imperio. Nostri protinus irruerunt unanimiter in eosnullique pepercerunt, sed in ore gladii magnam multitudinem ex eis peremerunt; alii mente consternati fugerunt, et sic vitae praesenti suae consuluerunt. Sic potiti Christiani victoria, multa inibi repererunt spolia, jumenta, asinos, camelos oneratos vino, frumento et oleo, et rebus aliis quae obsessis sunt pernecessariae. Tunc castrametati sunt super ripam fluminis, quod non longe distat a moenibus civitatis. In die crastina onusti bonis omnibus ad civitatem ire disponunt; ad quam Deo ductore pervenientes in partibus tribus castra circumponunt: Ex una enim parte montana prohibent accessum, et omne bellandi procul arcent ingenium. Quarta feria duodecimo Kal. Novembris obsidio circa Antiochiam posita fuit, ad laudem et gloriam futuram Domini nostri Jesu Christi qui semper est mirabilis in operibus suis.

 

LIVRE TROISIÈME.

I

Lorsque les chefs des Francs eurent fait alliance avec l'empereur, celui-ci ordonna que les navires fussent amenés au port, afin que toute l'armée pût traverser le détroit sans grand délai. Les premiers passés furent le duc Godefroi et Tancrède, qui s'avancèrent ensuite jusqu'à Nicomédie, et là chômèrent trois jours. Le duc voyant qu'il ne découvrait aucune route par où il pût conduire une si grande armée, envoya en avant quatre mille hommes avec des haches et des socs de charrue et autres instruments de fer, propres à ouvrir un chemin; car cette terre était tout-à-fait impraticable, par les obstacles que présentaient les sommets des montagnes, les creuses vallées et les enfoncements de terres; ils ouvrirent donc avec beaucoup de travail, jusqu'à la ville de Nicée, une route assez commode aux hommes de pied, aux chevaux, enfin à tous les voyageurs; ils posèrent à toutes les sinuosités de la route des croix de bois pour témoigner à tous que cette route était celle des pèlerins; par là passa toute la multitude des Francs, excepté Boémond, qui demeura avec l'empereur pour veiller près de lui à l'envoi des denrées promises. Mais l'empereur retardait outre mesure l'exécution de sa promesse, et avant son accomplissement ceux qui étaient les plus pauvres souffrirent les tourments de la faim. Toute l'armée fut réunie à Nicée le sixième jour de mai, et avant qu'on lui apportât des vivres à acheter, un pain vint à se vendre vingt ou trente deniers, mais ensuite lorsque Boémond fut arrivé avec ses vivres, la disette cessa et l'armée eut abondance de toutes choses. Le jour de l'Ascension du Seigneur, les Francs mirent le siège devant la ville, et dressèrent les balistes, les béliers et tous les engins de cette sorte qui servent à combattre les habitants d'une cité. Du côté de l’orient, par où la ville paraissait plus inattaquable et mieux fortifiée, campèrent les troupes de l'évêque du Puy, du comte Raimond, de Hugues le Grand, du comte de Normandie, du comte de Flandre et d'Etienne, comte de Chartres. Au nord se posta le duc Godefroi, et Boémond au couchant; on ne mit personne au midi, parce que la ville était défendue de ce côté par un grand lac. Les habitants traversaient dans des navires et allaient par là chercher du Lois, de l'herbe et les autres choses nécessaires : nos chefs, s'en étant aperçus, envoyèrent vers l'empereur pour qu'il leur fit amener des navires à Civitot, où se trouve un port, et envoyât en même temps des bœufs pour les traîner jusqu'au lac. Cela fut aussitôt fait que dit, et s'accomplit suivant la volonté des chefs. Que dirai-je de plus ? les troupes disposées autour de la ville, les adorateurs du Christ attaquent vaillamment, les Turcs, qui ont à défendre leur vie, résistent avec courage, ils lançaient aux Chrétiens des flèches empoisonnées, afin que, légèrement touchés, ils mourussent d'une mort cruelle; mais les nôtres, ne redoutant pas de mourir pour obtenir la vie, élèvent autour des murs des machines du haut desquelles ils puissent voir ceux qui sont dans la ville ; aux tours de pierre ils opposent des tours de bois, et déjà combattent de près avec l'ennemi à l'épée et à la lance : déjà ils lancent dans la ville des épieux, des torches et des pierres. L'ennemi s'effraie, car il commence à craindre la mort, et la ville retentit des clameurs et du tumulte de la multitude ;

de côté et d'autre fuyaient, avec leurs fils et leurs filles, les mères échevelées, cherchant des retraites cachées, car là seulement elles pouvaient conserver l'espoir de la vie. Déjà l'ennemi vaincu se préparait à se rendre, quand voilà que de loin on aperçoit venir soixante mille Turcs ; des messagers envoyés devant eux viennent dire à ceux de la ville qu'ils arrivent à leur secours, et entreront par la porte du midi. Les nôtres cependant sont venus en grand nombre se ranger devant cette porte ; la garde en est commise à l'évêque du Puy et au comte de Saint-Gilles. Les Turcs, lorsqu'ils commencent à descendre des hauteurs, voyant de loin nos bataillons, sont frappés de crainte, et si ce n'était la confiance que leur inspire leur grand nombre, ils détourneraient les rênes de leurs chevaux et chercheraient leur salut dans la fuite : ils se partagent en trois troupes, dont deux doivent se précipiter ensemble sur la porte, et la troisième marcher librement à leur suite pour combattre en cas de besoin. Ainsi avaient disposé les Turcs; mais, inspirés de Dieu, les nôtres, plus habiles, changèrent cette disposition, car l'armée de l'évêque du Puy et du comte Raimond, sitôt qu'elle les vit, quitta le siège et se jeta sur eux d'une course rapide, sans avoir plus peur de leur multitude que les chiens du lièvre qui s'enfuit. Oh ! combien de milliers de chevaliers d'élite les suivirent, aspirant à arracher l'âme aux Turcs, avec plus d'ardeur que l'affamé n'aspire au festin des noces! Les Turcs, aussitôt que leurs yeux furent frappés de l'éclat de tant d'armes, que les rayons enflammés du soleil faisaient briller comme la foudre, lorsqu'ils virent arriver rapidement tant de chevaux hennissants, et tant de lances dirigées contre eux, tournèrent le dos et ne se montrèrent ni lents, ni paresseux à vouloir regagner la colline ; mais tous ceux qui en étaient descendus ne la purent remonter, et plusieurs, grièvement maltraités, périrent d'une mort terrible. Ainsi, avec l'aide de Dieu, les nôtres furent glorifiés de la victoire et retournèrent joyeux vers la ville.

Là, remontant sur leurs machines, afin de répandre parmi les ennemis une plus grande terreur, ils jetèrent dans les murs, avec leurs balistes, les têtes des Turcs qu'ils avaient tués. A cette même heure, sans plus de retard, arrivèrent les navires de Constantinople :

cependant ils ne les firent point transporter dans le lac ce même jour, mais seulement pendant la nuit, et les remplirent de Turcopoles, gens à l'empereur, habiles et expérimentés dans la conduite des navires. Lorsque le lendemain matin, au lever de l'aurore, ceux de la ville aperçurent les vaisseaux, ils furent consternés d'une grande frayeur, et le courage leur manquant tout-à-fait, ils tombèrent à terre comme s'ils étaient déjà morts : tous poussaient des gémissements, les filles avec les mères, les jeunes hommes avec les jeunes filles, et les vieux comme les jeunes; partout le deuil, partout la détresse, car il n'y avait nulle espérance d'échapper. Au dedans ce n'était que tristesse et abattement d'esprit, au dehors joie et triomphe : cependant ils trouvèrent un moyen de se sauver, faisant savoir à l'empereur, par les Turcopoles, qu'ils lui rendraient leur ville, s'il leur permettait de se retirer sains et saufs avec leur avoir. La chose ayant été annoncée à l'empereur lui fut infiniment agréable, mais il en conçut dans son esprit un dessein de fraude qui devait ensuite produire l'iniquité. Il ordonna que la ville se rendît aux siens, que l’on donnât toute sûreté aux Turcs, et qu'on les conduisît vers lui à Constantinople, ce qu'il fit, comme l'a depuis montré l'événement, afin que, lorsque le temps en adviendrait, il les pût trouver tous prêts pour porter dommage aux Francs. La ville fut donc rendue, et les Turcs conduits à Constantinople. Cependant l'empereur ne laissa pas un si grand service sans récompense, il ordonna que d'abondantes aumônes fussent distribuées aux pauvres de l'armée. Le siège de la ville de Nicée avait duré sept semaines et trois jours, et nulle force humaine n'aurait pu l'emporter sans le secours de Dieu, car elle est munie de murs très épais et de très hautes tours, et n'a point son égale dans toute la Romanie dont elle est la capitale. Dans cette ville s’étaient autrefois rassemblés, au temps de l'empereur Constantin, trois cent dix-sept évêques, pour traiter des vérités de notre foi, à cause de la malice des hérétiques qui existaient en ce temps là; et ils sanctionnèrent unanimement tous les dogmes que tient aujourd'hui l'Église catholique; par cette raison il était bien juste que cette ville fût enlevée aux ennemis de notre sainte foi et réconciliée au Seigneur, et qu'elle rentrât dans le sein de notre sainte mère Église comme un de ses membres ; et Dieu pourvut à cette réintégration et la prépara lui-même, consacrant la ville par le martyre de plusieurs qui y furent tués : ce fut ainsi, comme nous l'avons dit, que fut délivrée la ville de Nicée, et qu'en fut banni l'empire du démon.

II.

Ces choses faites, les nôtres levèrent leurs tentes et se préparèrent à s'en retourner, quittant la ville, et renvoyant à Constantinople les messagers de l'empereur.

Après être partis de la ville, les nôtres marchèrent, pendant deux jours, réunis en une seule troupe, et arrivèrent à un pont, près duquel ils chômèrent et se reposèrent deux jours, pendant lesquels leurs chevaux et leur bétail se refirent en mangeant de l'herbe fraîche. Comme ils allaient entrer dans une terre déserte et sans eau, ils délibérèrent de se séparer et partager en deux troupes, car une seule terre, une seule contrée ne suffisait pas à tant d'hommes, tant de chevaux, tant de bestiaux. La plus forte de ces troupes marcha sous le commandement de Hugues le Grand, l'autre suivit Boémond ; dans la première étaient l'évêque du Puy, le comte Raimond, le duc Godefroi, et Robert, comte de Flandre; dans la seconde étaient avec Boémond, Tancrède, Robert, comte de Normandie, et plusieurs autres princes dont les noms nous sont inconnus. Ils chevauchèrent à travers la Romanie sans mauvaise rencontre, et se croyaient déjà presqu'en sûreté, lorsqu’après le troisième jour révolu, le quatrième, à la troisième heure, ceux qui étaient avec Boémond virent arriver à eux trois cent mille Turcs, frappant l'air de cris bruyants et de je ne sais quelles paroles barbares. A la vue de cette immense multitude quelques-uns des nôtres commencèrent à hésiter, ne sachant s'ils devaient résister ou prendre le chemin de la fuite ; alors Boémond, homme clairvoyant, et le comte de Normandie, vaillant chevalier, s'apercevant que le courage de quelques-uns commençait à chanceler, ordonnèrent à tous les chevaliers de mettre pied à terre et de planter les pieux des tentes. Près de là se trouvait un ruisseau d'eau courante ; ils placèrent les tentes le long de ses bords, et le prudent Boémond fit partir en diligence un rapide messager, lui ordonnant d'aller de toute la vitesse de son cheval avertir les nôtres de marcher vers lui pour le combat qui allait se livrer.

Cependant, avant que les tentes fussent dressées, cent cinquante Turcs, portés sur les chevaux les plus agiles, s'approchèrent des nôtres, et, tendant leurs arcs, leur envoyèrent des flèches empoisonnées ; mais les nôtres poussant contre eux leurs chevaux les atteignirent, les prirent et les tuèrent. Les Turcs ont coutume en fuyant de tirer des flèches en arrière, et de blesser ainsi dans leur fuite ceux qui les poursuivent ; mais il n'y avait pas de place pour la fuite, parce que la multitude des ennemis occupait tout le sommet de la montagne, de telle sorte que les nôtres les massacraient avec fureur à droite et à gauche, et que leurs arcs et leurs flèches leur étaient inutiles. Cependant les Francs ayant rompu leurs lances dans le corps des Infidèles, commencèrent à se servir de l'épée : oh! combien de corps on vit tomber privés de la tête ou mutilés en quelques-uns de leurs membres! on eût dit que, par le mouvement de cette multitude d'ennemis, ceux qui étaient derrière poussaient ceux du devant sous le glaive meurtrier des nôtres ; mais pendant que l'on combat ainsi et que les premiers rangs des Turcs sont mis à mort, un autre parti qui a passé le ruisseau tombe tout-à-coup sur les tentes des Chrétiens; il les renverse, tue les mères avec leurs enfants, et tous ceux qu'il trouve sans armes et point préparés au combat. Les cris des mourants arrivent à l'oreille de Boémond, il comprend d'abord ce qui se passe, remet au comte de Normandie la conduite de la bataille, et court rapidement vers les tentes, suivi d'un petit nombre : dès que les Turcs les virent ils tournèrent le dos:

Boémond voyant couchés là tant de morts, commença à se lamenter et à prier Dieu pour le salut des vivants et des morts; il retourna incontinent au combat, mais laissa des chevaliers dans les tentes pour les garder et les défendre. Avant qu'il arrivât au lieu où l'on combattait, les nôtres étaient déjà harassés de soif, de fatigue, et de la chaleur du jour, tellement que, si leurs femmes ne leur eussent porté à boire de l'eau du ruisseau qui coulait près de là, beaucoup eussent en ce jour succombé dans Faction. Déjà les nôtres fuyaient devant les Turcs, qui tous à la fois s'étaient précipités sur eux, et si le comte de Normandie n'eût aussitôt tourné son cheval, balançant dans sa main son enseigne dorée, et prononçant les mots adoptés pour cri de guerre : Dieu le veut! ce jour eût été grandement funeste aux nôtres;

mais voyant revenir Boémond et le comte de Normandie, ils reprirent le courage et l'audace, et aimèrent mieux mourir que de continuer à fuir; les Turcs les pressaient de telle sorte et étaient tellement les uns sur les autres, qu'il n'y avait pas de place laissée à la fuite, et les nôtres, complètement enfermés, n'avaient d'espace vide qu'autour des tentes; beaucoup furent tués par les flèches des Turcs; aucun d'eux qui demeurât en repos et n'eût quelque fonction à remplir; les chevaliers et ceux qui étaient propres a la guerre combattaient, les prêtres et les clercs pleuraient et priaient, et les femmes traînaient sous les tentes avec des lamentations les corps de ceux qui venaient d'être tués. Tandis que les nôtres sont ainsi resserrés, et que les flèches volant en l'air l'obscurcissent comme d'un nuage, arrivent à toute course le duc Godefroi et Hugues; parvenus à la colline avec quarante mille chevaliers d'élite, ils voient les tentes des leurs environnées d'une foule de Turcs, leurs compagnons continuant à combattre, et les femmes dans les tentes poussant de grandes clameurs; leur courage s'enflamme, et tel que l'aigle qui fond sur sa proie excité par les cris de ses petits à jeun, brûlants de colère ils pénètrent au sein de cette foule pressée.

Oh! comme on entend retentir les armes qui se choquent, le bruit des lances qui se rompent, les cris des mourants et la voix joyeuse des Francs qui combattent, faisant résonner hautement de leurs cris de guerre les profondes vallées, les sommets des montagnes, les fentes des rochers qui reçoivent ces mots réunis et les rendent comme ils les ont reçus; malheur à ceux que les Francs ont rencontrés les premiers hommes il n'y a qu'un instant, ils ne sont plus que des cadavres; la cuirasse ni le bouclier n'ont pu les protéger, à rien ne leur ont servi leurs flèches et leurs arcs sinueux : les mourants se lamentent, gémissent, broient la terre de leurs talons, ou, tombant en avant, coupent l’herbe de leurs dents. Ces bruits sont arrivés soudainement à ceux qui combattent loin de là ; les uns se réjouissent, les autres sont saisis de tristesse ; les Francs ont reconnu le cri de guerre de leurs compagnons, les Turcs, les gémissements lamentables des leurs mourants ; la main des Infidèles s'arrête consternée, le bras fatigué des Chrétiens se ranime.

III.

Cependant au moment où les Turcs, aux prises avec les nôtres, tournent les yeux vers la colline, ils voient l'évêque du Puy et le comte Raimond descendre la hauteur avec le reste des chevaliers et des gens de pied de leur année, et se jeter sur les leurs. Un frisson de terreur courut par toute cette multitude de combattants, ils crurent que du séjour céleste pleuvaient sur eux des guerriers, ou qu'ils s'élevaient contre eux du sein de la montagne. Le combat se renouvelle, plusieurs milliers de Turcs sont renversés. Qu'ont à faire maintenant les Turcs, ce peuple immonde de tout point, si ce n'est de tourner le dos et de s'en aller par où ils sont venus? Celui donc qui était à la queue commence à se trouver à la tête, de telle sorte que la tête suit la queue, qui fuit devant les fuyards ;

les nôtres cependant, jusqu'à ce moment enfermés dans leurs tentes, se raniment, reprennent courage, et vengent sur les ennemis leurs blessures et leurs affronts; ceux qui les pressaient tout-à-1'heure fuient maintenant par toutes les routes qu'ils peuvent trouver, et ne s'embarrassent pas de quel côté ils tournent les champions du Christ les abattent par une mort cruelle ; le sang mouille la terre, rougit de tous côtes les flancs de la montagne, et le ruisseau est grossi du sang qui se mêle à ses eaux ; les corps de ceux qui ont été massacrés, étendus sur la terre, la couvraient de telle sorte qu'à grand' peine un cheval à la course trouvait-il la place de poser le pied.

Le combat dura sans relâche depuis la troisième heure du jour jusqu'au crépuscule de la nuit, et l'on pouvait s'émerveiller d'où avaient été rassemblés tant de gens; ceux qui croyaient le bien savoir assuraient qu'il s'était réuni en ce lieu des Persans, des Publicains, des Mèdes, des Syriens, des Chaldéens, des Sarrasins, des Angoulans, des Arabes et des Turcs, et ils couvraient la superficie de la terre comme d'innombrables essaims de locustes et de sauterelles: la nuit interrompit le combat, et ce leur fut un grand secours, car si les ténèbres ne les eussent cachés, il en eût survécu bien peu de toute cette multitude. Que pour une telle et si grande victoire louanges soient rendues à Dieu, qui anéantit les médians et glorifie les siens!

Contraints par les ténèbres, les nôtres retournèrent à leurs tentes; les prêtres et les clercs adressèrent à Dieu leurs hymnes en ces mots : « Tu es glorieux dans tes saints, ô Seigneur! et tu es admirable dans ta sainteté, à toi appartiennent la terreur et les louanges, et de toi viennent les merveilles; ta droite, ô Seigneur! a frappé l'ennemi, et tu as écrasé tes adversaires sous le poids de ta gloire : l'ennemi avait dit : Je les poursuivrai et je les prendrai; je partagerai leurs dépouilles, et mon âme sera gonflée de joie; je tirerai mon glaive, et ma main leur donnera la mort : mais tu as été avec nous, Seigneur, comme un guerrier courageux, et dans ta miséricorde tu t'es fait le chef et le protecteur de ton peuple, que tu as racheté; maintenant, Seigneur, nous connaissons que c'est ta force qui nous porte à ta sainte demeure, c'est-à-dire à ton saint sépulcre. » Ces paroles dites, ils firent silence et se reposèrent cette nuit sans craindre les ennemis. Le lendemain matin, lorsque la flamboyante lumière du soleil vint embellir le monde, ils coururent tous sur le champ de bataille, et trouvèrent parmi les morts un grand nombre des leurs, et sans les croix qu'ils portaient, à peine aurait-on pu les retrouver parmi les autres. Les hommes capables de juger sainement les choses les révérèrent comme martyrs du Christ, et les ensevelirent le plus honorablement qu'il leur fut possible ; les prêtres et les clercs accompagnèrent leurs funérailles avec les chants d'usage, et on entendit les douloureux gémissements des mères pour leurs fils, des amis pour leurs amis. Ces choses accomplies, on s'occupa de dépouiller les cadavres des ennemis; et qui pourrait rapporter l'abondance des vêtements, la quantité d'or et d'argent trouvés sur le champ de bataille : ô quelle multitude de chevaux, de mulets, de mules, de chameaux et d'ânes tombèrent au pouvoir des nôtres! Pauvres naguère, Dieu aidant, ils se trouvèrent riches ; auparavant demi-nus, maintenant ils se vêtirent de soie; ils ramassèrent des traits et des flèches, et en remplirent leurs carquois vidés. On donna des soins aux blessés, et on les confia aux mains des médecins,

ainsi de tout le jour nos gens ne marchèrent point en avant. Celui qui voudra considérer cet événement des yeux de l'intelligence y reconnaîtra avec de hautes louanges Dieu toujours admirable dans ses œuvres : « Il a rempli de biens les siens, qui étaient affamés, et il a renvoyé vides les autres qui étaient riches[7] ; il a arraché les grands de leurs trônes, et il a élevé les petits,[8] » plongeant les puissants dans la bassesse, et élevant les humbles à la gloire, ainsi qu'il l'avait promis par son prophète Isaïe à sa bien-aimée Jérusalem : « Je vous établirai dans une gloire qui ne finira jamais, et dans une joie qui durera dans la succession de tous les âges ; vous sucerez le lait des nations, vous serez nourris de la mamelle des rois, et vous connaîtrez que je suis le Seigneur qui vous sauve, et le fort de Jacob qui vous rachète.[9] » La gloire des siècles, c'est la noblesse des hommes illustres, et les mamelles des rois s'entendent de leurs riches trésors enfouis dans la terre ; et cette noblesse tire sa nourriture des mamelles des rois tant qu'elle est assujettie à leur pouvoir terrestre; et de là elle tire sa joie et sa félicité, non pas seulement dans le temps présent, mais à travers la succession des siècles à venir.

IV.

Le jour suivant, qui était le troisième du mois de juillet, les Francs levèrent leurs tentes dès le grand matin, et se hâtèrent de suivre les traces des Turcs fugitifs ; mais ceux-ci fuyaient devant eux comme la tremblante colombe devant l'épervier. Lorsqu'ils eurent fui ainsi de çà de là pendant quatre jours, il arriva que leur chef, Soliman, rencontra dix mille Arabes venant à son secours. Ce Soliman était fils de Soliman l'ancien, qui avait enlevé à l'empereur toute la Romanie. Après s'être enfui de la ville de Nicée, il avait rassemblé toute cette armée, et l'avait amenée contre les Chrétiens, pour venger son injure. Lorsque les Arabes l'eurent vu, et lui les Arabes, se laissant, par grande douleur, tomber à bas de son cheval, il commença à gémir à haute voix et à déplorer son malheur et son infortune. Les Arabes, ignorant le désastre qui lui était survenu, dirent : « O le plus déhonté de tous les hommes, pourquoi fuis-tu ainsi? Tu dégénères grandement, car ton père n'a jamais fui le combat. Que le courage rentre dans ton âme; et viens combattre, car nous arrivons à ton secours. » Mais lui, d'une voix interrompue par des soupirs, leur dit : « Votre esprit est troublé d’une grande folie; vous n'avez pas connu jusques ici la force des Francs, vous n'avez pas éprouvé leur courage; cette force n'est point humaine, mais céleste, ou diabolique, et ils ne se fient pas tant en eux-mêmes qu'au secours divin. Cependant nous les avions déjà vaincus, tellement que nous préparions des liens de cordes et de roseaux pour les leur passer au cou. Mais soudainement une troupe innombrable d'hommes, ne craignant pas la mort, et ne redoutant aucun ennemi, s'est élancée des montagnes, et a pénétré sans hésiter dans nos bataillons. Quels yeux pourraient supporter la splendeur de leurs armes terribles? leurs lances brillaient comme des étoiles étincelantes, leurs casques et leurs cuirasses comme les rayons que darde l'aurore, à mesure qu'elle se lève. Le retentissement de leurs armes était plus épouvantable que le son du tonnerre; lorsqu'ils se préparent au combat, ils marchent gravement, les lances dressées vers le ciel, et en silence, comme s'ils étaient privés de voix, mais lorsqu'ils approchent de leurs adversaires, ils lâchent les rênes de leurs chevaux, et se précipitent avec impétuosité, semblables à des lions poussés par une longue faim et altérés du sang des animaux; alors ils s'écrient, grincent des dents, et remplissent a l'air de leurs clameurs; étrangers à la miséricorde, ils ne font point de prisonniers, tout est mis à mort. Comment pourrais-je exprimer la cruauté de ces peuples? il n'est personne qui leur puisse résister, personne qui puisse trouver moyen de leur échapper par la fuite, car ils sont appuyés du secours du ciel ou du diable; tous les autres peuples tremblent de frayeur devant nos arcs et redoutent nos traits; ceux-ci, couverts de leurs cuirasses, ne craignent a pas plus les flèches qu'un chalumeau de paille, n'ont pas plus de peur des traits que d'un bâton. Hélas! hélas! nous avons été trois cent soixante mille, et nous voilà tous, ou tués, ou dispersés par la fuite; voici le quatrième jour depuis que nous avons commencé à Fuir devant eux, et nous ne sommes pas moins tremblants de frayeur qu'au premier moment. Que vous dirai-je? si vous voulez suivre un conseil salutaire, sortez de la Romanie aussi promptement que vous le pourrez, et prenez les plus grandes précautions pour que leurs yeux ne vous aperçoivent pas. » Lorsque les Arabes eurent entendu ces paroles, ils commencèrent aussitôt à fuir comme Soliman. Les Chrétiens suivaient avec une grande sagacité les traces des fuyards, mais ceux-ci avaient soin de changer de contenance; et, malgré le trouble de leurs esprits, lorsqu'ils arrivaient, en fuyant, à quelque ville ou château appartenant aux Chrétiens, ils prenaient un visage joyeux, comme s'ils eussent remporté la victoire ; ils disaient : « Réjouissez-vous, et ouvrez-nous vos portes avec joie, car nous avons tué tous les Francs qui venaient vous ruiner vous et vos terres ; il n'en reste pas un seul, tous sont morts ou captifs dans nos liens. Soliman, notre chef, marche par une autre route, et emmène avec lui les prisonniers. » Ceux qui se laissaient prendre à leurs paroles et leur ouvraient, portaient bien rudement la peine de s'être laissé séduire, car ils dévastaient toutes leurs possessions, brûlaient leurs maisons, les tuaient ou les emmenaient, attachés par des courroies; ils voulaient que les Francs qui les poursuivaient trouvassent le pays dévasté, et dans la disette de toutes choses, fussent forcés de renoncer à la poursuite. Ils agirent prudemment en cela, et cette conduite leur fut grandement utile et fort dommageable à notre armée, car les nôtres trouvèrent le passage désert, sans eau, et vide de tout. Ils arrachaient les épis des moissons presque mûres, et, les froissant dans leurs mains, tâchaient, par cette nourriture, d'apaiser leur faim. La plupart de leurs chevaux moururent, et beaucoup de chevaliers devinrent alors gens de pied. Ils montaient à cheval sur les bœufs et les vaches, et sur les chiens et les béliers, qui sont dans ce pays d'une grandeur et d'une force extraordinaires. Ils traversèrent ce pays le plus vite qu'ils purent, entrèrent dans la Lycaonie, pays très abondant en toutes sortes de biens, et vinrent à Iconium. C'est une ville très opulente en richesses terrestres, et de laquelle l'apôtre Paul a parlé dans ses épîtres. Après avoir erré dans les déserts et à travers les pays privés d'eau, ils trouvèrent l'hospitalité dans cette ville commode ; et là, par l'inspiration du Seigneur, ils furent comblés de tous les biens de la terre. Lorsqu'ils en voulurent partir, ils prirent, à la persuasion des habitants, de l'eau dans des vases et des outres, parce qu'ils n'en devaient pas trouver jusqu'au lendemain. Mais le jour suivant, dans la soirée, ils arrivèrent vers un fleuve, et y demeurèrent deux jours. Le jour d'après, les coureurs qui précédaient l'armée arrivèrent à une cité nommée Héraclée, dans laquelle s'était rassemblée une grande multitude de Turcs. Dès qu'ils aperçurent de loin les enseignes des Francs, flottant par les airs, ils commencèrent à fuir, comme un jeune daim échappé des lacs, ou comme une biche qu'une flèche a blessée. Les nôtres, louant le Seigneur, entrèrent sans obstacle dans la cité, et y passèrent quatre jours ; le cinquième, ils en sortirent tous. Alors le comte Baudouin, frère du duc Godefroi, et Tancrède se séparèrent des autres avec leurs chevaliers, et tournèrent vers la ville de Tarse. Il s'y trouvait beaucoup de Turcs, qui sortirent au devant d'eux pour les combattre, mais ne les arrêtèrent pas longtemps, car ils ne pouvaient supporter l'agile impétuosité des nôtres, ni leur choc furieux, ni les coups terribles qu'ils en recevaient. Après avoir perdu beaucoup des leurs, ils se retirèrent dans la ville. Les nôtres assirent leur camp devant les murs, et placèrent des sentinelles; mais les Chrétiens qui étaient dans la ville vinrent au camp au milieu de la nuit, les appelant avec de grands cris de joie, et disant : Levez-vous, invincibles chevaliers francs, car les Turcs fuient de la ville, et n'osent plus vous livrer combat. Cependant les nôtres ne voulurent pas les poursuivre, parce que c'était la nuit, temps fort peu propre à la poursuite. Mais lorsque le jour vint à luire, ils entrèrent dans la ville, et les citoyens les y reçurent de très bon cœur. Il s'éleva un différend entre le comte Baudouin et Tancrède pour savoir lequel des deux posséderait la cité, ou s'ils la gouverneraient tous deux ensemble, ce que Tancrède refusa, voulant l'avoir pour lui ; cependant il céda à Baudouin, parce que l'armée de celui-ci était la plus forte. On leur rendit dans un court intervalle de temps deux cités, l'une appelée Adène, et l'autre Mamistra, et un grand nombre de châteaux. Ils avançaient ainsi d'une marche prospère, parce que les Turcs ne se montraient pas aux champs, mais se tenaient cachés en de fortes citadelles. La plus grande partie des Francs était entrée dans le pays d'Arménie, aspirant avec ardeur à abreuver la terre du sang des Turcs. Tout le pays demeurait tranquille en leur présence, les Arméniens venaient à leur rencontre, et les recevaient dans leurs villes et châteaux. Ils parvinrent à un certain château tellement fortifié par sa position naturelle qu'il ne craignait ni armes, ni machines de guerre, mais ils ne voulurent pas demeurer longtemps à l'assiéger, voyant tout le reste du pays se soumettre à eux et se donner par affection.

V.

Il y avait dans l'armée un fort et vaillant chevalier, né dans le pays, qui demanda aux chefs de lui accorder cette terre, pour la garder et défendre, afin qu'elle lui servît à subsister et soutenir son honneur, leur promettant toute fidélité à Dieu et au saint sépulcre, ainsi qu'à eux. Les chefs y consentirent unanimement, parce qu'ils le savaient fidèle, courageux et propre à la guerre. Ils vinrent ensuite heureusement à Césarée de Cappadoce. La Cappadoce est un pays situé à l'entrée de la Syrie, et qui s'étend vers le nord. Les habitants de cette ville vinrent à leur rencontre, et les reçurent avec bienveillance. Sortis de Cappadoce, ils arrivèrent sans obstacle à une ville très belle et assez riche, que les Turcs avaient attaquée peu de temps auparavant et assiégée trois semaines durant sans pouvoir la prendre; lorsqu'ils y arrivèrent, ses citoyens vinrent au devant d'eux avec une grande joie, et les reçurent affectueusement. Un autre chevalier nommé Piere d'Alpi demanda à son tour cette ville, et l'obtint très promptement des chefs. Cette même nuit, un conteur de balivernes vint à Boémond, et lui dit qu'une armée de vingt mille Turcs s'approchait, ne sachant nullement l'arrivée des Francs. Celui-ci, croyant à ces paroles trompeuses, prit avec lui des chevaliers d'élite, et les conduisit au lieu où on lui avait dit qu'étaient les Turcs. Mais comme le nouvelliste n'était pas un homme de sens, il arriva que leurs recherches furent vaincs. De là, ils vinrent à une certaine ville nommée Cosor, pleine de toutes les choses utiles à la vie de l’homme. Ils y furent reçus très obligeamment par les Chrétiens qui s'y trouvaient, et y chômèrent trois jours. Là, chacun pourvut à ses besoins ; ceux qui étaient fatigués y trouvèrent le repos; les affamés la nourriture; ceux qui avaient soif, de quoi se désaltérer; ceux qui étaient nus, des vêtements pour se couvrir ; Dieu pourvut à ce qu'ils rencontrassent un pareil séjour, pour leur donner la force de mieux supporter les grands tourments que devait ensuite leur causer la faim. Cependant on vint annoncer au comte Raimond que les Turcs, consternés de frayeur, avaient fui d'Antioche, et avaient abandonné cette ville sans aucune défense. Il délibéra donc d'y envoyer cinq cents chevaliers pour en occuper la citadelle, avant que d'autres fussent instruits de la chose. Lorsque ces chevaliers arrivèrent dans une vallée voisine d'Antioche, ils apprirent d'abord qu'il n'était pas vrai que les Turcs eussent quitté la ville, mais qu'au contraire ils s'apprêtaient à la défendre de tous leurs efforts. Ils passèrent donc jusqu'au château des Publicains, et, après l'avoir soumis, prirent sans obstacle un autre chemin. Ils arrivèrent dans la vallée de Rugia, où ils trouvèrent beaucoup de Turcs et de Sarrasins, qu'ils vainquirent en un combat et passèrent au fil de l'épée, ce que voyant les Arméniens, habitants de ce pays, ils furent réjouis de ce que les Chrétiens avaient si vaillamment mis à mort les Turcs et les Publicains, et ils se donnèrent incontinent à eux, ainsi que leur pays. Les Francs prirent la ville de Rusa, et soumirent à leur domination plusieurs châteaux. Tout le reste de l'armée se mit en route, et voyagea, avec de déplorables souffrances, par des montagnes où l'en ne trouvait nul chemin, si ce n'est pour les bêtes sauvages et les reptiles, et où les passages n'avaient de large que la place nécessaire pour poser un seul pied ; dans des sentiers resserrés de côté et d'autre par des rochers, des buissons épineux et d'épaisses broussailles. La profondeur des vallées semblait descendre jusque dans l'abîme, et le sommet des montagnes s'élever au firmament. Chevaliers et hommes d'armes marchaient d'un pied mal assuré, portant leurs armes suspendues à leur cou, tous alors devenus fantassins, car aucun d'eux ne pouvait marcher à cheval. Plusieurs d'entre eux, s'ils eussent trouvé chaland, eussent volontiers vendu leur casque, leur cuirasse, leur bouclier, plusieurs, défaillant de lassitude, les jetaient, pour marcher plus légèrement. On ne pouvait faire passer les chevaux chargés; et au lieu de chevaux, c'était en plusieurs endroits les hommes qui portaient les fardeaux. Nul ne pouvait s'arrêter ou s'asseoir, nul ne pouvait aider son compagnon, si ce n'est que celui qui marchait derrière pouvait prêter assistance à celui qui marchait devant lui. Quant à celui-ci, à grand-peine pouvait-ii se retourner vers celui qui le suivait; cependant, après avoir traversé cette route si pénible, ou plutôt ces lieux privés de route, ils arrivèrent à une ville nommée Marasie, dont les habitants les reçurent avec joie et honneur. Ils y trouvèrent abondance des choses de la terre, par quoi ils reçurent soulagement en leur misère et disette. On avait cru que la queue de l'armée y arriverait plus tôt, mais il se passa un jour entier avant qu'elle se pût rejoindre à la tête; enfin, étant rassemblés, ils se reposèrent un jour, et le lendemain, arrivèrent dans la vallée où se trouve située Antioche, ville et résidence royale, bâtie par le roi Antiochus, et qui a reçu de lui son nom; c'est la métropole et la capitale de tout le pays de Syrie, qu'autrefois le bienheureux Pierre, prince des apôtres, a rendue illustre par le culte de la foi catholique. Il y érigea un siège épiscopal, et y consacra les apôtres Barnabé et Paul. Pour montrer aux yeux des hommes qu'il n'est point « de force ni de puissance qui ne vienne de lui,[10] » le Seigneur a voulu d'abord la conquérir humblement par les paroles de ses prédicateurs, et maintenant il a voulu la recouvrer hautement par la force des armes de ses hommes de guerre. Les nôtres donc, soutenus de la force de Dieu, arrivant à la ville, vinrent au pont de fer, et y trouvèrent un grand nombre de Turcs qui voulaient passer le pont, pour porter secours à ceux de la ville. Mais il n'appartient pas aux hommes de diriger leur propre marche ; ce pouvoir est accordé à celui qui tient toutes choses sous son empire. Les nôtres se précipitèrent sur eux tous à la fois, n'en épargnèrent aucun, et passèrent au fil de l'épée une multitude d'entre eux, les autres s'enfuirent consternés, afin de pourvoir au salut de leur vie terrestre. Les Chrétiens ayant ainsi remporté la victoire, y gagnèrent un grand butin, tel que des chevaux, des ânes, des chameaux chargés de vin, de froment, d'huile et des autres choses nécessaires à des assiégés. Ensuite ils assirent leur camp sur le rivage du fleuve, qui n'est pas éloigné des remparts de la ville. Le lendemain, chargés de richesses, ils se disposèrent à marcher vers la ville; et, y étant arrivés, sous la conduite du Seigneur, se séparèrent en trois camps, et coupèrent toute communication entre la ville et la montagne, afin de fermer accès à toutes les ruses de guerre. Le mercredi, vingt et unième jour d'octobre, le siège fut mis autour d'Antioche, à la gloire et louange future de notre Seigneur Jésus-Christ, toujours admirable dans ses œuvres.

 

LIBER QUARTUS.

CAPUT PRIMUM.

Quia vero urbs Antiochena, non solum naturali situ, verum etiam moenibus excelsis, turribusque in altum porrectis densissimisque in cacuminibus murorum propugnaculis praemunita erat, consilium inierunt principes, quod contra eam pugnarent, non virtute, sed ingenio; arte, non Marte; machinamento, non conflictu bellico. Prius igitur pontem supra flumen statuerunt, ut expeditius flumen transirent, quoties transeundi necesse haberent. Tunc quippe in confinio urbis magnam bonarum fructuum ubertarem inveniebant, copiosas vindemias, foveas frumento plenas et hordeo, aliisque cibariis, arboresque multi generis pomis refertas. Hoc quoque insinuabant eis Armenii qui in civitate erant, quique inde consentientibus Turcis ad eos veniebant; sed eorum uxores et filii in urbe remanebant. Et hoc totum, licet Christiani essent, callide tamen faciebant, quoniam dicta nostrorum sive facta Turcis intus renuntiabant. Construuntur a Christocolis bellica machinamenta ad oppugnandum congrua, turres ligneae, balistae, falces, arietes, talpae, tela, sudes, et fundae, et si qua alia potuerunt ulla excogitari arte. Sed quid valuerunt adversum urbem inexpugnabilem, praesertim cum tot in ea essent defensores, qui etiam cum nostris campestri praelio pugnare potuissent? Postquam vero

Phosphorus aurorae rutilos praecesserat ortus,
Ipsaque rorifluo cum jam candore vibraret,
Solque venustaret flammanti lumine mundum,
Exsurgunt propere proceres, procerumque catervae,
Armaque corripiunt, et ad urbis moenia currunt.
Pugna quidem dextra forti fit et intus et extra.
Illi defendunt, dum nostri spicula fundunt,
Telaque cum baculis, nec non lapidesque sudesque.
Fit labor immanis, sed profectus fit inanis,
Sicque recesserunt, quia sternere non potuerunt
Turres et muros, vi nulla corruituros.

Cumque viderent nostri quod nil proficere possent, illam dimittunt pugnam, retinent tamen obsidionem. Turci quippe in sua confidentes invictissima civitate, nocte januis apertis exibant, et in castra sagittas mittebant. Contigit autem ut ita sagittando unam mulierem ante tentoria Boamundi principis occiderent, et ideo vigilantiores excubias per castra posuerunt, qui etiam portam per quam exire solebant custodierunt. Placuit itaque principibus militiae et optimatibus ut castellum sibi construerent, quo securiores essent, si inimici Dei ullo modo praevalerent, qui undique sicut apes ad alvearia confluebant. Quod et factum est. Interea dum rarescere coepit quotidiani victus impensa, consitium inierunt, ut cibos quaererent, et ad quaerendum, armigeros et plerosque milites ob custodiam transmitterent. Sed qui praedari voluerunt,

Partim praedati, partimque fuere necati.

Nam castellum quoddam erat in montanis non longe a civitate nomine Arech, quod erat plenum rebellantibus Turcis, qui nostris insidias praetenderunt, multos vulneraverunt et plures occiderunt, et plerosque captos abduxerunt, caeterosque turpiter injuriatos ad castra redire compulerunt. Quod miseri casus infortunium ubi militia Dei cognovit, admodum indoluit; sed sibi deinceps salubre consilium invenit. Mille armigeros ante praemittunt, quos Boamundus et Flandrensis comes cum electis militibus subsequuntur, praenominata valle, in qua ad ipsos confugerent, si Turci eos insequerentur. Quod ita absque dilatione contigit, quoniam Turci, postquam illos eminus agnoverunt, laxatis loris, et equos calcaribus urgentes, insecuti sunt, eosque in fugam verterunt. Nostri vero ad suos, sicut ad tutissimum asylum, confugerunt et praesidium divini subsidii invenerunt. Turci vero cum nimis de proximo nostros milites paratos esse deprehenderunt, primo quidem haesitantes loco libentissime cessissent, si cedere valuissent. Ut tamen cognoverunt quia pauciores Christiani essent quam ipsi, bellum inierunt, tamen eum tremore, in sua confidentes numerosa multitudine. Sed quid valet praelium, contra quod divinum militat auxilium? Deus enim fortis, et potens est, Dominus potens in praelio (Psal. XXIII, 8). Duo enim ex nostris ibi tantum perempti sunt. Sed de Turcis, quorum non est numerus, qui et de manu Dei repulsi sunt, absque numero occisi sunt. Multos ex eis captos ad castra conduxerunt, et coram illis qui supra moenia inclytae civitatis erant, decollaverunt. Et ut majorem illis dolorem incuterent et terrorem, balistis incisa capita in civitatem projecerunt. Dehinc expeditius ire potuerunt nostri ad villas et vicos Armeniorum, victum quaerentes, et ipsi Armenii et indigenae terrae illius ad nostros mercatum afferentes.

Advenit interea sacratissima dies Dominicae Nativitatis, quam Deus cunctis fidelibus suis celeberrimam in hoc contulit, quia qui creaturis omnibus nasci tribuit, pro solis hominibus nasci disposuit. Festivam igitur illam Christiani fecerunt, sicut qui in tentoriis erant agere potuerunt. Majus quippe gaudium erat in castris quam intra moenia inclytae urbis, inclytam dico, non propter foedam gentilitatis habitationem, sed propter humanae conditionis positionem, et praesertim beati Petri apostolorum principis apud Deum reconciliationem.

CAPUT II.

Qua celebratione peracta, consilium acceperunt quid agerent, quoniam in castris victus deficiebat, et glacialis hiems mercatum afferentes ad ipsos venire non sinebat. Illi namque qui erant in urbe, quanto magis sciebant nostros esurire, tanto magis incipiebant in illos desaevire. Hinc aeris inclementia, hinc miserae egestatis inopia, hinc opprimebat adversariorum violentia. Et sicut solet contingere in multitudine congregatorum, non deficiebat vox murmurantium. Nec mirum erat, si humana fragilitas sub tot tormentis pressa deficiebat. Grando, nix, glacies, spiritus procellarum, illos violentissime opprimebant, quos nulla tectura cooperiebat. Quid mirum si se male dementabant, qui extra tentoria erant, cum ipsa tentoria innatabant? Propterea, ut supra diximus, consilium inierunt quid agerent, et tale invicem acceperunt. Boamundus et comes Flandrensis ad his subveniendum se ipsos obtulerunt, et omnibus placuit, et libentissime concesserunt. Hi itaque triginta millia equitum peditumque elegerunt, et in terram Sarracenorum intraverunt. O rerum omnium mediator Deus, quam tempestive subvenis in periculis, et in necessitate laborantibus, ut impleretur illud quod Salomon scripsit in Proverbiis: Conservatur justo substantia peccatoris (Prov. XIII, 22). A Jerusalem et Damasco, et Aleph, caeterisque regionibus congregati erant, Persae, Arabes et Medi, gens videlicet multa nimis, quae ad Antiochiam disposuerat venire, eamque a Christianis defendere. Sed aliter in coelo fuit dispositum, quae dispositio illorum ordinationem inclinavit deorsum. Cum enim audissent quia pars Christianorum intraverant in terram suam, gavisi sunt valde, quoniam in vinculis jam quasi irretitos arbitrati sunt. Tunc diviserunt se in duas acies, ut sic vallati ab eis nostri, fugae praesidium nusquam invenirent. Quae divisio stulta fuit, quia « stultitia in cordibus incredulorum semper requiescit. » Nam utraeque acies ut sese invicem aspexerunt, incunctanter altera in alteram irruit, quia illa in sua multitudine, ista in Dei omnipotentia confidit, et ideo eventus belli dissimilis fuit. Milites armati quotquot in occursum sui venerunt, ut falcator messem, prostraverunt. Sed cum in gyrum reverti frenis voluerunt, quos iterum percuterent nisi fugientes non invenerunt. Qui vero in manibus nostrorum peditum devenerunt, in immane praecipitium corruerunt. Sciunt enim quibus bella nota sunt, quia « graviori attritione pedites quam equites interficiunt. » Altera vero acies quae se ab altera separaverat, ut nostros circumveniret, ut audivit voces bellantium, sonitumque confringentium armorum, laxatis habenis accurrebat suis in auxilium. Sed ut miseros illorum casus agnovit, fugientesque circumspexit, timor in illos vehementissimus irruit, fugiendique contulit societatem. Sed quid aliud nostri facerent, nisi ut persequerentur? Nam, sicut in vulgari proverbio dicitur: « Si est qui fugiat, non deerit qui persequatur; » jam omnes nostri eos persequebantur quoniam qui pedites venerant, ascensores equorum efficiebantur. Quid plura? Qui evadere potuit, laetus et hilaris fuit; qui vero interceptus, miserrima nece occubuit. Quot asini et cameli, quotque jumenta frumento, vino, caeterisque cibariis onusta, ibi capta sunt, quae esurienti exercitui Dei grata erant? Quantum gaudium, et tripudii exsultatio fuit in illa die in castris, cum talia dona viderunt summi procuratoris? Mirandum et gaudendum erat, quod Dominus de mercibus inimicorum suorum de longinquo adductis, fideles suos reficiebat. Esurientes bonis implebat (Luc. I, 53) , quibus adversarios suos spoliabat. Sic quoque filiis Israel olim faciebat, cum per terram gentilium regum transire cupiebant, et illi publicum viae regiae incessum eis denegabant. Omnes pari modo, qui contra illos accipiebant gladium, gladio peribant, et eorum terra et facultates dabantur eis in possessionem. Nunc vero idem Dominus eadem recompensatione aufert suorum adversariis, ut isti credant veraciter actum fuisse quod scriptum est de illis: Per omnia sit Deus, qui benedicendus est, benedictus; sine ipso nihil possumus.

CAPUT III.

Interim dum isti gloriosi principes abfuerunt, qui in civitate erant, repente de ea exierunt, nostrosque inter castra invaserunt, et plurimos ex eis occiderunt. Ipso die Podiensis episcopus perdidit dapiferum suum, qui suae aciei deferre solebat vexillum. Et nisi flumen inter castrum et urbem fluxisset, majoribus injuriis et frequentioribus lacessissent. Quibus bellorum eventibus, et maxime famis inopia, plerique nostrorum afflicti, abire moliebantur, quia nimis grave erat invitis ferre jejunium, et ideo machinabantur ab obsidione diffugium. Quos Boamundus vir facundus et gratus eloquio, ita affatus est, dicens: « O viri, qui huc usque fuistis bellatores egregii, quos Deus per multa jam bellorum pericula victores reddidit, quosque virtus experientiae ut illustres decoravit, ut quid contra Dominum murmuratis, quia premit vos angustia paupertatis? Cum vobis porrigit manum, tunc exsultatis; cum relaxat, tunc desperatis. In hoc videmini non diligere donantem, sed dona; non largitorem, sed largientis oblationem. Cum largitur Dominus, amicus est; cum cessat, inimicus vobis videtur esse et extraneus. Cui unquam genti praestitit Deus in tam brevi tempore tot bella committere, tot acerrimos hostes superare, tot spoliis gentium ditari, tot triumphantium palmis insigniri? Ecce nunc innumerabiles hostes subegimus, ecce nunc eorum spolia ad vos attulimus. Quid est quod sic diffidimus, cum sic quotidie vincamus? non longe est a vobis, qui sic pugnat pro vobis; saepe quidem fideles suos tentat, ut utrum diligant ipsum innotescat. Nunc tentat vos per inopiae molestias, et per assiduas inimicantium vobis pressuras. Quod si tantas intulissent nobis injurias, quantas et nos eis irrogavimus? si tot de nobis occidissent, quot de illis nos prostravimus? si aliquis de nobis superesset, jure ille conqueri potuisset. Sed pro certo qui conqueretur nullus esset, quoniam nemo superstes remansisset. Propterea nolite diffidere, sed estote viri cordati, quoniam si in ipso vivitis, aut pro ipso morimini, estis beati. » His et talibus dictis animos eorum enervatos, robustos reddidit, et in effeminatas mentes virilitatem induxit. Paucis denique diebus evolutis hiems aspera inhorruit, et in castris ciborum abundantia evanuit. Illi qui vendere cibos solebant, nivibus et glacie prohibente, nullatenus venire valebant. Cursores exercitus qui usque ad terram Sarracenorum transcurrebant, nihil prorsus inveniebant, quia omnes de toto terrae illius confinio, aut longe fugerant, aut in speluncis, aut in cavernis petrarum delituerant. Cumque Armenii et Surani vidissent in tanto discrimine famis nostros esse positos, per nota loca gradiebantur, sollicite inquirentes, si quid invenirent, quod ad nostros afferre valerent. Sed apud tantos parum erat, nec tantae multitudini suppetebat, et ideo vendebatur asinarium onus frumenti septem librarum pretio, ovum duodecim denariis; et una nux, uno . Ut quid universa percurram, cum carum nimis vendebatur quidquid vilius habebatur; propter quod multi fame ibi perierunt, qui unde aliquid emerent, non habuerunt. Coepit itaque oriri inter eos magna inconstantia animorum, mentis defectus, et totius bonae spei diffidentia. Et quid mirum si pauperum, si imbecillium animi nutabant, cum illi qui videbantur quasi columnae esse, deficiebant omnino? Petrus enim Eremita, et Willelmus Carpentarius nocturno elapsu in fugam versi sunt, et a sacra fidelium Dei societate disjuncti sunt.

De Willelmo vero qui fuerit, dicamus, quoniam de Petro superius mentionem fecimus. Willelmus de regali prosapia ortus fuit, et vicecomes cujusdam regii castelli, quod Milidunum dicitur, olim exstitit: qui ideo Carpentarius coepit cognominari, quia in bello nullus volebat ei occursari. Nulla enim lorica erat, galea vel clypeus, qui duros lanceae illius sive mucronis sustineret ictus. Unde mirandum, et cum admiratione dolendum, quod in talem ac tantum virum tanta mentis hebetudo incesserit, quod tam turpiter a castris virorum illustrium recesserit. Sed hoc non metu praeliorum, ut speramus, fecerat; sed tantam famis injuriam pati nunquam didicerat. Quod fugae discidium ut Tancredus miles fortis et integer animo cognovit, vehementer condolens, insecutus est illos et comprehendit, et cum dedecore reverti coegit, et ad domum Boamundi adduxit. Non dicendum est si passus est verecundiam, qui nullo fugante inierat fugam. Dolebant plurimi qui eum agnoverant; convitiabantur omnes qui qualis exstiterat ignorabant. Tandem multis lacessitus injuriis, pro reverentia Hugonis Magni, cujus consanguineus erat, et quia jam cum ipsis in retroactis certaminibus honeste pugnaverat, pacem obtinuit, sed nunquam se amplius ita discessurum coram omnibus juravit. Sed tamen diu sacramentum non custodivit, quia quantocius potuit clam discessit.

CAPUT IV.

Hanc itaque famis asperitatem, ut suos probaret, evenire permisit Deus, et ut terror ejus fieret in universis nationibus. Nam et suos premebat jejunio, et vicinas nationes eorum disterminabat gladio. Cadebant mille a latere unius, et decem millia a dextris alterius. Et ideo nunquam est a Domino tali desperandum, quia quaecunque agit, diligentibus se cooperantur in bonum (Rom. VIII, 28). Ne illi insolescerent tot victoriis bellorum, opprimebat eos gravi inedia jejuniorum. In toto namque exercitu mille equi inveniri non poterant, ad pugnandum idonei, ut per hoc innotesceret quoniam in fortitudine equi non haberent fiduciam; sed in se, per quem, et quomodo volebat, et quando volebat, superabant.

Erat quidam miles in exercitu eodem, nomine Tetigus, dives apud suos, et nominatissimus, in Romaniae partibus bene notus, palliato nugacitatis tegmine velatus. Hic venit ad principes, et ait illis: « Ut quid hic ita torpescimus? Quare quae nobis sunt profutura non quaerimus? Si bonum vobis videtur, ego in regionem Romaniae pergam, et inde in fidelitate imperatoris copiosum mercatum adducam; naves onustas omnibus rebus, frumento, vino, oleo, hordeo, carne, farina, caseis, per mare adduci faciam, et equos, mulos, mulasque per terram. Et ne ullam de me spem diffidentiae habeatis, papiliones meos et omnia bona mea derelinquam, hoc solum excepto quod mecum feram. Et si adhuc mihi decreditis, jurabo quod citius ad vos redibo. » Principes mendacibus verbis illius crediderunt, sed et sacramentum receperunt. Ipse autem nec sacramentum tenuit, nec verborum sponsionem implevit. Hoc ideo de his duobus militibus refero, ut quisque percipiat quanta egestas in castris fuerit, quae etiam fugere divites et perjurare compellebat. Cumque jam sic arctarentur, et omnis humana spes omnino deficeret, plurima pars exercitus retro eundi licentiam a principibus petierunt, et ipsi unanimiter flentes eis concesserunt. Ut quid enim retinerent, quos consolari non poterant?

Dum sic invalide desolatio pullularet in castris, et nullus ullum haberet consilium, miseratio divina solitum eis praestitit auxilium. Affuit nuntius qui innumera Turcorum agminum millia prope adesse retulit, et in castro eis proximo, nomine Arech, quod supra memoravimus, illa nocte aggregari asseruit. Qui ideo latenter et in magno silentio veniebant, ut imparatos in castris invenirent. Hoc dictum cunctis innotuit, et quos somno pigritiae torpentes invenit, excitatos reddidit. Salit et tripudiat, qui antea ambulare nequibat. Revixit spiritus illorum, quos sopierat indigentia ciborum. Erectis in coelum manibus Deum laudant, et quasi jam vicerint, manibus applaudunt. Malebant enim honeste in bello mori quam escarum inopia cruciari. Tunc proceres exercitus acceperunt consilium, ut pars una omnium in castris remaneret ad custodiendum; pars altera obviam venientibus iret ad praelium. Qui de castris nocte egredientes, in insidiis positi sunt, praetereuntium praestolantes occursum jacueruntque inter flumen et lacum. Summo itaque diluculo, aurora lumen terris deferente, miserunt exploratores, qui illorum agmina viderent, et esse eorum renuntiarent,

Exploratores renuntiant tot illorum millia insimul se nunquam vidisse. Et ex parte fluminis duas acies separatas a multitudine equis velocioribus accurrere. Tunc nostri in quodam clivo positi, crucis signo cum armis se praemuniunt, et manus in coelum protendunt, Deoque se committunt, ejusque flagitant auxilium. Mox nostri supervenientes illos excipiunt, et ictu pungentes quotquot obviant, solo prosternunt. Alii per campum dispersi circumvolant, imbresque venenatarum emittunt sagittarum. Strident dentibus, et more canum latrant, quia terrere sic suos adversarios putant. Sed haec nostri irridebant, et protecti clypeis, loricis, galeis, eorum immissuras vilipendebant. Sed cum innumerabilis illorum multitudo appropiavit, cum tanto impetu nostros invaserunt, quod modice in fugam versi sunt. Quod ut vidit Boamundus, qui postremo observabat custodiam, cum sua acie prorupit in medium, sociosque recolligens, inimicos perduxit ad interitum. Illi namque ut viderunt nostrorum vexilla super vertices suos dependentia, nostrosque more leonum rugientium, in medios hostes circumferri, omnesque circa se laniari, pavent et conturbantur, versisque retro habenis equorum, ad Pontem Ferreum quam celerrime repedantur. Sed quid modo Franci facerent nisi cominus ense ferirent? Sternitur via corporibus morientium, impletur aer vocibus ejulantium. Tellus madefacta cruore morientium, perforatur pedibus conculcantium equorum. Ut venitur ad pontem, via arctatur, et non omnes pons recepit. Hinc quam plures in flumen praecipitantur, et quos unda tenebat, celeri rotatu involutos absorbebat. Et cur per singula morarer? Major pars periit quam evaserit. Plures occisi sunt quam vivi remanserint. Qui evaserunt, ad castrum suum quod superius nominavimus, confugerunt, sed in eo non diu permanserunt. Praedatum enim, vacuum dimiserunt, et fugientes abierunt. Nostri vero illud accipiunt, et custodes qui illud custodirent, et pontem posuerunt. Armenii quoque et Surani fugientes insecuti sunt, et arcta loca anticipando multos occiderunt pluresque captivos detinuerunt. Sicque filii diaboli secundum suum meritum, de ruina in ruinam receperunt interitum. Nostri vero cum gaudio ingenti ad castra remearunt, adducentes secum equos et mulos et mulas, et spolia plurima, et multa alia quae indigentibus sociis valde erant necessaria. Multorum etiam capita mortuorum simul attulerunt, quae ante portam civitatis posuerunt, ubi Admiraldi Babyloniae habebant hospitium. Receperunt illos cum summa laetitia socii qui in castris erant, quique tota die cum civibus qui egressi sunt de urbe pugnaverant, palmamque victoriae reportarant.

CAPUT V.

Tunc geminata laetitia duplicis victoriae, festivum tempus effecit, et eos qui egestatis moerore consumpti pene erant, refecit. Jam vero Armenii et Surani, victum ad castra ferebant, et de felici nostrorum eventu congaudebant. Sic illi de civitate egrediebantur, et inter saxa montium latitabant, insidiabanturque illis qui victum afferebant, et quotquot comprehendere poterant occidebant. Quod valde moestificavit proceres, et super hoc consilium inierunt, remediumque huic calamitati repererunt. Castrum construxerunt ante portam civitatis, super pontem juxta Machumariam, quod illos valde perdomuit, quoniam deinceps nullus eorum exire per pontem ausus fuit. Et tunc quia castrenses ad hoc peragendum opus non sufficiebant, Boamundus et comes sancti Aegidii ad Portum Sancti Simeonis perrexerunt, et inde operarios pretio adducere studuerunt. Quos cum adducerent, Turcos qui nocte illa de civitate exierant, in insidiis positos invenerunt, qui subitaneo incursu tam fortiter nostros invaserunt, quoadusque illos qui equites erant absque ulla certaminis reverberatione in montana fugaverunt. Pedites qui fugere non potuerunt, diram necem perpessi sunt; sed quanto fuit acrior, tanto et gloriosior. Et qui ibi mortui sunt, fere mille fuerunt, sed occidentes diu gavisi non sunt. Relatio enim hujus occisionis ad castra pervenit, tantosque principes proceresque commovit. Qui equis prosilientes ad ulciscendam mortem suorum ordinatis agminibus pervolant, inveniuntque eos adhuc in campo, occisorum capita detruncantes. Illi vero nequaquam perterriti, in sua confidentes multitudine ad pugnam congrediuntur; sed nostris toto corde tota virtute confidentibus, postquam pedites nostri equitibus consociati sunt, in brevi supernantur. Nam ut viderunt illos quos ad montana fugere compulerant accurrere, nostrorumque agmina fortiter crescere, et crescendo fortius insistere, terga vertunt, et versus pontem fugae viam arripiunt. Sed valde impedivit difficultas itineris angusti, quia nec fugere usquam poterant, nec converti. Reverti retro fas non erat, quia hostis urgebat; dextra laevaque diverti, impossibilitas angusti itineris prohibebat, praeire, vetabat densa multitudo fugientium. Sicque eis divino nutu contigerat, ut nec fugere, nec pugnare licuerit. Ibi Turco nec toxicata sagitta proficiebat, nec equi velocitas subveniebat. Ibi majorem stragem pedites egerunt quam qui equis insidebant, quoniam certatim, ut falcator prata vel messem, detruncabant. Illic satiari potuisset enses et tela aliarum gentium Turcorum sanguine, sed quia Francigenarum erant, nec obtundi poterant, nec repleri cruore. Nostri tantum pugnabant, illi patiebantur; nostri percutiebant, illi moriebantur. Nec tantum infatigata manus dilaniare poterat, quantum quod dilaniaret, reperiebat. Inter vivos mortui stabant, quia suffulti densitate vivorum, cadere non poterant; et calamitas tanta eos oppresserat quod alter alterum in mortem opprimebat. Tantus illos timor invaserat, quod subsequens praecedentem, ut fugere posset, impellebat. Dux itaque Godefridus militiae decus egregium, ut vidit quod nemo illos ferire potuit, nisi post dorsum, equo celeri volitans anticipavit pontis introitum. Et quae lingua valet explicare quantas strages dux solus illic dederit super corporibus gentis iniquae? Illi fugere coeperant, armaque sua in terram projecerant, gladium ducis ut mortem expavescebant, et tamen vitare non poterant. Ille exsertis brachiis, ense nudato, eorum cervices amputabat; illi minime renitentes, nuda corpora inviti offerebant. Ibi ira, locus, gladius, validaque manus pugnabat, et hoc totum in membris miserorum redundabat. Cumque unus ex eis audacior caeteris, et mole corporis praestantior, et viribus, ut alter Goliath, robustior, videret ducem sic immisericorditer in suos saevientem, sanguineis calcaribus urget equum adversus illum, et mucrone in altum sublato, totum super verticem ducis transverberat scutum, et nisi ictui umbonem dux expandisset, et se in alteram partem inclinasset, mortis debitum persolvisset. Sed Deus militem suum custodivit, eumque scuto suae defensionis munivit. Dux ira succensus vehementi, parat rependere vicem, ejusque tali modo amputat cervicem. Ensem elevat, eumque a sinistra parte scapularum tanta virtute intorsit, quod pectus medium disjunxit, spinam et vitalia interrupit, et sic lubricus ensis super crus dextrum integer exivit , sicque caput integrum cum dextra parte corporis immersit gurgiti, partemque quae equo praesidebat remisit civitati. Ad quod horrendum spectaculum omnes qui in civitate erant confluunt, et videntes sic admirati sunt, conturbati sunt, commoti sunt, tremor apprehendit eos: ibi dolores ut parturientis (Psal. XLVII) , ibi voces ejulantium, quia ille unus fuerat ex Admiraldis eorum. Tunc evaginaverunt gladios suos, intenderunt arcus suos, paraverunt sagittas suas in pharetra (Psal. X, 3) , ut sagittarent ducem, cupientes, si eis permissum esset, tantam militiae Christianae exstinguere lucem. Sed Deus eorum pravae voluntati non consensit, quia dux retrocessit; sustinere enim telorum ac sagittarum grandinem diu non potuit. O praedicabilis! o invicta ducis dextra et animosi pectoris robur eximium! Laudandus et ensis, quod in sua integritate perseverans, vibranti dexterae sui famulatus impendit obsequium. Et cujus cor eructare, cujus lingua enarrare, cujus manus scribere, quae pagina valet suscipere aliorum facta principum, qui illi compares fuerunt in omnibus victoriis praeliorum? Victoria ducis prae caeteris enituit, quoniam pars dimidiati corporis quae remansit, testimonium laudis fuit; fluctus vero qui occisorum corpora absorbuit, aliorum ictus mirabiles occuluit. Sed sicut ventus turbinis annosae, arboris constringit brachia, sic incisa cadebant morientium membra. In hoc praelio persecutus est unus mille, et duo fugaverunt decem millia (Lev. XVI, 8). Qui in flumen rapido cursu immergebantur, emergentes pontis ligneas columnas amplexabantur, sed nostri desuper illos lanceis perforabant et perimebant. Cruor effusus sanguineum flumini dabat colorem, cunctisque cernentibus magnum incutiebat horrorem. Quippe densitas corporum fluminis impediebat cursum, et retrogrado incessu ire cogebat retrorsum. Et quid mirum? Super pontem etenim quinque millia prostrata fuerunt, quae omnia deorsum in aquam praecipitata sunt. Et quis numerare potuit quot mucro desaeviens praecipiti saltu in amnem mergi compulit? In illo conflictu occisus est Cassiani magni regis Antiochiae filius, et duodecim Admiraldi regis Babyloniae, quos cum suis exercitibus miserat ad ferenda auxilia regi Antiochiae. Et quos Admiraldos vocant, reges sunt, qui provinciis regionum praesunt. Provincia quidem est, quae unum habet metropolitanum, duodecim consules et unum regem. Ex tot itaque provinciis convenerunt, quot ibi Admiraldi fuerunt mortui. Et qui ibi capti sunt, pro septem millibus computati sunt. Vestium, armorum, caeterique cultus adparatum nemo retinere potuit per ullam memoriam. Sic itaque superati sunt Turci magnanimiter a Francis, siluitque deinceps garrula vox eorum, atque stridor dentium, et quotidianorum clamositas conviciorum. Jam vero demissis vultibus ibant, et plerique omnino diffidentes, furtim de civitate exeuntes, fugiebant. Nox superveniens litem diremit, et nostri victores ad castra redierunt; illi vero obseratis januis, intra urbem se receperunt. In crastinum ut primum lux matutina processit, Turci de civitate exierunt, et collegerunt corpora mortuorum, quot invenire potuerunt et sepulturae tradiderunt. Quod Christiani exercitus juvenes ut audierunt, multi in unum conglobati ad coemiterium cucurrerunt, et quae illi cum magno honore sepelierant, cum magno dedecore foras projecerunt. Subterraverant quippe illa ultra pontem ad Machumariam quae erat ante portam civitatis, et plurima palliis involverant, et byzanteos aureos, arcus, et sagittas et alia multa cum eis reposuerant. Sic enim est eorum consuetudo sepelire; nostrorum vero est libentissime ea tollere. Extractis itaque corporibus universis, capita absciderunt, scire cupientes numerum illorum qui ad ripam fluminis necati sunt. Truncata siquidem capita ad castra attulerunt, et cadavera feris et volucribus inhumata reliquerunt. Quod ab altis moenibus et turribus excelsis prospicientes, vehementer indoluerunt, et genas scindentes et crines vellentes, Machomum praeceptorem suum in auxilium sui coeperunt invocare. Sed Machomus non potuit restaurare, quos Christus per suos milites voluit exterminare.

 

LIVRE QUATRIÈME.

I

Comme la ville d'Antioche était, non seulement fortifiée par sa situation naturelle, mais aussi par de très hauts remparts, des tours très élevées, et de nombreux ouvrages construits sur le haut de ses murailles, les chefs se résolurent de l'attaquer non par la force, mais par l'art, par la science, et non par la violence de la guerre, par des machines, et non par le combat. Ils placèrent donc un pont sur le fleuve afin de le pouvoir passer plus aisément lorsqu'ils en auraient besoin ; car ils trouvaient dans le voisinage de la ville une grande abondance des productions de la terre, de copieuses vendanges, des fosses remplies de froment et d'orge, et les autres choses nécessaires à la nourriture, et des arbres couverts de toutes sortes de fruits; parmi eux s'introduisaient les Arméniens qui étaient dans la ville, et qui venaient les trouver du consentement des Turcs, laissant dans la ville leurs femmes et leurs enfants. Ces Arméniens, bien que chrétiens, agissaient en ceci par trahison, avertissant les Turcs, qui étaient dans la ville, de tout ce que disaient et faisaient les nôtres. Les Chrétiens construisirent des machines de guerre propres à l'attaque, des tours de bois, des balistes, des faux, des béliers, des taupes, des traits, des pieux et des frondes, et tout ce que l'art peut encore inventer : mais à quoi servait: tout cela contre une ville imprenable? surtout lorsqu'elle renfermait un si grand nombre de défenseurs qu'ils eussent pu combattre les nôtres en bataille rangée. Après donc que l'étoile du matin eut annoncé le lever de la rougissante aurore, lorsque l'aurore eut répandu sa blanche rosée, et que le soleil commença à orner le monde de ses rayons flamboyants, les chefs se levèrent, et avec eux se levèrent leurs troupes, et tous prenant leurs armes coururent vers les remparts de la ville; des bras vigoureux combattirent et du dedans et du dehors, et les ennemis se défendirent tandis que les nôtres lançaient des javelots, des traits, des bâtons, des pierres et des épieux ; ce travail fut immense, mais le résultat fut vain ; ils se retirèrent, ne pouvant abattre des tours et des murs tels qu'aucune force ne les pouvait renverser; les nôtres voyant qu'ils n'avançaient en rien renoncèrent au combat, mais continuèrent le siège. Les Turcs, se confiant dans la force de leur invincible cité sortaient de nuit par les portes de la ville et venaient lancer des flèches dans notre camp ; il arriva qu'ils tuèrent ainsi une femme devant les tentes du prince Boémond; ce qui fît qu'on plaça, pour garder le camp, de plus vigilantes sentinelles, chargées de surveiller les portes par où ils avaient coutume de sortir. Les chefs et les grands de l'armée jugèrent aussi devoir se construire un château où ils pussent être plus en sûreté, s'ils venaient à être vaincus par les ennemis qui affluaient comme des abeilles sortant de la ruche-cela fut ainsi fait.

Cependant les vivres de chaque jour commençaient à devenir rares, on résolut donc d'en faire chercher, et d'envoyer des hommes d'armes et des chevaliers pour escorter ceux qui les iraient prendre ; mais ceux qui voulurent butiner furent tués ou faits prisonniers, car non loin de la ville était dans la montagne un château nommé Harenc, plein de Turcs infidèles qui tendirent des embûches aux nôtres, en blessèrent beaucoup, en tuèrent plusieurs, en emmenèrent plusieurs prisonniers, et forcèrent le reste de rentrer au camp honteusement maltraités. Lorsque l'armée de Dieu connut ce malheureux événement, elle en eut une grande douleur, mais prit ensuite un. conseil salutaire, on envoya en avant, dans la vallée dont on vient de parler, mille hommes d'armes, que suivirent Boémond et le comte de Flandre, avec une troupe de chevaliers d'élite, vers lesquels devaient fuir les hommes d'armes s'ils étaient poursuivis par les Turcs; ce qui arriva tout aussitôt, car les Turcs, les voyant venir de loin lâchèrent les rênes de, leurs chevaux, et, les pressant des talons, coururent sur les nôtres qu'ils mirent en fuite : ceux-ci se réfugièrent vers leurs camarades, comme vers un sûr asile, et y trouvèrent l'assistance du secours divin Les Turcs, arrivés très près, voyant nos chevaliers préparés au combat, hésitèrent d'abord et eussent volontiers cédé le terrain s'ils eussent été les maîtres de se retirer. Cependant, reconnaissant que les Chrétiens, étaient moins nombreux qu'eux, ils en vinrent aux mains malgré leur effroi, se confiant en leur nombreuse multitude, mais que sert le combat contre ceux qu'assiste le ciel ? Dieu est fort, Dieu est puissant, il est le Seigneur tout-puissant dans les combats : nous n'eûmes que deux des nôtres de tués, mais de ces innombrables Turcs, repoussés de la main de Dieu, on ne saurait compter combien demeurèrent sur la place. On en conduisit un grand nombre prisonniers au camp, auxquels on coupa: là tête sous les yeux des habitants de cette fameuse ville qui voyaient ce spectacle du haut des murailles, et pour les frapper encore plus de crainte et de douleur, les balistes lancèrent ces têtes dans la ville. A compter de ce moment, les nôtres purent se rendre plus facilement dans les villages et bourgs des Arméniens pour y chercher des vivres, et ces mêmes Arméniens ainsi que les indigènes nous en apportèrent à acheter.

Sur ces entrefaites, survint le très saint jour de la Nativité du Seigneur, que Dieu a rendu très célèbre parmi ses fidèles par cette raison qu'ayant donne naissance à toutes les créatures, il n'a voulu naître que pour les hommes seuls. Les Chrétiens en firent la fête aussi bien qu'ils le pouvaient sous les tentes : il y avait beaucoup plus de joie dans le camp que dans les remparts de l'illustre ville ; je l'appelle illustre, non comme l'immonde demeure des Gentils, mais sous le rapport de sa situation dans le monde, et surtout parce que là se réconcilia avec Dieu le bienheureux Pierre, prince des apôtres.

II.

La fête célébrée, les nôtres tinrent conseil sur ce qu'ils avaient à faire: Les vivres manquaient dans le camp, et la froidure de l'hiver ne permettait pas à ceux qui pouvaient en vendre de venir en apporter; en même temps ceux de la ville nous attaquaient d'autant plus violemment qu'ils nous savaient plus accablés de la disette. Nous étions donc tourmentés et par l'inclémence de la saison, et par les besoins de la famine, et par les attaques de nos ennemis, et, comme il arrive d'ordinaire en une multitude assemblée, il ne manquait pas de gens qui murmuraient, et l'on ne doit pas s'étonner si l'humaine fragilité succombait sous le poids de tant de souffrances. Un grand nombre, dépourvus de tout abri, avaient à supporter la violence de la grêle, de la neige, de la glace, le souffle des tempêtes : quoi d'étonnant, lorsque les tentes étaient pour ainsi dire à flot, si ceux qui n'avaient pas de tentes étaient prêts à perdre l'esprit? On tint donc conseil, comme nous l'avons dit, sur ce qu'il y avait à faire, et l’on s'arrêta à ceci. Boémond et le comte de Flandre s'offrirent à chercher les secours dont on avait besoin; leur offre plut à tous et fut acceptée très volontiers, lis choisirent donc trente mille chevaliers et hommes de pied, et entrèrent avec eux dans le pays des Sarrasins. O Dieu! médiateur de toutes choses, tu viens à temps porter assistance dans leurs périls et nécessités à ceux qui travaillent pour toi, afin que soit accompli ce qu'a écrit Salomon dans ses Proverbes : Le bien du pécheur est réservé pour le juste.[11] Il s'était rassemblé à Jérusalem, à Damas, à Alep, et en d'autres lieux, un grand nombre de Persans, d'Arabes, de Mèdes, qui se disposaient à venir à Antioche pour la défendre contre les Chrétiens. Mais il en avait été autrement ordonné par le ciel, qui renversa toutes leurs dispositions. Lorsqu'ils apprirent qu'une partie des Chrétiens étaient entrés dans leur territoire, ils se réjouirent grandement, croyant déjà les tenir pris dans leurs chaînes. Ils se partagèrent en deux troupes, afin d'entourer les nôtres de manière à ne leur laisser aucun moyen de fuir. Cette séparation fut insensée, car la folie habite à demeure dans le cœur des incrédules. Lorsque les deux armées s'aperçurent mutuellement, elles se précipitèrent sans hésiter l'une sur l'autre, car l'une se confiait dans sa multitude, l'autre dans la toute-puissance de Dieu ; aussi l'événement du combat fut-il pour toutes deux bien différent. Nos chevaliers, lorsqu'ils vinrent à la rencontre des ennemis, les abattirent comme le moissonneur abat les épis. Mais lorsqu'après la première course, ils voulurent retourner sur eux, ils ne trouvèrent plus à frapper que des fuyards qui, tombant entre les mains de nos gens de pied, rencontrèrent encore plus sûrement leur perte, selon cet adage connu à la guerre : « Que les fantassins vont au carnage de plus rude manière que les chevaliers. » La troupe des ennemis, qui s'était séparée du corps de l'armée pour entourer les nôtres, ayant entendu les cris des combattants et le cliquetis des armes, lâcha les rênes pour accourir au secours des siens, mais, lorsqu'elle connut le malheur qui leur était arrivé et les vit en fuite, saisie à son tour d'une violente frayeur, elle se mit à fuir de compagnie. Qu'avaient les nôtres à faire, si ce n'est de les poursuivre? car, comme le dit le proverbe populaire, « A qui fuit ne manque pas qui le poursuit; » et tous les nôtres prenaient part à cette poursuite, vu que ceux qui étaient venus à pied se trouvaient montés. En un mot, qui put s'échapper en fut content et réjoui ; qui fut atteint mourut misérablement. Combien furent pris d'ânes, de chameaux, de chevaux chargés de froment, de vin et d'autres choses nécessaires à la nourriture, acquisition très agréable à l'armée de Dieu, mourant de faim! Que de réjouissances, que de sauts de joie se firent ce jour-là dans l'année, en recevant ces dons du suprême pourvoyeur! C'était une chose merveilleuse et satisfaisante de voir comme le Seigneur soulageait la misère de ses fidèles, au moyen des denrées amenées de loin par ses ennemis, et il comblait les siens, affamés, des biens qu'il enlevait à ses adversaires. C’est ainsi qu'il en agit autrefois envers les fils d'Israël lorsqu'ils voulaient traverser les terres des rois gentils et que ceux-ci leur refusaient passage sur la grande route. De même tous ceux qui prenaient contre eux le glaive périssaient par le glaive, et il leur donnait en propriété leurs biens et leurs terres. Tels sont encore aujourd'hui les dispositions du Seigneur envers ceux qui s'opposent aux siens, afin qu'ils croient que les choses se sont passées à leur égard, ainsi qu'il en a été écrit. Que Dieu soit béni en toutes choses comme il le doit être, car nous ne pouvons rien sans lui!

III.

Sur ces entrefaites, et durant l'absence de ces illustres chefs, ceux de la ville en sortirent soudainement, attaquèrent les nôtres dans le camp et en tuèrent plusieurs. En ce jour, l'évêque du Puy perdit son maître d'hôtel, qui avait coutume de porter la bannière de sa troupe, et sans la rivière qui coulait entre la ville et le camp, ils auraient été plus et plus souvent insultés par l'ennemi. Plusieurs des nôtres, abattus de l'événement de ce combat, et plus encore de la famine, avaient; fait dessein de s'en aller, car il leur était dur de subir ainsi un jeune forcé; ils avaient donc comploté de s'enfuir du siège. Boémond, homme doué de faconde et de paroles agréables, leur parla ainsi, et leur dit : « O hommes de guerre, jusqu'ici éminemment sortis victorieux, par la grâce de Dieu, des périls d'un grand nombre de combats, vous qu'il a enrichis et illustrés des dons de l'expérience, pourquoi murmurez-vous maintenant contre le Seigneur, parce que vous souffrez des besoins de. là disette? lorsqu'il vous tend la main vous vous gonflez de joie, lorsqu'il vous la retire vous vous désespérez, montrant en cela que vous aimez, non le donateur, mais le don, non le bienfaiteur, mais le bienfait de ses largesses : quand Dieu vous donne, vous le regardez en ami, lorsqu'il s'arrête, on le dirait un ennemi et un étranger. A. quel peuple Dieu a-t-il accordé de livrer en si peu de temps un si grand nombre de combats, de vaincre tant d'ennemis terribles, de partager tant de dépouilles des nations, de s'illustrer de tant de palmes triomphales? Voilà que nous avons abattu d'innombrables ennemis, voilà que nous vous apportons leurs dépouilles, d'où vient cette méfiance, lorsque chaque a jour nous sommes vainqueurs? Il n'est pas loin de vous celui qui combat ainsi pour vous, il envoie souvent des épreuves à ses fidèles, afin de faire briller leur amour pour lui, maintenant il vous éprouve par les souffrances de la famine, par les continuelles attaques de vos ennemis. S'ils nous avaient fait autant de mal que nous leur en avons fait, s'ils avaient tué des nôtres autant que nous avons abattu des leurs, ceux de nous qui resteraient eu vie auraient droit de se plaindre. Mais certes, nul ne se plaindrait, car il ne resterait personne. Quittez donc cette méfiance, reprenez courage ! car soit que vous viviez pour la victoire, soit que vous mouriez dans le combat, le bonheur vous attend. » Par ces discours et autres semblables, il rendit la vigueur à ces âmes énervées, et fît rentrer un mâle courage dans ces esprits efféminés. Cependant, peu de jours après, les rigueurs de l'hiver devinrent plus cruelles et l'abondance disparut du camp; ceux qui avaient coutume de vendre des vivres, empêchés par les neiges et les glaces, ne pouvaient plus y arriver; les coureurs de l'armée, quoiqu'ils pénétrassent jusque dans les terres des Sarrasins, n'y trouvaient rien, car tous les habitants avaient fui loin du pays, ou s'étaient cachés dans les cavernes et les creux des carrières, les Arméniens et les Syriens, voyant les nôtres en tel danger par la famine, allaient par le pays qu'ils connaissaient, cherchant avec soin s'ils trouveraient quelque chose à leur apporter; mais ce qu'ils trouvaient était peu considérable et ne pouvait suffire à une telle multitude : aussi ce qu'un âne pouvait porter de froment se vendait sept livres, un œuf douze deniers, une noix un denier, en un mot, et sans entrer dans le détail, les choses les plus viles se vendaient à grand prix. Il en arriva que plusieurs moururent de faim, parce qu'ils n'avaient pas de quoi acheter, et parmi eux commença à s'élever une grande inconstance d'esprit, le courage leur manqua, et ils perdirent toute espérance. Et comment s'étonner si les pauvres et les faibles chancelaient, lorsqu'ils voyaient défaillir ceux qui auraient du se montrer les colonnes de l'armée? Pierre l'Ermite et Guillaume Charpentier prirent la fuite de nuit et se séparèrent de la sainte société des fidèles de Dieu.

Nous dirons ici ce qu'était Guillaume, car nous avons déjà parlé de Pierre. Guillaume était sorti de race royale et venu du château de Melun, dont il était vicomte ; le surnom de Charpentier lui vint de ce que dans les combats il ne souffrait pas que personne tînt devant lui ; il n'était casque, ni cuirasse, ni bouclier qui pût soutenir les rudes coups de sa lance ou de son épée. Ce fut donc une chose digue d'étonnement et déplorable autant que surprenante que de voir un tel abrutissement d'esprit s'emparer d'un homme si puissant, qu'il pût honteusement quitter le camp et les hommes illustres dont il était rempli ; nous voulons croire que ce ne fut pas par la crainte des combats, mais parce qu'il n'avait pas été accoutumé à supporter à ce point les souffrances de la faim. Lorsque Tancrède, chevalier courageux et plein de droiture, eut appris cette fuite, il s'en affligea avec véhémence, se mit à la poursuite de Guillaume, le reprit, le força honteusement de revenir et le conduisit à la maison de Boémond. Il n'est pas besoin de dire si cet homme qui avait pris la fuite le premier et quand personne ne fuyait encore, fut alors couvert d'ignominie; plusieurs qui le connaissaient le plaignaient, d'autres, ignorant qui il était, l'outrageaient de paroles; cependant lorsqu'on l'eut accablé d'injures, par égard pour Hugues le Grand, dont il était parent, et en mémoire des combats qu'il avait loyalement soutenus avec les autres, on lui accorda son pardon; mais il lui fallut jurer devant tous qu'il ne s'enfuirait plus; il ne tint pas longtemps son serment, et s'échappa secrètement le plus tôt qu'il le put.

IV.

Dieu permit cette cruelle famine pour éprouver les siens et pour répandre la terreur de son nom par toutes les nations de la terre, car tandis que la disette accablait les siens, leur glaive exterminait les nations voisines, mille tombaient d'un côté et dix mille de l'autre;[12] il ne faut donc jamais désespérer d'un tel seigneur, car, quelque chose qu'il fasse, il le fait tourner à bien à ceux qui l'aiment, et c'était afin qu'ils ne vinssent pas à s'enorgueillir de tant de victoires qu'il les accablait des tourments de la disette. On ne pouvait trouver dans l'année mille chevaux en état de combattre ; il voulait par là leur faire connaître qu'ils ne devaient pas se fier dans la force de leurs chevaux, mais en lui, par lequel ils remportaient la victoire quand il le voulait et comme il le voulait.

Il y avait dans l'armée un chevalier nommé Tatin, riche entre les siens et renommé, bien connu au pays de Romanie, et qui savait se dissimuler sous le voile d'un élégant badinage; il vint trouver les chefs et leur dit : « D'où vient que nous nous engourdissons ici de cette sorte? pourquoi ne cherchons-nous pas à nous procurer les choses qui nous seraient utiles? Si vous le trouvez bon, j'irai au pays de Romanie et vous amènerai, en accomplissement de la promesse de l'empereur, une grande abondance de vivres à acheter, je vous ferai conduire par mes vassaux et par terre des chevaux, des mulets et des mules chargés de toutes sortes de choses, comme froment, vin, huile, orge, viande, farine, fromage, n'ayez aucune méfiance de moi, je vous laisse ici mes tentes et tout ce qui m'appartient, sauf ce que je porte avec moi, et si ce n'est pas assez pour vous rassurer, je vous ferai serment de revenir promptement. » Les chefs crurent à ses paroles mensongères et reçurent son serment: mais il ne tint ni son serment, ni les promesses contenues dans son discours. Je rapporte ici l'action de ces deux chevaliers, afin de faire connaître quelle disette régnait dans le camp, puisqu'elle poussait les riches même à fuir, et à se parjurer. Lorsqu'ils se virent dans cette détresse, et que toute humaine espérance vint à leur manquer, la plupart de ceux de l'armée demandèrent aux chefs la permission de s'en retourner, et ceux-ci, tous d'une voix, la leur accordèrent en pleurant : pourquoi les auraient-ils retenus, lorsqu'ils ne pouvaient les soulager?

Tandis que la désolation; s'étendait ainsi dans le camp et que personne ne savait quel parti prendre, la miséricorde divine vint à leur secours, ainsi qu'elle, avait accoutumé. Un messager annonça que d'innombrables milliers de Turcs s'approchaient et devaient, ainsi qu'il l'assura, se réunir à ce château voisin, nommé Harenc, dont on a déjà parlé; ils venaient secrètement, et en grand silence, pour surprendre au dépourvu les Chrétiens dans leur camp. Cette nouvelle fut bientôt connue de tous, et réveilla les esprits qu'elle avait trouvés ensevelis dans le sommeil de la paresse. On vit se lever et sauter des hommes qui auparavant ne pouvaient marcher: la vie se ranima en des corps que tenait assoupis le défaut d'aliments : ils louent Dieu les mains élevées au ciel, et les frappant, en signe d'applaudissement, comme s'ils avaient déjà remporté la victoire, car ils aimaient mieux mourir glorieusement dans les combats que de périr dans les tourments de la famine. Les grands de l'armée décidèrent qu’une partie des leurs demeurerait dans le camp pour le garder, et que les autres iraient à la rencontre des ennemis qui s'approchaient, pour leur livrer combat. Ceux-ci sortant du camp pendant la nuit, se mirent en embuscade en attendant le passage des ennemis; ils se placèrent entre le fleuve et le lac.

Au petit point du jour, au moment où l'aurore apportait la lumière à la terre, ils envoyèrent des éclaireurs pour reconnaître l'armée ennemie et leur rapporter sa contenance. Les éclaireurs leur vinrent raconter qu'ils n'avaient jamais vu ensemble tant de milliers d'hommes, et l'on vit accourir du côté du fleuve, sur des chevaux très rapides, une multitude séparée en deux troupes : alors les nôtres, placés sur le penchant d'une colline, font, avec leurs armes, le signe de la croix, et, tendant les mains vers le ciel, se confient en Dieu et implorent avec ardeur son assistance. Aussitôt les ennemis survenant tombent sur les nôtres, et frappant de la pointe du fer ceux qu'ils rencontrent, les renversent sur la terre, d'autres voltigent épars autour du champ de bataille, et font pleuvoir une grêle de flèches empoisonnées, ils grincent des dents et font entendre des aboiements à la manière des chiens, s'imaginant par là effrayer leurs adversaires, mais les nôtres s'en rient, et, protégés de leurs boucliers, de leurs cuirasses, de leurs casques, méprisent tous ces traits; mais lorsque cette innombrable multitude approcha les nôtres de plus près, elle les attaqua avec une telle fureur qu'ils commencèrent quelque peu à fuir; ce que voyant, Boémond, qui faisait la garde sur les derrières de l'armée, se lança avec sa troupe au milieu de la bataille, et, ralliant ses compagnons, la fît tourner à mal pour les ennemis, car lorsqu'ils virent flotter sur leurs têtes les bannières des Francs, et les nôtres courir au milieu d'eux comme des lions rugissants, mettant en pièces à la ronde tout ce qu'ils rencontraient, ils s'effrayèrent et se troublèrent, et, tournant les rênes de leurs chevaux, reprirent le plus vite qu'ils purent le chemin du pont de fer. Qu'avaient à faire les Francs, si ce n'est de les poursuivre en les frappant de près? la route est jonchée des corps des mourants, l'air rempli de voix gémissantes, les pieds des chevaux enfoncent dans la terre humectée de sang. Arrivés au pont, le passage devient trop étroit pour les fuyards, il ne peut les recevoir tous; plusieurs se précipitent dans le fleuve, et ceux qu'ont reçus les ondes sont promptement engloutis dans leurs rapides tourbillons. Pourquoi m'arrêter aux détails? il en périt davantage qu'il n'en échappa, il y en eut de tués plus qu'il n'en demeura de vivants; ceux qui s'en échappèrent s'allèrent réfugier au château dont nous avons parlé, mais ils n'y demeurèrent pas longtemps, et après l'avoir pillé, ils l'abandonnèrent et prirent la fuite ; les nôtres s'en emparèrent, y mirent du monde pour le garder, et aussi pour la garde du pont. Les Arméniens et les Syriens poursuivirent les fuyards, et, leur coupant la retraite dans les passages resserrés, en tuèrent beaucoup, en prirent beaucoup prisonniers, en sorte que, comme ils le méritaient, les fils du démon tombèrent de péril en péri!, et y trouvèrent leur perte. Les nôtres retournèrent au camp en grande joie, emmenant avec eux des chevaux, des mulets, des mules, et beaucoup de dépouilles, et une infinité d'autres choses dont avaient grand besoin ces pauvres compagnons : ils apportèrent aussi un grand nombre de têtes de morts qu'ils placèrent devant la porte de la ville où étaient postés les émirs de Babylone : ceux de leurs camarades qui étaient demeurés dans le camp les reçurent avec une satisfaction infinie; ils s'étaient battus toute la journée contre ceux qui étaient sortis de la ville, et avaient emporté la palme de la victoire :

V.

ce double triomphe leur donnant une double joie, fit de ce jour un jour de fête, et ranima ces hommes auparavant presque consumés de tristesse et de misère. Les Arméniens et les Syriens apportèrent des vivres au camp, et se vinrent féliciter avec les nôtres de cet heureux événement, niais il arriva que ceux de la ville, sortant et s'allant cacher dans les rochers des montagnes, attendaient en embuscade ceux qui portaient des vivres, et tuaient tout ce qu'ils en pouvaient attraper, grandement attristés de ceci, les chefs de l'armée tinrent conseil et apportèrent remède à cette calamité : ils construisirent devant la porte de la ville, sur le pont situé près de la mahomerie, un fort qui contint les ennemis, en sorte que de ce moment nul n'osa plus sortir par le pont; et comme ceux qui étaient dans le camp ne suffisaient pas à cet ouvrage, Boémond et le comte de Saint-Gilles se rendirent au port Saint Siméon pour tâcher d'en amener des ouvriers à prix d'argent; lorsqu'ils les eurent amenés, les Turcs étant sortis de la ville pendant la nuit, se mirent en embuscade et attaquèrent subitement les nôtres avec tant d'audace, que ceux qui étaient à cheval s'enfuirent dans la montagne sans ombre de combat. Les fantassins ne pouvant fuir furent misérablement mis à mort, destin plus rude et par là plus glorieux. Il y en eut là près de mille de tués ; mais ceux qui les avaient tués ne s'en réjouirent pas longtemps ; le récit de ce massacre étant arrivé au camp, émut les chefs et les principaux de l'armée, et, montant à cheval, ils ordonnèrent à leurs troupes de prendre les armes, et volèrent venger la mort des leurs : ils trouvèrent encore les ennemis sur le champ de bataille, occupés à couper la tête à ceux qu'ils avaient tués, et qui, sans éprouver aucune frayeur, se confiant en leur multitude, s'avancèrent au combat. Mais les nôtres, se livrant de leur côté à toute la vaillance de leur cœur, parvinrent bientôt, lorsque les gens de pied eurent rejoint les chevaliers, à remporter la victoire; car les ennemis voyant accourir ceux qu'ils avaient forcés à fuir dans la montagne, et la troupe des nôtres se grossir considérablement, et, à mesure qu'elle grossissait, combattre plus vigoureusement, ils tournèrent le dos et prirent la fuite vers le pont ; mais ils furent grandement empêchés dans cet étroit passage, ne pouvant ni fuir ni revenir sur leurs pas ; retourner en arrière était impossible, car l'ennemi les pressait; se séparer de droite et de gauche, le peu de largeur du chemin ne le leur permettait pas; aller en avant, l'épaisse multitude des fuyards leur en ôtait le pouvoir; ainsi, par la volonté du ciel, ils étaient dévoués à ne pouvoir ni fuir ni combattre. Là ne servaient de rien au Turc ni ses flèches empoisonnées, ni la rapidité de ses chevaux; les gens de pied firent ici un plus grand carnage que ceux qui poursuivaient à cheval, car ils abattaient réellement les ennemis comme le faucheur l'herbe des prés, ou les épis de la moisson : les épées et les traits pouvaient se rassasier du sang des Turcs; mais, forgés dans le pays des Francs, ils ne pouvaient ni s'émousser ni s'assouvir de carnage; les nôtres combattaient, les autres supportaient les coups; les nôtres frappaient, les autres mouraient; et la main fatiguée ne pouvait mettre en pièces tout ce qui s'offrait au tranchant de l'épée; les morts demeuraient entre les vivants debout, soutenus par la foule, trop pressée pour leur permettre de tomber; et telle était la souffrance qui les pressait qu'ils s'étouffaient l'un l'autre jusqu'à la mort, saisis d'une si grande frayeur, que ceux qui suivaient poussaient, afin de fuir, ceux qui se trouvaient devant eux. Le duc Godefroi, illustre honneur de la chevalerie, voyant que l'on n'en pouvait frapper aucun que dans le dos, lança son cheval pour leur fermer l'entrée du pont. Et quelle langue suffirait à raconter le carnage que fit ce seul duc de ces Infidèles! Ils commençaient à fuir en jetant leurs armes, effrayés du glaive du duc comme de la mort, mais ils ne pouvaient l'éviter. Les bras découverts, l'épée nue, il abattait leurs têtes, tandis qu'eux, presque sans résistance, lui offraient malgré eux leurs corps désarmés : la colère, le lieu, le glaive, sa main puissante, tout ici combattait contre eux, et tout portait la mort dans les membres de ces misérables. Un d'eux, plus audacieux que les autres, remarquable par la masse de son corps, et comme un autre Goliath, redoutable par sa force, voyant le duc s'acharner sur les siens sans miséricorde, dirigea son cheval vers lui, le pressant de ses talons ensanglantés, et, levant son glaive, il fendit l'écu du duc, placé au dessus de sa tête, et si la bosse du bouclier n'eût fait glisser le coup et ne l'eût détourné d'un autre côté, le duc ne pouvait échapper à la mort. Mais Dieu garda son chevalier et le mit sous l'abri de son bouclier. Le duc, enflammé d'une violente colère, se prépare à lui rendre la pareille, et pour lui abattre la tête il lève son épée et le frappe avec une telle vigueur, vers l'épaule gauche, qu'il lui pourfend la poitrine par le milieu, tranche l'épine du dos et les intestins, et que son épée dégoutante de sang ressort tout entière au dessus de la jambe droite, tellement que la tête et la partie droite du corps tombe et s'engloutit dans le fleuve, et que le reste demeure sur le cheval qui le remporte à la ville. À cet horrible spectacle, tous ceux de la ville accourent et le voient avec étonnement, avec trouble, avec terreur; l'épouvante les saisit; on entend des cris de douleur comme de femmes qui enfantent, et des voix qui s'élèvent en gémissant, car il avait été un de leurs émirs ; alors ils tirèrent leurs glaives, tendirent leurs arcs, préparèrent des flèches dans leurs carquois pour les lancer au duc, voulant, si on les laissait faire, éteindre cette grande lumière de l'armée chrétienne ; mais Dieu ne permit pas que ce criminel désir fût accompli, le duc, ne pouvant soutenir longtemps cette grêle de traits et de flèches, retourna en arrière. O bras invincible du duc, bras digne qu'on chante ses louanges, force suprême de ce cœur valeureux ! il faut louer aussi cette épée qui, demeurée entière en sa main, sans se rompre, brandit de côté et d'autre et dirige ceux qui le suivent. Mais quelle voix peut faire entendre, quelle langue peut narrer, quelle main pourrait écrire, quelles pages pourraient contenir les faits des autres princes qui concoururent avec lui à toutes les victoires remportées dans ces combats? Les exploits du duc brillèrent par dessus tous les autres, car cette moitié de corps, demeurée sur le champ de bataille, fut un témoignage à sa louange; au lieu que le fleuve qui engloutit tant de cadavres cacha les admirables coups des autres chefs; mais de même que les tourbillons du vent courbent les branches des vieux arbres, de même tombaient coupés les membres des mourants; dans ce combat un seul en poursuivait mille, et deux en faisaient fuir dix mille;[13] les fuyards se plongeaient dans le cours rapide du fleuve, puis en sortaient et embrassaient les piles de bois du pont ; mais de dessus le pont les nôtres les perçaient, les tuaient de leurs lances ; leur sang colorait les eaux du fleuve, et tous ceux qui en étaient témoins se sentaient saisis d'horreur ; l'amas des cadavres interrompait le cours du fleuve et le forçait de remonter vers sa source; qui sen étonnerait ? cinq mille hommes furent tués sur le pont et précipités dans les eaux; et qui pourrait compter le nombre de ceux que lu fer menaçant força de s'élancer dans le fleuve ? Dans ce combat fut tué Cassien, fils du puissant roi d'Antioche, et douze émirs du roi de Babylone, qu'il avait envoyés avec son armée porter secours au roi d'Antioche : ceux qu'ils nomment émirs sont des rois, lesquels gouvernent les provinces. Une province est une étendue de pays avec un métropolitain, douze comtes et un roi. Il s'était réuni des troupes d'autant de provinces qu'il y eut d'émirs de tués. Les prisonniers furent au nombre de sept mille ; il serait impossible de garder le souvenir de tout ce qu'on gagna dans ce combat, de vêtements, d'armes, et autres ornements de parure. Lorsqu'ainsi les Francs eurent valeureusement vaincu les Turcs, on cessa d'entendre ce bruit confus de leurs voix, leurs grincements de dents, et ces injurieuses clameurs chaque jour renouvelées; ils marchaient le visage abattu, et plusieurs perdant tout-à-fait l'espérance sortirent secrètement de la ville et prirent la fuite. La nuit qui survint termina le combat, et les nôtres, vainqueurs, retournèrent au château. Les ennemis rentrèrent dans la ville et fermèrent leurs portes. Le lendemain, dès les premiers rayons du jour, ils rassemblèrent ce qu'ils purent trouver des cadavres de leurs morts et leur donnèrent la sépulture; ce qu'ayant appris, les valets de l'armée chrétienne coururent en grand nombre au cimetière, et ceux que les Turcs avaient ensevelis avec de grands honneurs, ils les en jetèrent dehors avec beaucoup d'ignominie; car les Turcs les avaient enterrés au-delà du pont, à la mahomerie placée devant la porte de la ville, les avaient enveloppés de plusieurs étoffes, et avaient mis en terre avec eux des byzantins d'or, des arcs, des flèches et beaucoup d'autres choses; car leur coutume est d'enterrer ainsi leurs morts : celle des nôtres est de leur enlever joyeusement toutes ces choses. Lorsqu'ils curent déterré tous les cadavres, ils leur coupèrent la tête afin de savoir h; nombre de ceux qui avaient été tués sur le bord du fleuve, ils portèrent au camp toutes ces têtes et laissèrent les cadavres, pour les inhumer, aux oiseaux et aux bêtes sauvages. Les Turcs, témoins de ce spectacle du haut de leurs murs et du sommet de leurs tours, en conçurent une violente douleur, et se déchirant le visage, s'arrachant les cheveux, commencèrent à implorer l'assistance de leur docteur Mahomet; mais Mahomet ne pouvait réparer ce qu'il avait plu au Christ de détruire par la main de ses guerriers.

 

LIBER QUINTUS.

CAPUT PRIMUM.

Cumque haec crebro vicissitudinum actitarentur impulsu, praeambulus quidam advenit, qui nuntios principis Babyloniae in crastinum praeconabatur advenire, et a principibus castrorum fiduciam quaerit veniendi secure. Qui libenter annuunt, seque eorum susceptioni solemniter praemuniunt. Tentoria variis ornamentorum generibus venustantur; terrae infixis sudibus scuta apponuntur, quibus in crastinum Quintanae ludus, scilicet equestris, exerceretur. Aleae, scaci, veloces cursus equorum flexis in gyrum frenis non defuerunt, et militares impetus, hastarumque vibrationes in alterutrum ibi celebratae sunt. In quibus actibus monstrabatur, quod nullo pavore trepidabant, qui talia operabantur. Talia quippe juventus excolebat, sed aetate sensuque seniores in unum consederant, causasque consilii et prudentiae conferebant. Interim Babylonienses nuntii cum approximarent, tantosque tanto gaudio tripudiantes conspicarentur, mirati sunt, quoniam relatio usque Babyloniam cucurrerat, quia et fame cruciabantur et pavore concutiebantur. Adducti igitur ante principes sunt; et in haec verba retulerunt, quae eis commissa sunt: « Dominus noster Admiravissus Babyloniae, mandat vobis Francorum principibus salutem et amicitiam, si ejus voluntati vultis obedire. In aula regis Persarum dominique nostri, magnus vestri causa congregatus est conventus, septemque diebus protelatum est eonsilium, quidnam eis super hoc sit agendum. Mirantur enim ut quid sic armati quaeritis Domini vestri sepulcrum, gentem suam a finibus diu possessis exterminantes, imo, quod nefarium est peregrinis, in ore gladii trucidantes. Quod si posthac in pera et baculo vultis ire, cum honore maximo rerumque opulentia vos illuc facient pertransire; de peditibus equites facient; qui pauperes sunt, in toto itinere nec in reditu amplius esurient. Et si per mensem ad sepulcrum vobis diurnare placuerit, bonorum copia vobis non deerit; facultas eundi per universam Jerusalem vobis concedetur, ut quo honore placuerit, et templum et sepulcrum quilibet veneretur. Quod si haec vobis indulta contemnitis et in animorum vestrorum magnitudine confiditis et armis, videndum vobis est etiam atque etiam, quanto periculo vos exponatis; apud nos certe ducimus esse temerarium, quod ulla, quantumvis magna, humana potestas congrassetur contra Babylonios, regemque Persarum. Jam vero quae vobis applaudunt super his, nobis aperite; quae vero displicent, in communi edicite. » Ad haec communis sententia principum respondit, dicens: « Nulla sapienti mirandum est, si ad Domini nostri sepulcrum cum armis venimus, gentemque vestram ab istis finibus eliminamus, quoniam quicunque de nostris huc usque in baculo et pera venire soliti erant, turpi ludibrio affecti sunt; et ignominiam contumeliarum tolerantes, ad extremum perimebantur. Terra autem gentis illorum non est, licet diu possederint, quia nostrorum a priscis temporibus fuit, eisque propter malitiam injustitiamque suam vestra gens adversa abstulit; quae tamen ideo vestra non debet esse, quia diu eam tenuistis. Coelesti enim censura nunc decretum est ut misericorditer reddatur filiis quod injuste patribus ablatum est. Ne glorietur gens vestra, quia superaverit effeminatam gentem Graecorum, quoniam, divina suffragante potentia, in cervicibus vestris meritum recompensabitur gladio Francorum. Et notum esse poterit, his qui ignorant, quod non est hominum evertere regna, sed ejus per quem reges regnant. Ipsi dicunt se velle nobis indulgere, si in pera et baculo amodo velimus transire, in seipsam redeat eorum misericordia, quoniam, velint nolint, thesauris eorum nostra ditabitur seu vacuabitur inopia. Jerusalem cum nobis a Deo concessa sit, quis praevalet auferre eam? Nulla virtus est humana quae nobis ullo modo terrorem incutiat, quia cum morimur, nascimur; cum vitam amittimus temporalem, recuperamus sempiternam. Idcirco renuntiate his qui miserunt vos quod arma quae in patria nostra sumpsimus, etiam cum capta erit Jerusalem, non dimittemus . Confidimus enim in eo qui docet manus nostras ad praelium, et brachia nostra ponit ut arcum aereum, quoniam et via nostris gladiis aperietur, et omnia scandala eradicabuntur, et Jerusalem capietur. Tunc nostra erit non per hominis indulgentiam, sed per coelestis censurae aequitatem. De vultu enim Domini hoc judicium prodiit, quia Jerusalem nostra erit. »

Legati vero quid ultra praetenderent non invenerunt, sed audito hoc verbo scandalizati sunt, Antiochiamque nostris consentientibus introierunt.

CAPUT II.

His ita transactis, tertia die post peractum praelium, castellum coeperunt aedificare, de quo superius mentionem fecimus, constructum in introitu pontis, ad Machumariam scilicet, in loco coemeterii ante januam civitatis. Destruxerunt autem omnes tumulos lapideos mortuorum, et ex illis castrum munierunt. Quod cum peractum fuit, commendatum est Raimundo egregio comiti Sancti Aegidii. Hoc factum valde constrinxit eos qui in civitate erant, quoniam ulterius ab illa parte non valuerunt exire. Nostri vero jam secure ibant quocunque ire disponebant. Tunc proceres elegerunt viros optimos, equosque velociores, et non longe ab urbe transierunt fluvium, et praedam maximam invenerunt, equos et equas, mulos et mulas, asinos et camelos, et animalium quinque millia. Omnia haec egregia cohors adduxit ad castra, et celebrata est apud Christicolas laetitia magna. Quod infortunium cives vehementer attrivit, quoniam abundantia rerum, quae nostros roboravit, perdita, illos debilitavit. Illic vero ubi praeda capta fuit, erat antiquum castrum, sed incuria et vetustate dirutum, et adhuc vigebat ibi quoddam monasterium. Quod ut magis constringerent inimicos suos, proceribus placuit reaedificare, et forti munitione circumdare. Quod cum in brevi peractum fuit, inquisitio facta est quis illud custodiret. Et dum tractaretur de custodia, et plurima in ventum procederent verba, Tancredus illustris princeps et egregius juvenis, sicut erat alacer in sermonibus et factis, in medium prosiluit, dicens: « Ego custodiam castellum, si custodiae meae dignum recompensabitur meritum. » Pretium ergo omnes in commune taxaverunt, et quadringentas argenti marcas ei contulerunt. Tancredus castellum intravit, idque peditum turmis fortique milite plusquam munitionem aliam firmavit. Quod feliciter, Deo opitulante, suscepit, quoniam ipsa die magnus Armeniorum populus, et Suranorum ad civitatem veniebat, et urbanis opima victualia afferebat. Quos omnes in insidiis positus Tancredus apprehendit, nec tamen eos, quia Christiani erant, occidere voluit, sed cum ipsis sarcinis ad castrum suum conduxit. Quos tandem tali conditione illaesos abire permisit, quia promiserunt ei, in fide Christiana, se allaturos Christianis pro competenti pretio necessaria, quoadusque caperetur Antiochia. Quod illi strenue impleverunt, sicut et spoponderunt.

Tancredus vero vias ac semitas obstruxerat his qui erant in civitate, quod nullus audebat exire. Propterea pacis inducias quaesierunt, dicentes quod illo temporis intervallo apud se tractarent qua lege, qua conditione, se et civitatem Christianis deliberarent. Crediderunt principes, et dispositis pactionibus, et tempore constituto, tenendae pacis sacramenta dederunt et acceperunt. Portae civitatis aperiuntur, et eundi invicem alteri ad alterum facultas conceditur. Tunc libere Franci per circuitum murorum ibant, et ad propugnacula cum ipsis civibus stabant, et cives cum gaudio ad castra veniebant.

CAPUT III.

Processu denique temporis, cum jam suprema dies induciarum advenisset, Walo quidam miles Christianus, et in armis egregius, et inter praecipuos nominatissimus, hic perfidae genti nimium credulus, quadam die per virgulta eorum spatiabatur, et locorum amoenitate oculos pascebat. Hunc, ut inermem virum, armati canes aggressi sunt, et membratim divisum, miserabili cruciatu discerpserunt. Heu, heu! morte Walonis pax infringitur , data fidei sacramenta violantur, portae iterum urbis obstruuntur, et perfidi gentiles intra moenium turriumque suarum cavernas recluduntur. Luctus in castris permaximus habetur, quoniam ab omnibus viris ac mulieribus mors Walonis crebris singultibus lamentatur . Conjux vero illius universos ad lacrymas concitabat, quae se ultra morem aliarum miserabiliter laniabat, et quae alios ad luctum commovebat, propter crebra suspiria singultusque, nec loqui nec clamare poterat. Erat autem illa alto procerum sanguine procreata, et secundum carnis hujus infirmitatem, forma prae caeteris egregia. Erat autem plerumque immobilis velut columna marmorea, ita ut saepius mortua putaretur, nisi vitalis calor palpitans in supremo pectore sentiretur. Sed et adhuc pulsitabat vena latens sub cute minime pilosa, pubem quae ciliorum discriminabat. Cum vero respirabat, oblita feminei pudoris se in terram volutabat, et genas unguibus secans, aureos crines disrumpebat. Occurrunt aliae matronae, quae de se illi facere talia prohibent, et pia custodia observant. Quae cum loqui potuit, in haec verba prorupit dicens:

Rex in personis trinus, miserere Walonis,
Et vitae munus sibi confer, ut es Deus unus.
Quid meruit Walo, quod mortuus est sine bello?
Virgine matre satus, Walonis terge reatus,
Quem de bellorum tot cassibus eripuisti,
Et permisisti nunc tandem martyrizari.

« Heu! quantum videre desiderabat tuum sepulcrum, pro quo contempsit omnia sua quae habuit, et seipsum. Quo infelici infortunio fuit elongatus ensis suus, qui sic conveniebat lateri ejus. O me saltem felicem, si licuisset mihi in supremo spiritu oculos claudere, vulnera lacrymis abluere, et manibus vesteque detergere, et dulcia sepulcro membra committere! » His questibus Euvrardus frater suus intervenit, et in quantum admisit vis doloris, compescuit.

CAPUT IV.

Illud sane praetereundum non est, quod ante mortem viri istius contigit, dum tempus induciarum integrum et fidele mansit. Erat quidem Admiraldus de genere Turcorum in illa civitate regia, cum quo Boamundus plurima et privata pacis tempore habuit colloquia. Hic inter caetera quodam die requisivit ab eo, ubinam castra posuerit ille candidatorum exercitus innumerabilis, quorum in omnibus bellis fulciebantur auxilio. Dicebat enim quia adventum illorum nunquam poterant sustinere, sed statim ut videbant illos, incipiebant pavere illi ipsos ut ventus turbinis opprimerent, et isti vulnerabant; illi obruebant, et isti occidebant. Cui Boamundus ait: « Putasne alium exercitum esse quam hunc quem vides nostrum? « Cui ille: « Per Machomum meum praeceptorem juro, quoniam si hic adessent, tota haec planities illos non caperet. Omnes habent equos albos, mirae celeritatis, et vestimenta, et scuta, et vexilla ejusdem coloris. Sed forsitan ideo absconduntur, ne virtus vestra nobis manifestetur. Sed per fidem, quam habes in Jesum, ubi castra eorum locata sunt? » Boamundus itaque spiritu Dei illustratus, illico sensit hanc quam viderat, visionem Dei esse, nec quod quaerebat ex tentatione, sed ex bona voluntate procedere: et respondens inquit: « Licet sis extraneus a lege nostra, quia video te bona erga nos voluntate, bonoque spiritu animatum, aperiam tibi aliquod fidei nostrae sacramentum. Si tantum profundi intellectus haberes, gratias Creatori omnium referre deberes, qui tibi ostendit exercitum candidatum, et scias quia in terra non conversantur, sed in supernis mansionibus regni coelorum. Hi sunt qui pro fide Christi martyrium sustinuerunt, et in omni terra contra incredulos dimicaverunt. Horum praecipui sunt signiferi, Georgius, Demetrius, Mauricius, qui in hac temporali vita militaria arma gestaverunt, et pro Christiana fide capite plexi sunt. Hi quoties nobis expedit, jubente Domino Jesu Christo, nobis suffragantur, et per hos inimici nostri praecipitantur. Et ut me verum cognoscas profiteri, inquire et hodie et cras, et in die altera, an in tota regione hac eorum castra poterunt inveniri. Quod si inveniuntur, redarguti in conspectu tuo a mendacio, erubescemus. Et cum in tota regione nequiveris illos invenire, si nobis necesse erit, in crastinum videbis adesse. Unde igitur tam cito veniunt, nisi a supernis sedibus in quibus morantur? « Cui respondit Pyrrhus; sic enim erat nomen ejus: Et si de coelo veniunt, ubi tot albos equos, tot scuta, tot vexilla inveniuntur? » Cui Boamundus: « Tu magna, et super sensum meum requiris. Propterea, si vis, accedat capellanus meus, qui tibi super his respondebit. » Ad haec capellanus: « Cum Omnipotens creator angelos suos, sive justorum spiritus mittere disponit in terram, tunc assumunt sibi aeria corpora, ut per ea nobis innotescant, qui videri non possunt in spiritali essentia sua. Ideo armati nunc apparent, ut quod in bello laboraturis auxilio veniunt indicent. Si enim ut peregrini, vel ut sacerdotes stolis dealbati apparerent, non bellum, sed pacem nuntiarent. Expleto siquidem negotio pro quo veniunt, ad coelestia remeant, unde venerunt, et corpora, quae, ut visibiles apparerent, acceperunt, in eamdem reponunt materiam quam sumpserunt. Ne mireris, si omnipotens Factor omnium transmutat materiam a se factam, in quamlibet speciem, qui universa de nihilo adduxit in essentiam. » Et Pyrrhus ad haec ait: « Per ipsum quem asseris Creatorem, mira dicis, et rationabilia, nobisque hactenus inaudita. » His Boamundus adjecit et ait: « O Pyrrhe, nonne tibi videtur magnum esse miraculum, quod per nos operatur Dominus Jesus Christus, in quem credimus? quia quanto nos pauciores sumus, tanto et fortiores; vos vero quanto numerosiores, tanto imbecilliores. Cui hanc virtutem attribuis, humanitati an divinitati? Homo non est a seipso, sed a Creatore suo; a quo habet esse, habet et posse. Ex hoc igitur conjicere potes, quia licet unus Creator creaverit nos et vos, uberiorem tamen suae virtutis praestat abundantiam nobis quam vobis. Certi quippe in illius virtute sumus, quia non solum Antiochiam, verumetiam Romaniam totam, et Syriam, ipsam et Jerusalem obtinebimus, quia hoc promisit Dei Filius omnipotens Jesus. » Pyrrhus quidem haec et consimilia dicta Boamundi prudenter intellexit, eumque vehementer Boamundus suo amori attraxit. Cumque contigisset, inimico humani generis suadente, quod superius dictum est de Walone, Pyrrhus cum suo Boamundo loqui amplius non valuit, sed tamen occulte per internuntium haec ei significavit: « Novi te nobilem virum, atque fidelem Christianum; commendo me tuae fidei et meam domum; faciam tibi quae me hortatus est tres turres quas in Antiochia custodio, tibi tradam, et unam de portis, tibi tuaeque genti Christianae, et ne frivolum illud esse credas, et ne de mea fide diffidas, mitto filium meum tibi, quem unice unicum diligo, cumque sicut et me ipsum, tuae fidei committo. » Quibus visis et auditis, Boamundus magno succensus est gaudio, magnaque in eo apud Deum excrevit devotio, lacrymae ab oculis uberes erumpunt, et Deo gratias agens, manus in coelum tetendit. Nec mora, principes in unum convocavit, eisque talia retulit, dicens: « Egregii principes et viri bellatores, compertum est vobis quantum injuriarum passi sumus in hac obsidione, quantaque patimur, et quam diu voluerit Deus patiemur. Si Deus alicui hanc civitatem per aliquod ingenium dare vellet, dicite, an vestra autoritas ei eam concederet. » Ad haec multi exclamaverunt in unum, dicentes: « Nos simul eam habebimus, quoniam simul angustias necessitatum toleravimus. » Tunc Boamundus modicum subridens, ait: « Vae civitati quae tot dominis subjecta erit! nolite, fratres, ea dicere: sed ejus imperio subjiciatur, qui eam poterit acquirere. Qui ut vidit quia nil proficiebat, ad castra sua rediit, et tamen nuntios Pyrrhi, qui ad se venerant, detinuit. » Principes vero, amoto Boamundo, consilium inierunt dicentes: « Nos bonum consilium non habemus, qui verbis Boamundi viri sapientissimi contraimus. Si a primo die quo huc venimus, hoc fieri potuisset, magnum nobis commodum inde pervenisset. Nullus nostrorum propter ambitionem urbis Antiochiae de terra sua exivit; eam habeat cui Deus dare voluerit, nostra omnium una sit intentio, sancti scilicet sepulcri deliberatio. Placuit omnibus; Boamundus vocatur, eique Antiochia, si eam acquirere potest, benevole ab omnibus conceditur. Boamundus itaque haud segnis viros sibi fideles, noctis crepusculo, remittit ad amicum, ut ei renuntiet et modum et terminum. Pyrrhus remandat ut in crastinum commoveatur exercitus Francorum, quasi ire velit ad praedandum in terram Sarracenorum. Et cum nox obscurare coeperit, revertantur ad castra ex parte civitatis, « in qua ipse erectis (inquit) excubabo auribus in turribus meis. Prope murum parati veniant, et nihil prorsus timeant. » Credidit hoc consilium Boamundus quibusdam suis familiaribus Hugoni Magno, et duci Godefrido, Podiensi episcopo, et comiti Raimundo. Dixit itaque eis: « Nocte ventura, divina opitulante gratia, tradetur nobis Antiochia, » exposuitque eis nuntium. Qui auditis omnibus, gratulati sunt, et benedixerunt Dominum. In crastinum congregaverunt duces bellorum, ingentes militum cuneos, peditumque quam plures turmas, et egressi montana transierunt, quasi praedaturi, in terram Sarracenorum. Nocte adveniente cum summo silentio redierunt, seque bonae spei praeparaverunt. Boamundus vero ad locum sibi ab amico destinatum perrexit cum suis tantum militibus, et cum paucis longe remansit a moenibus, caeterosque cum una scala direxit ad ipsa moenia, quae erecta pertingere potuit ad propugnacula. Quae cum erecta fuit, ex tanta multitudine nullus prior ascendere praesumpsit. Cumque omnes sic haesitarent, tunc unus miles, nomine Fulcherius, Carnetensis natione, audacior caeteris, ait: « Ego in nomine Jesu Christi primus ascendam ad quodcunque me Deus vocaverit suscipiendum; sive ad martyrium, seu ad obtinendum victoriae bravium. » Quo ascendente, caeteri subsequuntur, et in brevi ad ipsa murorum fastigia pervenitur. Pyrrhus autem stabat illic, praestolans eorum adventum, et aegre ferens nimiam tarditatem. Qui cum Boamundum minime videret, inquisivit ubi esset. Qui proxime adesse dicitur, sed Pyrrhus de absentia vehementer contristatus est, dicens:

Quid facit ille piger? quid tardat, quidve moratur?
Mittite qui dicat, quod citius veniat.
Mittite qui dicat, quia lux hodierna propinquat,
Et creber cantus praesignat adesse serenum.
Nuntius eligitur qui nuntiet haec Boamundo.

Quod ut audivit, festinus accurrit; sed cum ad scalam pervenit, fractam invenit. Interea Fulcherius qui cum sexaginta juvenibus armatis ascenderat, exceptis turribus Pyrrhi, tres alias bellica virtute occupaverat, et in eis duos fratres Pyrrhi interemerat. Quod licet Pyrrhus non ignoraret, tamen a promisso fidei pacto non retardavit, sed ut audivit quia scala fracta esset, venienti Boamundo et omni Francorum multitudini portas aperuit. Et cum graves gemitus ab imo pectore traheret, longaque suspiria, nulla tamen eum a promissa fide illata revocavit injuria. Quem Boamundus in ipso portae introitu submisso capite salutavit, eique de collato beneficio gratias egit. Sed cum causam lamentationis ejus didicisset, admodum indoluit, et de militibus suis qui eum custodirent, resque ejus tuerentur fidelem custodiam dereliquit. Nec reticendum, quoniam sub illa nocte, cometa quae regni mutationem praesignat, inter alia coeli sidera rutilabat, et suae lucis radios producebat, et inter septentrionem et orientem, igneus rubor in coelo coruscabat. His evidentibus signis in coelo radiantibus, et aurora terris lucem referente, exercitus Dei portas Antiochiae intravit, in virtute illius qui inferni portas aereas contrivit, et ferreos vectes confregit (Psal. CVI, 16) , cujus potestas permanet in saecula saeculorum. Amen.

 

LIVRE CINQUIÈME.

I. 

Tandis que ces vicissitudes se pressaient avec rapidité, un homme vint au camp annonçant pour le lendemain l'arrivée des envoyés du prince de Babylone et demandant pour eux aux chefs des sûretés afin qu'ils les vinssent trouver. Ils les leur accordèrent volontiers et les mirent par de solennelles assurances hors de toute crainte, ils parèrent leurs tentes de divers ornements, attachèrent des écus à des pieux fixés en terre pour s'y exercer le lendemain au jeu de la quintaine,[14] c'est-à-dire à la course à cheval. Ils ne manquèrent point de préparer des dés et des échecs, se livrèrent à la course de leurs chevaux agiles, qu'ils faisaient voltiger en tournoyant, et à des attaques simulées, courant avec leurs lances les uns sur les autres; toutes actions faites pour montrer que des gens qui s'occupaient ainsi n'avaient aucune peur. Tels étaient les exercices de la jeunesse ; les hommes plus mûrs par l'âge et le sens, assis ensemble, s'entretenaient des choses que demandaient la sagesse et la prudence. Lorsqu'en rapprochant les envoyés babyloniens aperçurent ces jeunes gens qui se divertissaient avec tant de gaîté, ils furent saisis d'étonnement, car le bruit avait couru jusques à Babylone qu'ils étaient tourmentés par la faim et consternés de frayeur. Conduits devant les chefs, les envoyés exposèrent leur mission en ces mots : « Notre maître l'émir de Babylone nous a chargés de vous porter à vous, chefs des Francs, salut et amitié si vous voulez obéir à sa volonté; un nombreux conseil s'est rassemblé à cause de vous à la cour du roi des Persans, notre maître; ils ont délibéré pendant sept jours sur ce qu'ils avaient à faire; ils s'étonnent que vous veniez ainsi armés chercher le sépulcre de votre Dieu, chassant les peuples de notre roi des pays qu'ils ont possédés si longtemps; bien plus, ce qui est mal séant à des pèlerins, les passant au fil de l'épée : si dorénavant vous y voulez venir avec le bâton et la besace, on vous y fera passer avec de grands honneurs et abondance de toutes choses. Les gens de pied deviendront cavaliers, les pauvres ne souffriront de la faim ni dans a le chemin, ni dans le retour, et s'il vous plaît de séjourner un mois au sépulcre il ne vous y manquera aucune chose; on vous accordera la liberté d'aller dans toute la ville de Jérusalem, afin que vous y puissiez honorer à votre gré, et de la manière qu'il vous plaira, le temple et le sépulcre. Que si vous méprisez les choses qu'on veut bien vous accorder, et vous confiez en vos armes et dans la grandeur de votre courage, voyez à quels périls vous allez vous exposer. C'est à nos yeux une étrange témérité, à quelque puissance humaine que ce puisse être, de s'attaquer aux Babyloniens et au roi des Persans : dites-nous maintenant ce qui vous convient dans ces propositions, et faites-nous connaître ce qui vous en peut déplaire. » Les princes répondirent d'un commun accord : « Aucun de ceux qui savent les choses ne peuvent s'étonner si nous venons en armes au sépulcre de Nôtre-Seigneur, et si nous chassons vos peuples de ces frontières, car ceux des nôtres qui y sont venus jusqu'à ce jour avec le bâton et la besace ont été ignominieusement insultés, et après avoir souffert la honte et les outrages ont été enfin mis à mort; cette terre n'appartient point aux peuples qui l'habitent, quoiqu'ils l'aient possédée durant de longues années; nos ancêtres l'ont tenue dans les temps anciens; elle leur a été enlevée par la méchanceté et l'injustice de vos peuples ; vous n'y avez donc pas droit parce que vous l'habitez depuis longtemps; l'arrêt du ciel dans sa miséricorde est qu'aujourd'hui soit rendu aux fils ce qui fut injustement enlevé aux pères. Que votre nation ne s'enorgueillisse pas d'avoir vaincu les Grecs efféminés, car, par l'ordre de la divine puissance, le glaive des Francs va vous payer, sur vos têtes, le prix de cette victoire; c'est ce que peuvent savoir ceux qui n'ignorent point qu'il appartient, non aux hommes, mais à celui par qui règnent les rois, de renverser les royaumes. Ils disent qu'ils veulent bien nous permettre de passer, si cela nous convient, au sépulcre avec le bâton et la besace : qu'ils reprennent leur indulgence, car, soit qu'ils le veuillent ou non, leurs trésors enrichiront ou banniront notre misère: Dieu nous a accordé Jérusalem ; ni pourra nous l'enlever? Il n'est pas de courage humain qui puisse nous effrayer, car mourir, pour nous c'est naître, et en perdant la vie temporelle nous en acquérons une éternelle. Allez donc rapporter à ceux qui vous ont envoyés que, même Jérusalem en notre puissance, nous ne déposerons pas les armes que nous avons prises dans notre pays; nous nous confions en celui qui a instruit notre main à combattre et rend notre bras ferme comme un arc d'airain ; le chemin s'ouvrira à nos épées, les scandales seront effacés, et Jérusalem sera prise ; elle nous appartiendra alors, non par la bonté des hommes, mais par le décret de la justice céleste, car c'est de la face de Dieu qu'émane cet arrêt qui va nous donner Jérusalem. »

Les envoyés ne trouvèrent rien à répondre, mais furent grandement scandalisés de ces paroles ; ils entrèrent dans Antioche, avec la permission des nôtres.

II.

Le troisième jour après ce combat les Francs commencèrent à construire, auprès de la mahomerie, sur le cimetière, le fort dont nous avons parlé, qui devait commander l'entrée du pont et la porte de la ville. Ils détruisirent tous les tombeaux et en prirent les pierres pour élever le fort, de quoi on loua grandement l'illustre Raimond, comte de Saint-Gilles. Ce fort gêna beaucoup ceux qui étaient dans la ville et qui ne pouvaient sortir de ce côté ; les nôtres allaient en sûreté partout où il leur plaisait. Alors les grands de l'armée choisirent des hommes très courageux et les chevaux les plus agiles, et, passant le fleuve non loin de la ville, trouvèrent un grand butin de chevaux et de cavales, de mulets et de mules, d'ânes et de chameaux et autre bétail au nombre de cinq mille; ils menèrent au camp tout ce beau troupeau, et ce fut une grande réjouissance parmi les Chrétiens. Ce malheur consterna les gens de la ville, car cette abondance, qui fortifiait les nôtres, était pour eux une perte qui les affaiblissait. Là où avait été pris ce butin était un antique château tombé en ruine par l'effet de la vieillesse et du défaut d'entretien, un monastère y florissait encore; nos grands jugèrent à propos, pour gêner davantage les ennemis, de le rebâtir et de l'entourer de puissantes fortifications : cela fut bientôt fait et l'on chercha qui serait chargé de le défendre ; comme on délibérait sur ce point, et que plusieurs perdaient leurs paroles au vent, Tancrède, prince illustre et noble jeune homme, prompt en paroles comme en actions, se leva au milieu des autres, et dit : « Je défendrai le château si l'on me paie convenablement le prix de la défense. » Ils convinrent tous ensemble du prix, et l'on donna à Tancrède quarante marcs d'argent. Il entra dans le château, qui fut encore plus fortifié par le courage de ce puissant chevalier et de ses fantassins, que par les autres remparts; et, Dieu aidant, il le tint avec grand bonheur, car le jour même où il y était entré les gens d'Arménie et Syrie arrivèrent à la ville, apportant aux citoyens des vivres abondants. Tancrède s'étant mis en embuscade les prit tous ; mais comme ils étaient Chrétiens, il ne voulut pas les tuer, et les conduisit avec leurs charges dans le château : il les laissa aller ensuite sans leur faire aucun mal, à condition qu'ils lui jureraient, foi de Chrétiens, d'apporter aux Chrétiens, pour un prix convenable, ce qui leur serait nécessaire jusqu'à ce qu'ils eussent pris Antioche, ce que les Arméniens accomplirent fidèlement, comme ils l'avaient promis.

Cependant Tancrède fermait tellement les routes et les passages à ceux qui étaient dans la ville, qu'aucun n'osait plus sortir. Ils demandèrent donc une trêve, disant que, pendant le temps de sa durée, on traiterait des conditions pour qu'ils se rendissent aux Chrétiens, eux et la ville. Les chefs se fièrent à ce qu'ils leur disaient; on dressa les articles, on régla le temps, et on se fit mutuellement serment d'observer la trêve. Les portes de la cité furent ouvertes, et les gens des deux partis eurent réciproquement la liberté d'aller se trouver les uns les autres. Les Francs parcouraient sans obstacle l'intérieur des murs, et se tenaient avec les citoyens sur les remparts, les citoyens prenaient plaisir à venir au camp.

III.

Cependant le temps de la trêve écoulé, et le jour où elle devait expirer, un chevalier chrétien nommé Walon, et renommé entre les premiers, se fiant à cette nation perfide, se promenait parmi les buissons, et repaissait ses regards de l'agrément de ces lieux, voilà que ces chiens viennent armés contre lui qui était sans armes, le mettent en pièces, et le déchirent misérablement. Hélas! hélas! par la mort de Walon, la paix fut rompue, la foi des serments violée, les portes de la ville furent fermées, et les perfides Gentils se cachèrent de nouveau dans le fond de leurs remparts et de leurs tours. Il y eut un grand deuil dans le camp; tous, hommes et femmes, déplorèrent avec beaucoup de sanglots la mort de Walon ; et ce qui excitait les larmes générales, c'était sa femme, qui se déchirait le corps avec une violence extraordinaire ; et l'on ne pouvait, sans être ému de douleur, entendre ses soupirs et ses sanglots si pressés qu'ils ne lui permettaient de parler ni de crier. Elle était née d'un seigneur de très haute noblesse, et, selon la faiblesse de la chair, belle au dessus de toutes les autres. On la voyait immobile comme une colonne de marbre, en telle sorte que plus d'une fois on l'aurait crue morte, si l'on n'eût senti son sein palpitant animé encore d'une chaleur vitale. On sentait aussi battre une veine cachée sous cette peau dégarnie de poil qui recouvre l'intervalle des deux sourcils. Lorsqu'elle recommença à respirer, oubliant la pudeur de son sexe, elle se roulait par terre, se déchirait le visage avec les ongles, et arrachait sa chevelure dorée; les autres matrones accourent, l'empêchent de se traiter de la sorte, et veillent pieusement autour d'elle. Dès qu'elle put parler, elle éclata en ces mots :

« Roi des cieux, qui es un en trois personnes, aie pitié de Walon, et donne-lui la vie éternelle, toi qui es un seul Dieu. Comment Walon a-t-il pu mériter de mourir sans combat? Vierge, mère des hommes, purge Walon de ses fautes ; tu l'as arraché à tous les hasards de la guerre, et cependant tu as permis qu'il subît le martyre.

Hélas ! combien il avait désiré voir ton sépulcre : il a pour cela méprisé tout ce qu'il possédait et sa propre personne. Par quelle cruelle infortune s'est-il trouvé séparé de son épée, qu'il portait toujours à son côté? Oh ! que j'eusse été heureuse si j'eusse pu, à son dernier soupir, lui fermer les yeux, laver ses blessures de mes larmes, en baigner ses mains et ses vêtements, et confier au sépulcre ses membres chéris! » Son frère, Everard, vint s'unir à ses plaintes, et la calma autant que le permettait la violence de sa douleur.

IV.

On ne doit point omettre ce qui s'était passé avant la mort de Walon ou durant le temps où la trêve avait été fidèlement respectée. Il y avait dans la ville un émir, turc de naissance, avec lequel Boémond avait eu pendant cette suspension d'armes plusieurs conférences particulières ; celui-ci lui demanda un jour entre autres choses où était placé le camp de ces innombrables guerriers vêtus de blanc, qui, dans tous les combats, venaient leur porter secours; il lui dit que les siens ne pouvaient jamais soutenir l'approche de ces nouveaux combattants, et qu'aussitôt qu'ils les voyaient, ils se sentaient saisis de frayeur, car ils les renversaient comme un tourbillon de vent, ou les accablaient de blessures, écrasaient les uns, et tuaient les autres : sur quoi Boémond lui dit : « Crois-tu donc que ce soit une autre armée que celle que tu vois ici? — Oui, répondit l'autre, je te le jure par notre docteur Mahomet, car, s'ils étaient tous ici, toutes ces plaines ne les pourraient contenir; ils ont tous des chevaux blancs d'une merveilleuse vitesse, leurs vêtements, leurs écus, leurs bannières, sont de la même couleur; peut-être se cachent-ils ainsi pour ne pas nous faire connaître toutes vos forces; mais par ta foi en Jésus, dis-moi, je t'en conjure, où est leur camp. » Boémond, éclairé de l'esprit de Dieu, comprit que l'autre lui parlait d'une vision céleste qui lui était apparue, et qu'il ne l'interrogeait pas pour l'induire eu tentation, mais à bonne intention. Il lui répondit donc en ces paroles : « Quoique tu sois étranger à notre loi, comme je te vois porté envers nous de bonne volonté et animé d'un bon esprit, je te découvrirai quelques-uns des mystères de notre foi si tu avais l'intelligence de ces choses profondes, tu devrais rendre grâces au Créateur de tous les hommes de ce qu'il t'a laissé voir cette blanche armée. Sache qu'elle n'habite pas sur la terre, mais a sa demeure dans les hautes régions du royaume céleste; ce sont ceux qui ont souffert le martyre pour la foi du Christ, et ont sur toute la terre combattu les incrédules. Les principaux d'entre eux, et qui portent les bannières, sont George, Maurice, Démétrius, qui, durant cette vie temporelle, menèrent une vie guerrière, et reçurent la mort pour la foi chrétienne. Toutes les fois que nous en avons besoin, ils viennent, par l'ordre de notre Seigneur Jésus-Christ, nous porter secours; et c'est par eux que nos ennemis sont vaincus. Et pour que tu saches que je t'ai dit la vérité, enquiers-toi aujourd'hui et demain, et le jour suivant, si dans tout le pays on pourra trouver leur camp : si on le trouve, accuse-moi en face de mensonge, et fais-moi rougir; et après que dans tout le pays tu n'auras pu le trouver, si demain nous en avons besoin, tu les verras arriver. D'où donc peuvent-ils venir si ce n'est des hautes régions qu'ils habitent ? » A quoi Pyrrhus, c'était le nom de l'émir, répondit : « Et, s'ils viennent du ciel, où ont-ils trouvé tant-de chevaux blancs, tant de boucliers, tant de bannières? — Tu me demandes, lui dit Boémond, de grandes choses et au-dessus de mon intelligence; mais si tu le veux, je ferai venir mon chapelain, qui te répondra là-dessus. » Alors le chapelain lui dit : « Lorsqu'il plaît au tout-puissant Créateur d'envoyer sur terre ses anges ou les esprits des justes, ils prennent des corps aériens, afin de se manifester à nos yeux, qui ne les pourraient apercevoir dans leur essence spirituelle. Ils nous apparaissent donc armés maintenant pour nous indiquer qu'ils viennent nous secourir dans le combat. Si nous les voyions vêtus en pèlerins ou comme des prêtres couverts d’étoles blanches, ils annonceraient, non la guerre, mais la paix. Lorsqu'ils ont fini l'affaire pour laquelle ils sont venus, ils retournent au séjour céleste d'où ils étaient descendus, et déposent, dans la matière où ils les ont puisés, les corps qu'ils avaient pris pour se rendre visibles à nos yeux. Et ne t'étonne pas si le Créateur tout-puissant, qui de rien a donné l'être à toutes choses, peut à son gré donner l'apparence qui lui plaît à la matière par lui créée. » Alors Pyrrhus lui dit : « Par ce Créateur que tu professes, tu me dis ici des choses merveilleuses et raisonnables, dont jusqu'ici nous n'avions pas ouï parler. » Alors Boémond continua, et lui dit : « O Pyrrhus, ne vois-tu pas qu'il y a là un grand miracle, et que notre Seigneur Jésus, en qui nous croyons, combat à notre aide? car autant nous vous sommes inférieurs en nombre, autant nous sommes plus forts ; autant vous êtes plus nombreux que nous, autant vous êtes plus faibles ; à qui peux-tu attribuer une telle vertu, aux hommes ou à la Divinité? L'homme ne s'appartient pas à lui-même, mais à son Créateur, de qui il tient l'être et la puissance; de là tu peux conjecturer d'où il vient qu'un même Créateur nous ayant formé vous et nous, il nous remplisse de sa vertu plus abondamment que vous ; nous sommes certains que par sa vertu nous nous mettrons en possession, non seulement d'Antioche, mais encore de toute la Romanie, de la Syrie, et de Jérusalem même, car cela nous a été promis par Jésus le Tout-Puissant, Fils de Dieu. » Pyrrhus comprit avec sagesse ces paroles de Boémond, et d'autres semblables, et Boémond l'attira à lui par une très vive affection. Lors donc qu'à l'instigation de l'ennemi du genre humain, il arriva qu'à cause de la mort de Walon, Pyrrhus perdit la liberté de s'entretenir avec son cher Boémond, il envoya secrètement des messagers lui dire ceci : « Je t'ai reconnu pour un noble homme et un fidèle chrétien; je me remets à ta foi, moi et ma maison, et je te livrerai, à toi et à ton peuple chrétien, trois tours et une porte d'Antioche confiées à ma garde ; et afin que tu ne croies pas ma promesse vaine, et n'en aies point de méfiance, je t'envoie mon fils unique, que j'aime uniquement, et le remets, ainsi que moi, à ta foi. » Ce qu'ayant vu et entendu, Boémond fut transporté d'une grande joie, et sentit un grand accroissement dans sa dévotion envers Dieu ; d'abondantes larmes coulèrent de ses yeux, et, rendant grâces à Dieu, il tendit les mains vers le ciel. Il convoqua sans retard les chefs de l'armée, leur parla ainsi, et leur dit : « Illustres princes et hommes de guerre, vous savez tous les maux que nous avons eu à supporter durant ce siège, tout ce que nous avons souffert et souffrirons encore longtemps, si telle est la volonté de Dieu. Dans le cas où, par une invention quelconque, Dieu la ferait tomber entre les mains d'un de nous, dites si vous consentiriez à la lui céder. » Alors plusieurs s écrièrent à la fois, et dirent : « Nous voulons la posséder tous ensemble, puisque tous nous avons eu part aux travaux et aux souffrances. » Alors Boémond souriant légèrement leur dit : « Malheur à la ville régie par tant de maîtres ! ne parlez pas ainsi, mes frères, mais soumettez-la à la domination de celui qui saura l'acquérir. » Cependant, voyant que ses paroles ne servaient de rien, il retourna à son camp, et retint les messagers que lui avait envoyés Pyrrhus. Boémond parti, les chefs tinrent conseil entre eux, et dirent: « Nous n'avons pas agi prudemment lorsque nous avons contredit les paroles de Boémond, cet homme si sage ; si dès le premier jour que nous vînmes ici telle chose avait pu arriver, il nous en serait revenu de grands avantages : aucun de nous n'a quitté son pays par ambition de conquérir la ville d'Antioche, qu'elle appartienne à qui Dieu la voudra a donner, et ne tendons qu'à une seule chose, la délivrance du saint sépulcre. » Ce conseil plut à tous : Boémond fut appelé, et tous, de bonne volonté, lui cédèrent Antioche, s'il pouvait s'en rendre maître. Alors Boémond, sans perdre de temps, renvoya à l'entrée de la nuit, vers son ami, des messagers fidèles, pour qu'il lui fît savoir par eux la manière et le moment d'exécuter ce dont ils étaient convenus. Pyrrhus lui fit dire d'éloigner le lendemain l'armée des Francs, comme si elle voulait aller butiner sur les terres des Sarrasins, et ensuite, lorsque la nuit commencerait à s'obscurcir, de la ramener au camp de ce côté de la ville, où je veillerai, dit-il, l'oreille attentive. Approchez des murs bien armés, ajouta-t-il, et ne craignez rien. Boémond confia le conseil qui lui était donné à quelques-uns de ses amis, Hugues le Grand, le duc Godefroi, l'évêque du Puy, et le comte Raimond, leur disant : « Vienne la nuit, et avec l'aide de la grâce divine, Antioche nous sera livrée » ; puis il leur exposa le message de Pyrrhus ; tous l'ayant entendu se félicitèrent et bénirent le Seigneur. Le lendemain ils assemblèrent les chefs de guerre et de grosses troupes de cavaliers, ainsi qu'un très grand nombre de gens de pied, et étant sortis du camp ils passèrent la montagne comme pour aller butiner sur les terres des Sarrasins ; mais la nuit arrivée, ils revinrent en grand silence et se préparèrent remplis d'espoir. Boémond cependant marcha avec ses hommes de guerre vers le lieu désigné par son ami, et demeurant à une certaine distance des murs, accompagné d'un petit nombre d'entre eux, il envoya les autres au pied de la muraille avec une échelle, laquelle pouvait, étant dressée, atteindre le haut des remparts. Lorsqu'elle fut dressée, il ne se trouva dans cette multitude nul qui osât monter le premier. Tandis que tous hésitaient, un chevalier nommé Foucher, natif de Chartres, dit : « Au nom de Jésus-Christ, je vais monter le premier, prêt à recevoir ce que Dieu m'a destiné, ou le martyre ou la palme de la victoire » ; lorsqu'il fut monté les autres le suivirent et parvinrent promptement au haut des murailles. Pyrrhus s'y tenait, attendant leur arrivée, et impatient de leur retard. Ne voyant point Boémond il demanda où il était, et comme on lui répondit qu'il était proche, Pyrrhus, vivement affligé de son absence, dit :

« Que fait ce paresseux, que tarde-t-il, qui l'arrête? Envoyez quelqu'un qui lui dise de venir promptement; envoyez quelqu'un qui lui dise que la lumière du jour approche, et que le chant des oiseaux déjà plus vif annonce l'aurore. Choisissez un messager qui nous envoie Boémond. »

Ces paroles ayant été rapportées à Boémond, il accourut en hâte, mais en arrivant à l'échelle il la trouva rompue, cependant Foucher était monté avec soixante jeunes hommes armés, et après la tour de Pyrrhus il en avait emporté trois autres de vive force, et y avait tué deux frères de Pyrrhus. Pyrrhus, quoiqu'il ne l'ignorât point, ne fut point empêché par là de tenir ce qu'il avait promis, et lorsqu'il apprit que l'échelle était rompue, il ouvrit les portes à Boémond et à toute la multitude des Francs; et quoiqu'il poussât du fond de son cœur de douloureux gémissements et de longs soupirs, cependant l'injure qu'il avait soufferte ne le détourna point de la foi qu'il avait promise. Lorsque Boémond entra, il le salua à la porte, la tête baissée, celui-ci le remercia du service qu'il lui rendait, mais apprenant la cause de ses gémissements, il en eut une grande douleur, et lui laissa une troupe fidèle de ses chevaliers pour garder ce qui lui appartenait. On ne doit pas oublier que cette nuit on vit briller au ciel, parmi les autres astres, les rayons rougeâtres d'une comète, présage de la chute des empires, et qu'entre le septentrion et l'orient le ciel était resplendissant de la couleur du feu, signes évidents qui éclataient dans le ciel. Lorsque l'aurore rapporta la lumière à la terre, l'armée du Seigneur entra dans les portes d'Antioche par la vertu de celui qui a mis en poudre les portes d'airain de l'enfer et a brisé leurs verrous de fer, et dont la puissance vit dans les siècles des siècles. Amen.

 

LIBER SEXTUS.

CAPUT PRIMUM.

Universi fideles hujus Pyrrhi, fidem attendite, et attendentes, si quid ex fide per fidem promittitis, absque ulla contradictione perficite. Nulla hunc memoria fraternae mortis, nulla vis doloris, nulla instigatio moeroris avertere potuit a promissa fidei stabilitate; magisque valuit apud ipsum fidei pactio quam duorum germanorum diri cruciatus interemptio. Et si illud antiquum problema Samsonis in medium volumus adducere, huic aequipollens possumus proponere. Samson ait: De comedente exivit cibus, et de forti egressa est dulcedo (Jud. XIV, 14). Nunc vero de infideli, processit fides, et de extraneo, familiaris et integra dilectio. At ne fastidiosam videamur facere digressionem, ad inceptam redeamus historiae propositionem.

Quarto Nonas Junii, Christiani urbem Antiochiae introierunt, et in ore gladii de suis cam invasoribus vindicaverunt. Fulcherius et sui complices, qui cum eo muros ascenderant, turres undique invadebant, et incautos vigiles somnoque solutos, spiculis gladiisque confodiebant, et de summo illarum fastigio ad terram projiciebant. Qui in domibus sopiebantur sonitu clamoris excitati, scire gestientes quid hoc esset, cum foras exirent, non revertebantur, quoniam gladios inveniebant paratos quibus excipiebantur. Qui Christiani erant Kyrie eleison, et alias Deo laudes personabant, ut per hoc scilicet nostris innotescerent, quod non Turci, sed Christiani essent. Passim sternuntur plateae civitatis corporibus morientium, quoniam tunc nullus eorum resistebat, sed quaerebant omnes latibula et fugae praesidium. Nulli honor impenditur, pueri cum puellis, juvenes cum senibus, matres quoque cum filiabus interficiuntur. Qui fugere poterant per portas exibant, mortem tamen minime evadentes, quia in manus de castris venientium incidebant. Contigit autem ut inter fugientes Cassianus rex et dominus civitatis, vilibus pannis obsitus evaderet, et in terram Tancredi fugiendo perveniret. Sed malo sui infortunio Armenii eum cognoverunt, et ei illico cervicem amputaverunt, et caput illius ad principes attulerunt et balteum; balteique pretium LX bysanceos appretiaverunt. Pars magna fugit in castrum quod civitati imminet; quod ita loci positione et natura munitum est ut nullius machinae artificium timeat. Illic enim est mons urbi contiguus, cujus cacumen porrigitur ad sidera, quo vix attingere possunt intuentium lumina. Et de ipso potest circumspici tota regio. In eum confugit numerosa multitudo Turcorum, habueruntque illud solum receptaculum. Erat autem huic castro una turris nimium vicina, quam Boamundus cum suis satellitibus jam obtinebat, illudque castrum per eam impugnare parabat. Sed illi resumptis viribus, turri, satis eminentiores, sagittas et spicula, instar grandinis, desuper immittunt, ita ut nostris minime licuerit contra eos pugnare, sed se clypeis cooperire, et armis defendere cogebantur. Locus enim artus angebat, et hostis desuper opprimebat, quia non erat alia via decertantium, quam praestabat latitudo murorum. Propterea contigit quia Turci irruentes contra turrim, unus impellebat alium, nec retroire erat facultas, nec in laeva nec in dextra ulli erat divortium. Quotquot impetus irruentium super nostros impingebat, illi in lanceis, spiculis et mucronibus excipiebant, et vulneratos ad terram projiciebant; et cum eis illos qui turrim desubtus moliebantur effodere, prosternebant, sicque mortuus vivo necem inferebat, et cui in anima vita deerat, in corpore mors apparebat. In quo conflictu Boamundus graviter sagittatus est in femore, nec jam nisi claudicans valebat incedere. Sanguis ubertim de vulnere coepit stillare, et cor nobilissimi principis a virtute pristina coepit deficere. Qui nolens et invitus, in aliam turrim retrocessit, bellumque dereliquit. In ejus infirmitate aliorum virtus corruit, quoniam unusquisque miserabilem casum sui ducis admodum doluit. Pugnam dimittunt, Turcos turrimque relinquunt. Unus tamen in superiori turris fastigio remansit, cujus egregia funera universus nostrorum exercitus unanimiter planxit. Ille enim ut vidit se solum esse derelictum, tamen in se animum gerens invictum, ut ursus inter molossos coepit se utrinque defendere; lapidesque et caementum de parietibus avellebat, et super ipsos qui eum impugnabant projiciebat. Tandem mille sagittis onustus, ut vidit quod mortem non evaderet, mortem sibi acceleravit, quoniam cum clypeo et armis ubi turbam densiorem esse conspexit, in medium prosiluit, suisque interfectoribus tormentum fuit.

Non est lingua carnis quae satis valeat enarrare quid Francorum manus ibi valuit pessundare, et nisi castelli municipium tam forte fuisset, ipso die venturis calamitatibus suorum magnum levamen Dominus praestitisset. Sed voluit Deus ut urbs Antiochena difficulter adipisceretur, ut adepta, charior haberetur. Citius enim acquisita vilescunt, diu desiderata charius amplectimur.

Nox interveniens litem diremit, et diurno labori contulit moderamen; quia pugnae ademit necessitatem, sed fessis dormiendi non tribuit facultatem. Ubi enim intra muros hostis adest, nulla requiescendi facultas esse potest. In crastinum, id est feria sexta, alii spoliata cadavera mortuorum extra muros foris trahebant, alii de turribus cum castellanis, jaculis et sagittis decertabant.

CAPUT II.

Cumque sic res agitur, ecce illi qui stabant in turribus et muris, eminus contemplantur immensam nubem agitati pulveris. De qua diversa sentientes, alii dicebant, Constantinopolitanum imperatorem esse, qui sibi in auxilium veniebat; alii, quod verum erat, agmina Persarum. Sed qui primi veniebant, ut viderunt urbem Antiochiae, in unum consedere, praestolantes retro veniens robur suae militiae. Erat autem Corbanan princeps militiae regis Persarum, qui ex longo tempore collegerat sibi illud agmen diversarum gentium. Erant quippe ibi Persae et Medi, Arabes et Turci Azimitae, et Sarraceni, Curti et Publicani, et diversarum nationum alii multi. De Agulanis erant ibi tria millia, qui nullam armorum copiam nisi solos enses gestabant; qui omnes undique ferro cooperti, nulla arma adversantia timebant. Equi eorum vexilla et lanceas ferre aspernabantur, et in eos qui ferebant, nimia ira succendebantur. Cumque hi omnes in unum convenissent, cursores suos ante urbem direxerunt, qui nostros ad bellum provocarent, et de civitate exire suaderent. Sed nostri qui de hesterno conflictu fatigati erant, salubrius esse judicaverunt inter moenia remanere, quam extra bella movere. Illi vero per campos et plana currentes, nostros ad bella ciebant, diraque eis convicia improperabant. Lanceas et gladios in altum ejiciebant, et in manibus recipiebant ludentes et luxuriantes. Sed cum neminem de nostris potuerunt extrahere, disposuerunt remeare ad castra. Quos cum reverterentur, insecutus est unus ex nostris Rogerus de Bardavilla, cum aliis tribus armatis, sperantes quod aliquos possent elicere ab illis: sed ipsi nolebant cum paribus inire certamen, quia jam de praeliis Francorum multa audierant enarrare, posueruntque insidias post se sub rupe cavata, et quosdam ex suis dimiserunt qui eos quasi lacesserent in pugnam. Cumque nostri transirent insidiarum locum, fures de cavernis suis exierunt, eosque a tergo invaserunt. Qui praeibant revertuntur in occursum, celeremque contra eos dirigunt cursum. Qui cum se comprehensos esse cognoscerent, flexis frenis, fugae tutelam speraverunt consequi, sed nullatenus potuit inveniri. Rogerius socios praemittit ante suos vultus, et ipse parma post tergum rejecta, creberrimos illorum sustinet ictus. Jamque pene evaserat, jamque saluti proxima loca tenebat, cum equus illius solo proruit, et cadenti inhaerens ipse cecidit, qui nullo modo levari potuit, quoniam equi mole oppressus fuit. Heu! quantus dolor stridorque dentium tunc erat, super muros Antiochiae, cum generosa Francorum pubes videret inclytum militem suum rabidos canes tam atrociter occidere, sicque discerpere. Avertebant oculos, nec videre poterant, cum eum membratim dilaniabant. Ad extremum caput ejus amputaverunt; contoque infigentes, quasi triumphi vexillum, ad castra deportaverunt. Erant autem castra illorum juxta Pontem Ferreum. Sensadolus autem filius regis Antiochiae nuper defuncti, ierat ad Corbanan, supplexque ad pedes illius corruit, rogans ut sui misereretur, et contra Francos adjuvaret, qui patrem ejus occiderant, et de inclyta urbe exhaereditaverant. Non habebat refugium, nisi in solo urbis oppido, quoniam jam tota civitas Francorum subjacebat imperio. « Pater meus, inquit, dum adhuc viveret, legationem tibi transmisit ut ei subvenires, ut te aut magnis muneribus ditaret, aut Antiochiam et universum regnum de te susciperet. Idem tibi promitto, quia si potes recuperare Antiochiam, quod a te illam suscipiam, omnemque tibi fidelitatem faciam. Quod si non potes, fugiendum tibi est, et omnibus hominibus nostrae gentis. Non enim eis sufficiet Romania, sive Syria, neque Corozaim, quoniam Hierosolymam dicunt esse suam, regnumque Damasci. » Erant autem ibi reges harum provinciarum, qui audiebant illud verbum. His dictis Corbanan respondit: « Si vis ut te omnimodis adjuvem, tuoque regno restituam, castellum quod adhuc habes redde in manum meam, quia restituetur tibi per illud Antiochia. » Cui iterum Sensadolus: « Si praevales Francos eliminare ab urbe, mihique eorum cervices caesas deliberare, tibi tradam castellum, et tibi inde faciam hominium. » Consensit uterque, et tradidit castellum. Et Corbanan deliberavit cuidam fideli suo ad custodiendum. Tali conditione recepit in custodiam, ut si Franci vincerentur, custodiret; si vincerent, et ipse sicut et alii, relicto castro confugeret. Cui ille: « Et si nos victi sumus, de castello quid faceremus? Dignum est ut victores habeant castellum, quoniam victoria, castello majus erit praemium. » His ita gestis, Corbanan super his conticuit, et ad alia instituenda tempus disposuit. Et cum sederet in solio, attulerunt ante eum Francigenam ensem valde despicabilem et obtusum, et foeda rubigine tectum. Attulerunt et lanceam eadem deformitate consimilem; quae etiam sua abjectione, ensem faciebat praepollentem. Quae cum Corbanan vidisset, ait: « Quis dicet nobis ubi sunt arma haec reperta? Aut qua de causa nostro conspectui sunt praesentata? » Cum illi qui attulerant dixerunt: « Gloriose princeps, et decus regni Persarum, haec arma cuidam Francigenae abstulimus, et tibi attulimus, ut videas et agnoscas quibus armis illa pannosa gens conetur nos et fines nostros depraedari, imo et omnem Asiam depopulari. » Tunc Corbanan subridens ait: « Liquet, quia satis est gens illa insensata, et ratione parum utitur, quae talibus armis aestimat posse subjugare sibi regnum Persarum. Gens quippe est praesumptuosa, et alterius juris nimium ambitiosa. Gens videlicet quae in sua confidit animositate, sed per Machomum, male intravit fines Syriae, murosque regiae civitatis Antiochiae. » Haec dixit, notariumque suum arcessiri jussit. Cui accersito, inquit: « Sume plures schedulas, et scribe religioso papae nostro Caliphae, regique Persarum Soldano super omnes glorioso, majoribusque regni Persarum proceribus, ut longaevam obtineant vitam, pacem continuam, salutem corporum diuturnam. Fortuna felix et jucunda bene nobis prosperatur, secundisque successibus arridet, quoniam Francorum exercitum intra muros Antiochiae inclusum teneo, et castellum quod civitati praeeminet, jam in manu nostra habeo. Unde certum sit vobis, quia rumores quos de eis audieratis, non sunt illius generis cujus audistis, quia nec lupus tantus efficitur, quantus et clamor qui eum subsequitur. Quia vero praecepistis, ut omnino eos de terra delerem, gladioque vita privarem, nolite adversum me indignari, si quosdam de melioribus vinctos vobis transmitto, quoniam tunc erit in vestra deliberatione, utrum velitis eos mori sive vivere. Nobis enim conveniens esse videtur, ut qui captivare nos venerant, captivi fiant, et dura apud nos exerceant servitia. Honorificum quippe erit regno Persarum, si in eo exsulet frater regis Francorum. Vos autem in pace et summa tranquillitate vivite, omnique corporeae voluptati operam impendite, filiosque sine cessatione procreate, qui aliis, si necesse fuerit, Francis obsistant, et cum nostrae defecerint vires, tunc valeant. Faciei vestrae praesentiam non ante videbo, donec totam Syriam, et Romaniam, atque Bulgariam vestrae ditioni subjugavero. » Haec Corbanan locutus in superbia et in abusione, quae ei conversa sunt in ignominiam et confusionem. Post haec mater ejus venit ad eum moerens et tristis, lugubremque afferens vultum. Et cum in secreto cubili ambo convenissent, dixit mater ad filium: « Fili, solatium meae senectutis, et unicum pignus totius meae dilectionis, ad te festina venio, fatigata longinquitate itineris. Ego eram in Aleph civitate magna, cum de te gravis sermo aures meas perculit, suoque impulsu maximum cordi meo dolorem impulit. Dictum est enim quod tua agmina disponebas, et contra Christianos pugnare volebas. Propterea festina veni, a temetipso scire volens utrum se res ita habeat, an non. » Ait ad matrem filius: « Mater, nihil unquam verius audisti. » Et mater ad filium inquit: « Quis, fili, tale consilium iniquus tibi dedit? Nondum es expertus virtutem Christianorum, et praecipue gentis Francorum. Si legisses scripta omnium prophetarum, et antiquorum sapientum, profecto non ignorares, quia ipse est omnipotens et Deus deorum omnium. Si pugnabis adversus Christianos, pugnabis contra ipsum et angelos ejus. Sed dementissimum est contra ipsum omnipotentem pugnare; quoniam id ipsum est velle se destruere. De ipso quidem invictissimo Deo dicit propheta. Ego occidam, et ego vivere faciam; percutiam, et ego sanabo: et non est qui de manu mea possit eruere. Si acuero ut fulgur gladium meum, et arripuerit judicium manus mea, reddam ultionem hostibus meis, et his qui oderunt me, retribuam. Inebriabo sagittas meas sanguine, et gladius meus devorabit carnes (Deut. XXXII, 39-42). Formidolosum est contra hunc conflictum inire, qui gladium suum novit sic acuere, acutum inebriare, inebriato carnes macerare. Fili, Pharaonem regem Aegypti quis submersit in mari Rubro, cum omni exercitu suo? Quis ejecit Sehon regem Amorrhaeorum, et Og regem Basan, et omnia regna Chanaan, et dedit suis in haereditatem? (Psal. CXXXIV, 11, 12). Ipse idem Deus ostendit quanto amore diligat populum suum, quantaque tutela circumvallet eum, cum dicit: Ecce ego mittam angelum meum, qui praecedat te, et custodiat semper. Observa et audi vocem meam, et inimicus ero inimicis tuis, et odientes te affligam, et praecedet te angelus meus (Exod. XXIII, 20-22). Genti nostrae iratus est Deus ille, quia nec audimus vocem ejus, nec facimus voluntatem, et idcirco de remotis partibus occidentis excitavit in nos gentem suam, deditque ei universam terram hanc in possessionem. Non est qui possit eam avertere; nec est qui eam valeat amplius exterminare. » Post haec inquit filius matri suae: « Credo, mater, quod aut insanis, aut furiis infernalibus exagitaris. Quis tibi dixit, quod gens ista non potest exterminari? Plures mecum sunt optimates et admiraldi, quam sint omnes Christiani in simul congregati. Dic mihi mater: Hugo eorum vexillarius, et Apuliensis Boamundus, et gladiator Godefridus sunt ipsi dii eorum? Nonne sicut et nos aluntur temporali cibo? Nonne eorum caro sicut et nostra potest incidi ferro? » Ad haec mater respondit: « Non sunt dii quos tu nominas, sed homines, et milites Dei excelsi, qui dat eis animos, exaggerat vires, redditque magnanimos, sicut ipse per prophetam loquitur dicens: Persequetur unus de vobis mille, et duo fugabunt decem millia (Lev. XVI, 8) : quod jam in his expertum est, qui nostros fugaverunt de tota Romania. Propterea, fili, contestor te per omnium nostrorum numinum nomina, ut te avertas a facie istorum, et non ineas contra eos bellum. Stultum est enim, ut superius dixi, contra Omnipotentem saevire, et in gentem suam debacchare. » Et respondit filius matri suae: « Charissima, noli lacrymari, noli crebris gemitibus anxiari; quoniam nulla arte, nullo ingenio revocabis, etiam si in praelio scirem meipsum interiturum. » Tunc mater tristior effecta, iterum filio suo dixit: « Scio quia pugnabis, et modo non morieris, sed antequam transeat annus, de hac vita discedes. Modo es in omni regione orientali fama laudabili praeditus; in aula regis Persarum nulli secundus, cum autem modo victus fueris, juxta quae nunc tibi est gloria, ingloriosus eris. Quanto enim quisque caeteros antecellit, tanto magis sordescit, si turpius ruit. Nunc vero omni flore orientalium regum ac divitum stipatus, tantorum innumerabilium satellitum caterva circumdatus, si superatus eris, cum quo ulterius pari aut impari numero decertabis? Tu qui olim cum paucis multos solebas in fugam vertere, nunc disces etiam fugere cum ingenti copiarum vi, et paucos cum multis ut canem lepores praecursare. » Tunc filius, irae impatiens, verba matris diutius ferre non poterat, sed ea interrumpens ait : « Ut quid mater aerem concitas inanibus verbis, nosque ad fastidium pertrahis sermon bus imperitis? Nulla virtus bellorum nobis valet resistere, nec valet alter exercitus nostro praevalere. Sed dic, mater mea, unde scis quod vinci debeamus in hac pugna, et quod mori debeo non hic, sed antequam transeat annus, morte subitanea, et quod gens Christiana fines nostros sit possessura? » Cui mater ait: « A centum annis et infra invenerunt patres nostri in sacris deorum responsis, et in sortibus et divinationibus suis et animalium extis quod Christiana gens super nos esset ventura nosque victura. Concordant itaque super hoc aruspices, magi, arioli, et numinum nostrorum responsa, et prophetarum dicta, in quibus dicitur: A solis ortu et occasu, ab aquilone et mari, erunt termini vestri, et nullus stabit contra vos. Credimus, quia hoc totum venturum est, sed nescimus si nunc vel in proximo est, sed prope quibusdam nostrorum videtur, quia hoc assiduae rerum mundi ruinae praesignant, et astrorum intuitus praenuntiavit. De hoc siquidem praelio quod commissurus es, dicam tibi veritatem, et de morte tua quam inde habeo, notitiam. Ex quo milites ad patrandum bellum hoc colligere coepisti, sollicita indagatione perscrutata sum, quicunque mihi possunt ventura praedicere, et consonant, quod nullus omnino Christianos poterit superare. Cum astrologis siderum cursus, septem scilicet planetas, et duodecim signa sapienter contemplata sum, et quidquid physicaculari potest cum aruspicibus, extis et armis pecudum, cum sortilegis sortes temperavi, et omnia in unum concordant, gentique Francorum victoriae titulos praenuntiant, et necem tibi, sicut dixi superius, intentant. » Tunc ille: « Mater, inquit, cessa ab his de caetero, quia cum Francis pugnabo quam primum potero. » Illa videns quod nil proficeret, non diu morata unde venerat rediit, secumque reportavit quidquid spoliorum adipisci potuit.

CAPUT III.

Jam vero de his quae interim in urbe gesta sunt, aliquid referamus. Turcis libera facultas erat intrandi castellum, et exeundi, nostrosque die nocteque jaculando et sagittando ad bella ciebant, et cum certantium vires deficiebant, novi recentesque subibant. Sicque novis jugiter supervenientibus virtus illorum crescebat; nostrorum vero quotidiana lassitudine deficiebat. Nulla enim quies erat, nec arma deponebant; sed in procinctu militiae semper erant. Telis et sagittis plateae civitatis impediebantur, et tecta domorum onerabantur. Omni die ante castellum fit nova congressio, multotiesque fiebat nostrorum et ipsorum una commistio; de nostris tamen Deo protegente pauci moriebantur; de illis vero catervatim perimebantur. Et dum sic tempus prolabitur, fames omni hoste crudelior nostros invadit, viresque eorum de die in diem attenuavit. Vultus marcescunt, brachia deficiunt, et tremula manus vix terrae vellicat herbas, et frondes arborum, et radices vaporum silvestrium. Haec omnia coquebantur, et comedebantur. Crus asini sexaginta solidis comparabatur, et qui emebat dissipator substantiae non aestimabatur: Panis parvus appretiabatur uno bysantio. Carnes asinorum, equorum, camelorum, boum, bubalorum consumebantur, insuper eorum coria concoquebantur. Matres filios suos fame pereuntes, ad ubera suspendebant, sed pueri in maternis uberibus nihil inveniebant, et prae inopia lactis clausis oculis palpitabant. Quadam die Corbanan incitavit nostros ad praelium, scilicet extra urbem, ab illa parte in qua erat castellum; sed milites et equi fame cruciati, diu non potuerunt sufferre veloces impetus eorum. Conglobati igitur in unum, nostri ad civitatem regredi salubrius esse intellexerunt, sed oppressi a Turcis, portam nimis angustam repererunt, in tantum quod quidam ibi usque ad mortem attriti sunt. Sicque fiebat pugna intus et exterius, nec dabatur ulla quies nostris fame pereuntibus.

Propter haec et his similia aliqui de nostris militibus immoderate perterriti, fuga in ipsa nocte elapsi sunt, funibus ad propugnacula ligatis, quibus manus suas omnino decoriaverunt, et sic ad mare pedibus tetenderunt. Quo pervenientes dixerunt nautis, ut fugerent, quoniam omnes Christiani aut mortui aut vincti essent. Illi autem dolentes in mare se miserunt, et Turcarum se potentatui subtraxerunt. Stephanus Carnotensis comes, qui inter alios principes videbatur magnus, consilio providus, morum honestate praeclarus, antequam caperetur Antiochia, gravi infirmitate detentus est; et ad quoddam castrum, quod suum erat, secessit, cui nomen Alexandreta fuit. Hic a fugientibus audivit hanc de nostris relationem, montana urbi praeeminentia ascendit, ut videret quidnam esset, utrumne relatio vera fieret. Sed innumerabilia Turcorum agmina a longe conspexit, nostrosque intra urbem inclusos esse deprehendit; et perterritus timore, aufugit , et ad castrum suum remeans funditus exspoliavit, et sic versus Constantinopolim equitare coepit. Illi vero qui in urbe obsidebantur, summo desiderio adventum ejus praestolabantur, putantes quod imperatorem secum adduceret, et cum eo rebus necessariis succurreret. At ipse in diversum tendens, ut ad Philomenam venit, imperatorem ibi invenit, eique secreta allocutione dixit: « Domine imperator, nostri revera Antiochiam obtinent; sed castellum quod ei superest adhuc Turci possident, innumera Turcorum agmina eos de foris obsident, et qui in castello sunt intus oppugnant. Sed quid super his restat, nisi quia aut mortui jam sunt, aut in proximo omnes morientur? Tu autem, reverende imperator, si nostro credis consilio, ulterius non progredieris, sed ad urbem tuam reverteris. Nam non potest humana eis potestas ulla subvenire; sed si illuc ieris cum tuo exercitu poteris interire. » His auditis sermonibus imperator valde tristis efficitur, et quod ei dixerat in secreto, principibus suis ac magistratibus propalavit in aperto. Omnes contristantur, nostrorumque funera lacrymantur. Erat ibi quidam miles, nomine Wido, qui per militiam celebre sibi nomen acquisierat, multumque Boamundo familiaris exstiterat. Qui cum hoc audisset, ita indoluit, quod ac si mortuus esset, in terra corruit. Et cum resumpto spiritu ab illa mentis alienatione reverteretur, flere immoderate coepit, genasque unguibus sulcando, crines manibus decerpendo, omnes cogebat ad luctum, dicebatque : « O Deus omnipotens, ubi est virtus tua? Si omnipotens es, cur haec fieri consensisti? nonne erant et milites tui et peregrini? Quis unquam rex, aut imperator, aut potens Dominus familiam suam ita permisit occidi, si ullo modo potuit adjuvare? Quis erit unquam miles tuus aut peregrinus? O Boamunde, honor aliorum ducum, corona sapientum, gloria militum, solamen desolatorum, robur militiae, et totius mundi decus insigne, cur tibi tale infortunium contigit, ut Turcorum ludibrio subjaceres? Heu, heu! cur mihi concessum est vivere post te? quae mihi posthac lux grata, quae species amoena, quae gloria delectabilis, quae vita jucunda, te minime superstite? O Deus, si verum est quod iste nugacissimus et fugitivus comes attulit, quid amplius erit de via sepulcri tui, quae causa ita occisi sunt, quasi dominum non haberent servi tui? O Boamunde, ubi est illa fides tua, quam semper habuisti in Salvatore tuo Domino nostro Jesu Christo. O imperator et egregii milites, qui mecum tanta tantorumque funera lugetis, quis perfecte credere potest, quod tanta militia sic perierit? Pro certo si in medio campo ab omni orientali populo circumsepti fuissent, non ante omnes occiderentur quam ulciscerentur. Nunc autem et civitatem habebant, in qua se defendere poterant, et ita interempti sunt? O imperator, certissime scias, quia si Turci nostros occiderunt, pauci de ipsis remanserunt. Propterea ne paveas illuc ire, quia Antiochiam recipere poteris. » Imperator consilio illius noluit assensum praebere, verbis nugacis, fugitivique comitis nimium credulus, sed retro destinavit abire, Bulgariaeque loca praecepit devastare, ut si Turci in partes illas pervenirent, nihil penitus invenirent. Cum ipso pariter et ipse Wido, et illi qui cum ipso imperatore ierant, reversi sunt; quia ultra ire non praesumpserunt. Sic igitur nostri omni humano solatio destituti sunt; et per viginti fere dies, cum hostibus et fame, cum gladio et penuria indesinenter decertaverunt.

 

LIVRE SIXIÈME.

I. 

Fidèles, comptez sur la fidélité de ce Pyrrhus, et en attendant observez, sans y manquer en rien, la foi que vous lui avez promise pour sa foi. Ni le souvenir de la mort de ses frères, ni la force de sa douleur, ni les instigations de son chagrin ne purent ébranler en lui la fermeté de la foi promise, et les conventions qu'il, avait jugées eurent sur lui plus de force que la cruelle mort de ses deux frères ; et si nous voulons rappeler l’énigme proposée anciennement par Samson, nous en pourrons ici opposer une du même genre. Samson avait dit : « La nourriture est sortie de celui qui mangeait et la douceur est sortie du fort.[15] » Maintenant d'un Infidèle est sortie la foi, et d'un étranger une affection intime et sincère ; mais pour ne pas nous égarer en de fastidieuses digressions, nous allons revenir à notre propos.

Le deuxième jour de juin les Chrétiens entrèrent dans la ville d'Antioche et vengèrent la mort de leurs compagnons par le tranchant de l'épée. Foucher et ceux qui avec lui étaient montés sur les murs et s'étaient rendus maîtres des tours, percèrent de leurs épées les gardes imprudentes qu'ils trouvèrent livrées au sommeil, et les jetèrent du haut des tours en bas: ceux de la ville qui dormaient dans leurs maisons, éveillés par le bruit, sortirent pour savoir ce qui se passait, et ne rentrèrent pas chez eux, mais se trouvèrent pris au dépourvu par le glaive tout prêt à les percer. Les habitants chrétiens faisaient entendre le Kyrie eleison et d'autres louanges de Dieu, afin que les nôtres connussent par là qu'ils étaient chrétiens et non Turcs. Les places de la cité étaient jonchées çà et là des corps des mourants, car nul ne résistait plus, tous cherchaient des asiles cachés ou la fuite; on n'avait égard à personne : les jeunes garçons étaient tués avec les jeunes filles, les vieux comme les jeunes, les mères avec leurs filles; ceux qui pouvaient fuir sortaient par les portes, sans pour cela échapper à la mort, car ils tombaient entre les mains de ceux qui venaient du camp. Il arriva cependant que Cassien, seigneur et roi de la ville, se sauva parmi les fuyards, caché sous de vils habits, et parvint en fuyant sur les terres de Tancrède; mais pour son malheur, des Arméniens le reconnurent; ils lui coupèrent aussitôt la tête, et la portèrent au chef de l'armée avec son baudrier, qu'ils évaluèrent quarante byzantins. Une grande partie des habitants se réfugia dans le château qui domine la ville, et est tellement fortifié par sa position et la nature des lieux, qu'ils ne craignaient aucune machine; le mont sur lequel il est situé, contigu à la ville, porte son sommet jusqu'aux astres, en sorte qu'à peine les yeux fixés sur le faîte le peuvent apercevoir : on voit de là tout le pays d'alentour ; dans ce château se réfugia une multitude de Turcs qui n'avaient plus d'autre asile. Près de là était une tour, dont Boémond s'était déjà emparé à la tête des siens, et de laquelle il se préparait à attaquer le château, mais les assiégés ayant repris courage, lancèrent sur les nôtres, d'une tour du château beaucoup plus haute, des flèches et des traits pressés comme la grêle, en sorte que les nôtres ne purent songer à les attaquer, mais seulement à se couvrir de leurs boucliers et à s'efforcer de se défendre par les armes : gênés dans un lieu étroit, les nôtres étaient accablés d'en haut par l'ennemi, les combattants n'avaient d'autre route que l'espace que leur fournissait la largeur d'un mur; il arriva donc que les Turcs. se précipitant contre la tour, se poussaient l'un l'autre sans avoir la faculté de retourner en arrière, ni de s'écarter à droite ni à gauche, et l'impulsion de la foule les poussant sur les nôtres, ceux-ci les recevaient sur la pointe de leurs lances, de leurs épieux, de leurs épées, et les jetaient en bas blessés; les blessés en tombant écrasaient ceux qui s'efforçaient de saper la tour par le bas, en sorte que le mort portait la mort au vivant et que ceux à qui manquait la vie de l'âme offraient une image corporelle de la mort. Dans ce combat, Boémond fut grièvement blessé d'une flèche dans la cuisse, en sorte qu'il ne pouvait plus marcher qu'en boitant, et le sang commençant à couler en abondance de sa blessure, le cœur de ce noble chevalier commença à défaillir de sa vertu première; sans le vouloir et malgré lui, il se retira dans une autre tour. Sa faiblesse fut la chute du courage de tout le reste, car chacun s'affligea grandement de la malheureuse aventure du chef; tous quittèrent le combat, laissant les Turcs et la tour: un seul demeura sur le haut de cette tour, et fit pleurer à toute l'armée son illustre mort; se voyant laissé seul, mais portant en lui un courage invincible, il commença à se défendre de côté et d'autre, comme l’ours entre les chiens Molosses; il arrachait les pierres et le ciment de la tour, et les jetait sur les assaillants; cependant accablé de mille flèches, et voyant qu'il ne pouvait éviter la mort, il en hâta le moment, se jeta couvert de ses armes et de son bouclier au plus épais des ennemis, et fit payer cher sa vie à ceux qui le tuèrent.

Il n'est pas de langue mortelle capable de raconter ce que le bras des Francs fit périr dans ce combat ; et si les remparts du château n'eussent pas été si forts, le Seigneur en ce jour les mettait à l'abri de la plupart des calamités qu'ils avaient encore à subir; mais Dieu voulut que la ville d'Antioche leur fût difficile à acquérir, afin qu'une fois prise, elle leur devînt plus chère, car les choses promptement obtenues perdent de leur prix, et nous embrassons avec plus d'ardeur celles que nous avons longtemps désirées.

La nuit survenant interrompit le combat et apporta du relâche au travail du jour; mais la nécessité qui avait forcé de suspendre ne donna pas aux combattants fatigués la liberté de se livrer au sommeil, car l’ennemi était encore dans les murs, on ne pouvait songer, à prendre de repos : le lendemain, vendredi, comme les uns s'occupaient à traîner hors des murs les cadavres de ceux qui avaient été tués, les autres à combattre du haut de la tour, à coups de flèches et de traits,

II.

ceux qui étaient dans le château, voilà que du haut des tours et des murs quelques-uns voient de loin s'élever un immense nuage de poussière, et, jugeant diversement de ce qui le causait, les uns disaient que c'était l'empereur de Constantinople qui venait à leur secours ; les autres pensaient avec plus de vérité que c'était l'armée des Persans; ceux qui s'avançaient les premiers, dès qu'ils furent en vue d'Antioche, se réunirent en un corps, attendant le gros de leur armée qui venait derrière eux : c'était Corbahan, chef de l'armée du roi des Persans, qui depuis longtemps s'était occupé à rassembler cette troupe formée de diverses nations ; il y avait des Persans et des Mèdes, des Arabes et des Turcs, des Azimites et des Sarrasins, des Curdes et des Publicains et beaucoup d'autres peuples ; il y avait trois mille Agoulans qui ne portaient d'autre arme offensive que leur seule épée; entièrement couverts de fer, ils ne craignaient aucune des armes de leurs adversaires ; leurs chevaux ne s'effrayaient ni de la vue des lances, ni de celle des enseignes, et se jetaient avec fureur sur ceux qui les portaient. Lorsque toute l'armée se fut réunie, des coureurs se dirigèrent vers la ville provoquant les nôtres au combat et les excitant à sortir, mais ceux-ci, fatigués de la bataille de la veille, jugèrent qu'il valait mieux pour eux demeurer entre les remparts que d'aller combattre au dehors; les ennemis parcouraient les champs et la plaine, nous défiant et nous accablant d'injures outrageantes; ils jetaient dans l'air leurs lances et leurs glaives, et les recevaient dans leurs mains en riant et se jouant; mais voyant qu'ils ne pouvaient attirerait dehors aucun des nôtres, ils se décidèrent à retourner dans leur camp ; comme ils s'en allaient, un des nôtres, Roger de Barneville, les suivit avec trois autres hommes d'armes, espérant en attirer quelques-uns au combat ; mais ils ne voulaient pas se mesurer à égalité avec les Francs dont ils avaient déjà entendu raconter beaucoup de faits d'armes ; ils se mirent donc en embuscade sous le creux d'une roche, et envoyèrent quelques-uns des leurs harceler Roger pour l'attirer. Lorsque les nôtres passèrent devant le lieu où ils étaient ainsi en embuscade, ces brigands sortirent de leur caverne et les attaquèrent par derrière; les nôtres se retournèrent pour leur faire tête et se dirigèrent contre eux d'une course rapide, mais, voyant qu'ils étaient entourés, ils tournèrent bride cherchant leur salut dans la fuite, mais ils ne purent trouver aucune issue : Roger fît passer les siens devant lui, et rejetant en arrière son bouclier, soutint une multitude de coups: déjà il était presque parvenu à s'échapper, déjà il se voyait presque en lieu de sûreté, lorsque son cheval tomba et l'entraîna dans sa chute sans qu'il lui fût possible de se relever, parce qu'il était tombé dessous. Hélas! quelle douleur, quels grincements de dents n'y eut-il pas alors sur les murs d'Antioche, lorsque toute cette généreuse jeunesse des Francs vit ces chiens furieux tuer avec atrocité cet excellent chevalier et le mettre en pièces ; tous détournaient les yeux, et ne pouvaient supporter de le voir ainsi déchiré par morceaux : enfin, ils lui coupèrent la tête, et l'ayant placée sur un pieu, l'emportèrent à leur camp comme une enseigne triomphale. Leur camp était assez près du pont de fer; Samsadol, fils du roi d'Antioche tué récemment, était allé trouver Corbahan, et se jetant à ses pieds en suppliant, l'avait conjuré d'avoir pitié de lui, et de lui prêter secours contre les Francs qui avaient tué son père et l'avaient dépouillé de la noble ville qui était son héritage : il n'avait d'autre refuge que la citadelle, toute la ville étant soumise à la domination des Francs: « Mon père, dit-il, lorsqu'il était encore vivant, t'avait envoyé un messager pour te prier de le secourir, promettant, ou de t'enrichir par de grands présents, ou de tenir de toi comme vassal la ville d'Antioche et tout le royaume : je te promets de même, si tu peux recouvrer Antioche, de la tenir de toi en vasselage, et de te faire serment de fidélité: si tu ne le peux, il faut que tu fuies, et avec toi tous les gens de notre nation, car il ne suffit pas aux Francs de la Romanie, de la Syrie et de Césarée, ils disent que Jérusalem leur appartient, ainsi que le royaume de Damas. » Là étaient présents les rois de ces provinces qui entendaient les paroles de Samsadol ; Corbahan lui répondit: « Si tu veux que je te secoure et te rétablisse dans ton royaume, remets entre mes mains la citadelle que tu possèdes encore, afin que par son moyen je reprenne Antioche. » Samsadol répliqua : « Si tu parviens à chasser les Francs de la ville et à me livrer leurs têtes coupées, je te remettrai la citadelle et te rendrai hommage. » Ils s'accommodèrent, et Samsadol remit la citadelle ; Corbahan la donna en garde à un de ses fidèles, avec cette convention que, si les Francs étaient vaincus, il y demeurerait, et, s'ils étaient vainqueurs, il fuirait avec les autres et laisserait le fort, car, disait Corbahan, si nous sommes vaincus que ferions-nous du fort ? il est convenable qu'il appartienne aux vainqueurs, étant le plus beau fruit de la victoire. Cela fait, Corbahan termina la conférence et alla s'occuper d'autres choses. Tandis qu'il était assis à terre, on lui apporta une épée franque, tout-à-fait mauvaise et émoussée, et couverte d'une affreuse rouille, on lui apporta en même temps une lance en aussi mauvais état, si même à force d'être gâtée elle ne faisait paraître l'épée meilleure. Corbahan l'ayant vue, dit : « Qui nous apprendra où l'on a trouvé ces armes, et pourquoi on les vient apporter en notre présence? » A quoi ceux qui les apportaient répondirent : « Glorieux prince, honneur du royaume des Persans, nous avons dérobé ces armes aux Francs, et nous te les apportons, afin que tu voies et connaisses avec quelles armes ces déguenillés prétendent nous dépouiller, nous et notre pays, et veulent même dévaster toute l'Asie. » Alors Corbahan souriant dit : « Il est clair que ces gens sont insensés, et font peu d'usage de leur raison, puisqu'ils s'imaginent avec de telles armes pouvoir subjuguer le royaume des Persans ; cette nation est présomptueuse et grandement ambitieuse de s'approprier le bien des autres; die se fie en son courage, mais, par Mahomet, à la malheure est-elle entrée dans les frontières de la Syrie, et dans les murs de la royale ville d'Antioche. » Après avoir ainsi parlé, il ordonna qu'on fit venir son secrétaire. Celui-ci venu, il lui dit : « Prends plusieurs cédules, et écris à notre saint pape le calife et au roi des Persans, soudan glorieux par dessus tous les autres, et aussi aux principaux grands du royaume des Persans ; souhaite-leur une longue vie, une paix continuelle, et la santé du corps longtemps maintenue : dis-leur : La fortune nous sourit et tout nous prospère ; d'heureux succès nous favorisent; je tiens l'armée des Francs renfermée dans les murs d'Antioche, et j'ai entre les mains le château qui commande la ville; soyez donc assurés, quelque bruit que vous en ayez entendu, que ce ne sont pas des gens tels qu'on vous l'a dit, car jamais le loup n'a fait autant de mal qu'il y a de cris après lui. Ainsi que vous me l'avez ordonné, je les effacerai de dessus la terre, mon glaive les privera de la vie: mais ne vous irritez pas contre moi, si je vous envoie quelques-uns des principaux entre les vaincus, car ce sera alors à vous à décider s'il vous convient de les faire mourir ou de les laisser vivre; il me paraît convenable que ceux qui venaient pour nous mettre en captivité demeurent captifs et souffrent près de nous une dure servitude, car il sera très honorable au royaume des Persans que le frère du roi des Francs y vive exilé. Cependant vivez en paix et parfaite tranquillité, livrez-vous à toutes les voluptés corporelles; ne cessez d'engendrer sans relâche des fils qui résistent un jour, s'il est nécessaire, à d'autres Francs et nous remplacent lorsque les forces viendront à nous manquer; je ne verrai point votre face que je n'aie soumis à votre domination toute la Syrie, la Romanie et la Bulgarie. » Ainsi parlait Corbahan dans son orgueil et son illusion, qui se tournèrent ensuite en ignominie et en confusion. Alors vint vers lui sa mère, triste et dolente et portant un visage consterné; lorsqu'ils furent retirés seuls dans sa chambre, elle lui dit : « Mon fils, consolation de ma vieillesse et unique gage de mes affections, je viens à toi en hâte et fatiguée d'une longue route. J'étais dans Alep, la grande ville, lorsque mes oreilles ont été frappées de fâcheux discours sur ton compte, et qui m'ont atteint le cœur d'une grande douleur : on a dit que tu rangeais tes troupes et voulais combattre les Chrétiens; je suis donc venue en hâte vers toi, voulant savoir de toi-même si cela était véritable ou non. » Le fils dit à sa mère : « Ma mère, on ne vous a jamais rien dit de plus vrai. » Et la mère répondit à son fils : « Mon fils, qui t'a donné ce conseil plein d'iniquité? tu n'as pas encore éprouvé le courage des Chrétiens, et surtout de la nation des Francs; si tu avais lu les écrits des prophètes et des antiques sages, tu n'ignorerais pas que leur Dieu est le Tout-Puissant et le Dieu de tous les dieux. Si tu combats contre les Chrétiens, tu auras à combattre lui-même et ses anges ; mais c'est être hors de sens que de se vouloir attaquer au Tout-Puissant lui-même, car c'est chercher sa propre perte. C'est de ce Dieu invincible que le Prophète a dit : Je tue et je fais vivre, je frappe et je guéris, il n'est personne qui puisse échapper à ma main. J'aiguiserai mon glaive comme la faux, et ma main exécutera le jugement. Je prendrai vengeance de mes ennemis, et je rendrai la pareille à ceux qui m'ont haï. Je marquerai mes flèches de sang, et mon glaive dévorera les chairs. Il est terrible d'entrer en guerre contre celui qui sait ainsi affiler son glaive et lorsqu'il l'a affilé l'enivrer de sang, et lorsqu'il l'a enivré macérer les chairs. O mon fils! qui a renversé Pharaon, avec son armée, dans la mer Rouge ? qui a chassé Séon, roi des Amorrhéens, Og, roi de Basam et de tous les royaumes de Chanaan, et a donné leurs terres en héritage aux siens ? Ce même Dieu a montré de quel amour il chérit son peuple, et de quelle protection il l'environne lorsqu'il a dit : Et voilà que j'enverrai mon ange pour vous prendre et vous garder sans cesse ; observez et écoutez ma voix, et je serai l'ennemi de vos ennemis, et j'affligerai ceux qui vous haïssent, et mon ange: marchera: devant vous. Ce Dieu est irrité contre notre nation, parce que nous n'écoutons pas sa voix et ne faisons pas sa volonté : il a donc envoyé contre nous son peuple des pays les plus éloignés de l'Occident, et lui a donné en propre tout ce pays ; nul n'est en état de repousser cette nation, personne n'est assez fort pour l'exterminer. » Alors le fils dit à sa mère : « Je crois, ma mère, que tu as perdu la raison, ou que les furies d'enfer t'agitent; qui t'a dit qu'on ne pouvait exterminer ce peuple? ce que j'ai avec moi de grands et d'émirs surpasse en nombre tous les Chrétiens réunis ensemble; dis-moi, ma mère, Hugues leur porte-enseigne, et Boémond de la Pouille, et Godefroi porte-glaive, sont-ils donc leurs dieux ? ne se nourrissent-ils pas comme nous d'aliments terrestres ? leur chair n'est-elle pas, comme la nôtre, susceptible d'être entamée par le fer ? » A quoi la mère répondit : » Ceux que tu nommes ne sont pas des dieux, mais des hommes, et les champions du Dieu très haut, qui leur donne le courage, exalte leurs forces, et les rend magnanimes, comme il le dit lui-même par la bouche du Prophète : Un de vous en poursuivra mille, et deux en mettront en fuite dix mille; ce qui a déjà été éprouvé lorsqu'ils ont chassé les nôtres de toute la Romanie. C'est pourquoi, mon fils, je t'en conjure, au nom de tous nos dieux, évite leur présence et ne leur livre point combat; il est insensé, comme je te l'ai déjà dit, de s'élever contre le Tout-Puissant, et de s'attaquer violemment aux siens. » Et le fils répondit à sa mère : « Mère très chérie, ne pleure pas, ne t'épuise pas en gémissements multipliés, car quand même je saurais que je dois périr dans le combat, tu ne pourrais par adresse, ni inventions quelconques, me faire changer de dessein. » Alors la mère encore plus affligée répliqua à son fils: « Je sais que tu combattras et ne mourras pas encore, mais avant que l'année soit écoulée tu quitteras cette vie; tu jouis maintenant dans tous les pays de l'Orient d'une honorable renommée, tu n'as point d'égal à la cour du roi des Persans; mais lorsque tu auras été vaincu, autant ta gloire est maintenant élevée, autant sera grande ton ignominie; car celui qui a surpassé les autres en grandeur n'en est que plus méprisé lorsqu'il tombe dans la honte; maintenant qu'abondent autour de toi la fleur et les richesses de l'Orient, et que tu te vois environné des innombrables bataillons de tes satellites, si tu es vaincu, comment pourras-tu ensuite hasarder le combat à nombre égal ou même supérieur? toi qui autrefois avais coutume de mettre en fuite un grand nombre d'hommes avec peu de guerriers, apprends maintenant à fuir à la tête des forces d'une armée nombreuse, et prends ta course avec tant de guerriers devant un petit nombre, comme les lièvres devant un chien ! » Alors le fils irrité de colère, et ne pouvant supporter plus longtemps les paroles de sa mère, l'interrompit en lui disant : « Pourquoi, ma mère, frapper l'air de vaines paroles, et m’ennuyer de discours absurdes? aucun courage ne saurait nous résister, aucune armée n'est en état de l'emporter sur la nôtre ; mais dis-moi, ma mère, d'où sais-tu que nous devons être vaincus dans ce combat, et que je ne périrai pas ici, mais que je mourrai de mort subite avant l'année révolue, et que les Chrétiens deviendront les maîtres de notre pays ? » A quoi sa mère répondit : « Depuis cent ans nos pères ont appris par les oracles sacrés de nos dieux, par les sorts, la divination et les entrailles des animaux, que la nation des Chrétiens devait venir nous attaquer et nous vaincrait; les aruspices, les mages, les devins et les oracles de nos dieux s'accolent tous en ceci, avec les paroles des prophètes qui ont dit : Du lever du soleil et du couchant, du nord et de la mer méridionale,[16] vos frontières s'étendront et nul ne pourra tenir contre vous. Nous y croyons parce que nous avons vu arriver toutes ces choses, mais nous ne savons pas si l'événement est prochain, cependant quelques-uns des nôtres pensent qu'il n'est pas éloigné, parce que ces prédictions et les signes observés dans les astres annoncent la ruine prochaine des choses de ce monde : quant au combat que tu vas livrer et à l'époque de ta mort, ce que je te dis est la vérité, telle que j’en ai eu connaissance ; car dès le moment que tu as commencé à assembler des troupes pour la guerre, j'ai recherché avec une inquiète sollicitude tout ce qui pouvait m'instruire de l'avenir. Tout s'est accordé à me prédire que tu ne pourrais en aucune manière remporter la victoire sur les Chrétiens; j'ai contemplé, avec les astrologues et les secours de la science, le cours des astres, c'est à savoir les sept planètes et les douze signes; et tout ce qui pouvait être consulté selon les lois de la physique, je l'ai examiné avec les aruspices, et recherché dans les entrailles et les mouvements des animaux, j'ai pratiqué les sortilèges, et tout ce que j'ai vu s'unir pour promettre aux Francs tous les honneurs de la victoire, et t'annoncer la mort, comme je te l'ai dit. » Alors il lui dit : « Ma mère, n’en parlons plus, je combattrai les Francs le plus tôt qu'il me sera possible. » Voyant qu'elle ne pouvait rien gagner sur lui, elle s'en retourna au lieu d'où elle était venue, et emporta avec elle tout ce qu'elle put enlever de dépouilles.

III.

Nous rapporterons maintenant ce qui s'était passé à la ville dans ces entrefaites. Les Turcs pouvaient librement entrer dans le château et en sortir, ils défiaient jour et nuit les nôtres au combat, à coups de traits et de flèches et lorsque les forces manquaient à leurs combattants, ils en faisaient approcher de nouveaux, en sorte que ces survenants augmentaient sans cesse le courage des autres, tandis que les Francs succombaient sous les fatigues de chaque jour; ils ne pouvaient prendre aucun repos, ne déposaient point leurs armes, et demeuraient toujours en attirail de combat : les places de la ville étaient obstruées de traits et de flèches, et les toits des maisons en étaient chargés; chaque jour, il y avait devant le château un nouveau combat, et les nôtres se mêlaient souvent avec les ennemis ; cependant, par la protection de Dieu, peu des nôtres mouraient et il en tombait une foule des leurs. Avec le temps, la faim, le plus cruel de tous les ennemis, vint attaquer les Francs, et de jour en jour exténuer leurs forces: leurs visages s'amaigrissaient, leurs bras perdaient leur vigueur, et. leurs mains tremblantes avaient à peine la force d'arracher les herbes de la terre, les feuilles des arbres et les racines qui croissent dans l'humidité des bois; ils faisaient cuire et mangeaient toutes ces choses, une jambe d'âne se vendait soixante sols, et celui qui l’achetait n'était point réputé dissipateur de son bien ; un petit pain coûtait un byzantin; on mangeait la chair des ânes, des chevaux, des chameaux, des bœufs, des buffles, et on les cuisait sans leur ôter la peau ; les mères suspendaient à leurs mamelles leurs enfants mourant de faim, mais les enfants n'y trouvaient rien; et on les voyait, faute de lait, haleter les yeux fermés. Un jour, Corbahan attira les nôtres au combat hors de la ville, du côté du château; mais chevaliers et chevaux, épuisés de faim, ne purent longtemps soutenir l'impétueuse attaque des ennemis réunis en un seul corps; ils jugèrent plus sûr de regagner la ville; mais pressés comme ils l'étaient par les Turcs, la porte se trouva trop étroite, en sorte que plusieurs y périrent écrasés par la foule; ainsi l'on combattait et dedans et dehors, et les nôtres, mourant de faim, ne pouvaient trouver aucun repos.

Plusieurs de nos chevaliers, abattus outre mesure de tout ceci, s'échappèrent de nuit par la fuite en attachant, au haut des remparts, des cordes le long desquelles ils descendirent en s'arrachant toute la peau des mains, et gagnèrent à pied le rivage de la mer: en y arrivant, ils dirent à ceux qui étaient sur les navires de fuir, parce que tous les Chrétiens étaient morts ou vaincus : ceux-ci se mirent en mer pleins de douleur pour se soustraire à la puissance des Turcs. Etienne, comte de Chartres, estimé grand entre les autres chefs, sage en ses conseils et illustre par l'honnêteté de sa vie, s'était trouvé, avant la prise d'Antioche, retenu par une grave maladie, et s'était retiré à un château qui lui appartenait, nommé Alexandrette; lorsqu'il eut entendu de ceux qui fuyaient le récit de la situation des nôtres, il monta sur une montagne fort élevée pour reconnaître ce qui en était, et savoir si la relation était véritable. Lorsqu'il eut vu de loin les innombrables troupes des Turcs et compris que les nôtres étaient enfermés dans la ville, saisi de crainte il s'enfuit, et retournant à son château, le dépouilla de fond en comble, et commença à chevaucher vers Constantinople. Cependant, les assiégés de la ville désiraient avec ardeur son arrivée, pensant qu'il amènerait avec lui l'empereur et en même temps les secours dont ils avaient besoin ; mais lui, conduit par un tout autre dessein, étant arrivé à Philomène, il y trouva l'empereur, et lui dit en secret : « Seigneur empereur, les nôtres sont effectivement maîtres d'Antioche, mais les Turcs possèdent encore le château qui commande la ville ; leurs innombrables troupes assiègent les Francs au dehors, et ils ont à soutenir les attaques de ceux qui sont dans le château. Qu'ai-je à te dire de plus, si ce n'est ou qu'ils ne sont déjà plus ou qu'ils vont tous bientôt périr: ainsi, vénérable empereur, si tu crois mon conseil, tu ne passeras pas plus avant, mais retourneras dans ta ville; aucune puissance humaine ne peut plus les secourir et si tu avances, tu cours le risque d'y demeurer avec ton armée. » Après avoir ouï ces paroles, l'empereur devint fort triste et déclara ouvertement à ses grands et à ses magistrats ce que le comte de Chartres lui avait dit en secret : tous s'affligèrent et pleurèrent le trépas des nôtres. Là était un chevalier nommé Gui, qui s'était fait à la guerre un nom célèbre, et grand ami de Boémond, lorsqu'il eut ouï ces choses, il fut saisi d'une telle douleur qu'il tomba à terre comme s'il était mort, et lorsque reprenant ses sens il revint de l'égarement de son esprit, il commença à pleurer immodérément, se déchirant le visage avec ses ongles, s'arrachant les cheveux, tellement qu'il forçait tout le monde à partager son deuil, et il disait : « O Dieu tout-puissant, où est ta vertu? Si tu es le Tout-Puissant, comment as-tu consenti à cela? n'étaient-ils pas tes champions et tes pèlerins? quel roi, quel empereur ou puissant seigneur a jamais permis que l'on tuât ainsi ses gens, lorsqu'il était le moins du monde en son pouvoir de les secourir? qui voudra désormais être ton chevalier ou ton pèlerin? O Boémond! honneur des autres chefs, couronne des sages, gloire des chevaliers, recours des affligés, force de l'armée et insigne ornement du monde, pourquoi es-tu tombé en un tel malheur, que les Turcs aient fait de toi à leur plaisir? Hélas ! hélas! pourquoi m'est-il accordé de vivre après toi ? car quelque peu que je survive, quelle lumière du jour pourra m'être agréable, quelle beauté pourra me plaire, quelle gloire me charmer? Qui me rendra la vie joyeuse? O Dieu ! si cela est vrai ce que nous rapporte ce comte sot et fuyard, qu'adviendra-t-il des voyages à ton sépulcre, puisque c'est pour y avoir été que tes serviteurs ont été tués comme s'ils n'avaient pas de maître? O Boémond! qu'est-il arrivé de cette foi que tu as toujours eue en ton Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ? empereur, illustres chevaliers, qui pleurez avec moi tant et de telles morts, pouvez-vous bien croire qu'une telle armée ait ainsi péri? certes quand tous les peuples de l'Orient les eussent cernés en rase campagne, avant d'être tous tués, ils eussent été tous vengés ; et maintenant qu'ils avaient une ville où ils pouvaient se défendre, on a les aura ainsi exterminés ! O empereur! aie pour certain que si les Turcs ont tué les nôtres, il doit rester peu de Turcs ; ne crains donc pas d'aller en avant, car tu pourras reprendre Antioche. » L'empereur prêtant grande foi aux vaines paroles du comte fugitif, ne voulut pas suivre le conseil de Gui, et se résolut de retourner sur ses pas. Il ordonna de ravager la Bulgarie, afin que, si les Turcs y arrivaient, ils ne trouvassent rien ; Gui lui-même et tous ceux qui accompagnaient l'empereur s'en retournèrent avec lui, car ils n'osèrent aller en avant; les nôtres demeurèrent donc destitués de tout secours humain, et pendant vingt jours entiers ils eurent à combattre l'ennemi et la faim, le glaive et la disette.

 

LIBER SEPTIMUS.

CAPUT PRIMUM.

Superna pietas humano destitutis auxilio nisi praevidisset, ex Francigenis, jam civibus Antiochenis, nullus superesset. Sed cum jam vita diffiderent omniaque mortem intentarent, placuit Deo Salvatori Regi regum Jesu Christo, ut cuidam sacerdoti suo appareret , dum quadam nocte in ecclesia suae sanctae castae Genitricis dormiret. Erant autem cum eo, ipsa Mater et Virgo Maria, et beatus Petrus apostolus, cui pastoratum ovium suarum dedit ipse Dominus. Cui et ait: « Agnoscis me? » Cui sacerdos: « Non. Tu qui es, Domine? » Tunc in capite Salvatoris crux coepit apparere. Cui iterum Dominus: « Jam ne agnoscis me? » Iterum sacerdos respondit: « Non aliter agnosco te, nisi quia crucem in capite tuo video, sicut in imaginibus, quae sunt in honore Domini nostri Jesu Christi, videre soleo. » Et Dominus ad eum: « Ecce, ego ipse sum. » Sacerdos vero ut audivit quod Dominus est, statim prosternebat se ad pedes ejus, suppliciter obsecrans ut suis Christianis subveniret, fame et hostium oppressione laborantibus. Cui ait: « Non tibi videtur quod bene eos adjuverim huc usque, quia illis et Nicaeam tradidi civitatem, et omnia quae eis supervenere bella, vincere feci? In obsidione Antiochiae eorum miseriae condolui; nunc vero ad extremum, civitatis ingressum tribui; omnes tribulationes et impedimenta, quae passi sunt, ideo evenire permisi, quoniam multa nefanda sunt operati, cum Christianis mulieribus et paganis, quae valde displicent in oculis meis. » Ad haec mater misericordiae piissima Virgo et beatus Petrus ceciderunt ad pedes ejus rogantes ut populi sui misereretur. Adjecit autem beatus apostolus precationi suae, et ait: « Domine, gratia tibi ago, quoniam Ecclesiam meam in potestate servorum tuorum dedisti, quam propter malitiam inhabitantium in ea tot annorum curriculis paganorum foeditatibus sordidari permiseris: Unde in coelis laetantur sancti angeli tui, et consortes mei apostoli. » Tunc Dominus ait sacerdoti suo: « Vade, dic populo meo ut revertatur ad me, et ego revertar ad eum, et infra quinque dies mittam eis sufficiens auxilium, interim quotidie cantet hoc responsorium: Congregati sunt inimici nostri et gloriantur in virtute sua: totum cum versu. » Hac ita visione completa, venerabilis presbyter somno excitatus surrexit, expansisque manibus oravit, prout Spiritus sanctus dabat eloqui illi. Inde eadem die hora tertia immediate ad principes exercitus perrexit, invenitque eos sursum ante castellum praeliantes contra inimicos, et moventes invicem bellum. Quibus convocatis, laeto et hilari vultu dixit: « O belligeratores Regis aeterni, annuntio vobis ex parte Salvatoris nostri gaudium et exsultationem; suamque quam transmittit vobis benedictionem, et si ei obedieritis, consequimini et gratiam. » Tunc omnibus attente audientibus et undique confluentibus, omnem seriatim exposuit visionem. Qua exposita, subjecit et ait: « Si huic decreditis visioni, falsamque eam suspicamini, quia vera est faciam vobis quod libuerit experimentum, et si mendax inveniar, omni injuria afficite corpus meum. » Tunc Podiensis episcopus jussit afferri crucem, et sanctum Evangelium, ut coram cunctis juraret hoc verum esse: quod ita factum est. Et ut divina bonitas bona bonis accumularet, suosque lugubres servos magis magisque laetificaret; affuit ibi quidam peregrinus, nomine Petrus, qui hanc visionem retulit coram omnibus: « Audite, populus Domini et servi Dei excelsi, vocem meam, et sermonibus meis inclinate aurem vestram. Dum in obsidione hujus civitatis eramus, quadam nocte astitit mihi in visione sanctus Andreas apostolus, dicens: Bone vir, audi et intellige me. « Et aio ad eum: » Tu quis es, domine? » Et ille: « Ego sum Andreas apostolus. « Adjecitque: » Fili, cum urbem hanc intraveritis, et eam in potestate habueritis, ad ecclesiam Beati Petri celeriter vade, et in loco quem monstravero tibi, invenies lanceam, qua perforatum est latus Salvatoris nostri. « Hoc tunc solummodo Apostolus dixit mihi. Ego vero tunc ausus non fui hoc alicui indicare, existimans me vanam visionem vidisse. Nunc vero ista nocte iterum apparuit mihi dicens: » Veni et ostendam tibi locum ubi lancea abscondita est, sicut promisi tibi. Festina igitur ut extrahas eam, quoniam portantibus eam sequetur victoria. « Et ostendit mihi sanctus apostolus locum, quem venite et videte, et inde eam mecum extrahite. » Cumque omnes ad ecclesiam Beati Petri currere vellent, adjecit adhuc, et ait: Mandat vobis sanctus Andreas apostolus: Ne timeatis sed confitemini et poenitentiam agite a malis operibus vestris, quoniam infra quinque dies super inimicos vestros iterum triumphabitis. » Tunc omnes unanimiter glorificaverunt Deum, qui dignabatur consolari dolores ipsorum. Statim vero cucurrerunt ad ecclesiam Beati Petri cupientes locum videre, ubi debebat lancea inveniri, foderunt autem ibi tredecim homines, a mane usque ad vesperam, sicque eam, Domino disponente repererunt; fuitque magna laetitia in omni populo, magnisque vocibus personabant: Te Deum laudamus. Gloria in excelsis Deo. Tunc omnes in simul juraverunt, ut nullus eorum propter ullam tribulationem seu mortem fugeret, nec ab incepto itinere sancti sepulcri discederet. Omnis itaque plebeia multitudo gavisa est, cum sacramentum hoc jurarent majores; et alter alterum ad virile robur hortabatur, et de divino adjutorio, quod fiducialiter unusquisque praestolabatur, applaudebat. Nocte igitur insecuta ignis de coelo veniens ab occidente apparuit, et inter Turcorum exercitum corruit, quod signum corda omnium vehementer obstupefecit, et maxime Turcorum in quorum tentoria cecidit. Inter se enim vaticinari coeperunt, quod postea contigit, quia « ignis de coelo descendens, ira Dei erat, » quia vero ab occidente venerat, Francorum agmina designabat, per quos irae suae animadversionem exercebat. Jam vero qui seniores erant, coeperunt a ferocitate sua quantulumcunque mansuescere, et ab ea quam prius habuerant animositate torpescere. Sed quia stultorum infinitus erat numerus, nostrosque ad praelium concitabant, nec die nec nocte requiescebant, placuit senioribus murum inter se et illos construere, ut vel sic liceret ad modicum respirare. Una die enim tam acriter in nostros irruerunt ut tres in una turre quae erat ante castellum incluserint; ex quibus duo vulnerati de turre exire compulsi, et capite plexi sunt; unus vero, usque ad vesperam fortiter resistens permansit, duosque ex illis occidit, et sic deinceps gladio vitam finivit. Quibus, dum viverent, cum Boamundus vellet succurrere, vix aliquem potuit extrahere, quia illos non tantum hostis urgebat, quantum valida fames opprimebat: Unde iratus ignem poni praecepit in domibus quae erant ab illa parte, ubi et palatium Cassiani erat ut qui exire sponte nolebant, saltem exire compellerentur inviti. Tunc cum igne tanta venti tempestas exorta est, quod tantum flamma invaluit, quod usque ad duo millia domorum et ecclesiarum combusserit. Boamundus ut vidit flammam ignis ita insurgere, poenitentia ductus vehementer doluit, quoniam de ecclesia Beatri Petri sanctaeque Dei genitricis Mariae, multisque aliis pertimuit. Duravitque incendium ab hora diei tertia usque in noctem mediam, et sic flante vento a parte dextera, in seipsam reversa est flamma.

CAPUT II.

Lancea, ut supra diximus, nutu Dei inventa, seniores et magistratus militiae consilium acceperunt, ut ad Corbanan legationem suam mitterent, eique mandata suumque consilium per interpretem sui sermonis deferrent. Cumque de multis fieret inquisitio, nec aliquis praesumeret haec ferre mandata, tandem duo inventi sunt, Heluinus, et Petrus eremita. Hi cum interprete iter suum ad Turcorum castra direxerunt, dein ad Corbanan tentoria pervenerunt. Convenerunt undique Turci, audire gestientes, quid dicerent Christianorum nuntii. Erat autem Corbanan residens in solio, indutus cultu regio, habituque pomposo, ante cujus faciem venientes minime se inclinaverunt, sed erecta cervice astiterunt. Quod cum Turci viderent, aegre tulerunt; et nisi nuntii essent, superbae continentiae ignominiam vindicassent. Tunc nuntii nil cunctantes, licet omnes ira commoti, circumfremerent, superbo principi dixerunt : « Corbanan, Francorum proceres tibi mandant: Unde tibi contigit tam temulenta audacia, quod armata manu contra eos venisti, cum tu et rex tuus gensque tua in eorum conspectu culpabiles sitis, qui terras Christianorum immoderata cupiditate invasistis, eosque omnes injuria affectos occidistis. Infernales dii tui te turpius non potuerunt dehonestare, quam quod te miserunt contra eos pugnare. Si ratio juris tecum esset, et censura aequitatis nobiscum agere velles, nos tecum juris honore servato ratiocinaremur, et quod Christianorum esse debet, incontradicibili sermone ostenderemus. Quod si apud te aequi ponderis sunt jus et ratio, ut voluptuosa voluntas, fiat inter tuos nostros determinata pugna, et victoribus absque aliorum sanguinis dispendio tota haec concedatur patria. Quod si nec ita, nec sic, complacet, aut fugam protinus inite, aut colla vestra nostrorum ensibus praeparat. » His dictis sermonis mediator conticuit. Corbanan vero ira magna inflammatus, vix loqui potuit: et tandem in haec verba prorupit, dicens : « Vere gens Francorum, gens superba; sed nostro gladio refrenabitur eorum superbia. Ideo autem requirunt denominatum praelium, ut quibus cedet victoria, cedat et imperium, quoniam sine aliorum sanguinis dispendio, aut patriae volunt ditari, aut a manibus nostris liberari. Sed tunc salubre consilium non invenerunt, cum pro effeminata gente arma sumpserunt. Tamen adhuc ite, illisque renuntiate quoniam, si volunt Deum suum abnegare suaeque Christianitati renuntiare, in gratiam omnes recipiemus, et terram hanc eis donabimus, et multo meliorem: et de omnibus equites faciemus. Quod si facere neglexerint, omnes in proximo morientur, aut vinculati in terram nostram captivabuntur. » Post haec Heluinus, qui illorum noverat linguam, subjecit et ait: « O princeps nullius militiae, sed totius malitiae, si scires quam dementissimum est apud Christianos dicere: Nega Dominum, nunquam de tuo ore polluto egrederetur tale verbum. Scimus pro certo ipso Deo quem negare suades revelante, quia in proximo est nostra salus, et vester interitus; nostrum gaudium et vestrum detrimentum. Quis vero sero vobis transmisit ignem, qui vos ita perterruit, et de loco in quo tentoria fixeratis ita perturbavit? Signum hoc, in portentum veniet vobis; nobis, in salutem: quoniam ipsius Dei nostri certam inde habemus legationem. » Corbanam diu ferre non potuit convitia Helvini, et praecepit a conspectu suo illum amoveri. Dixeruntque ei qui illic astabant, ut cito recederet, alias nunquam ei legatio proficeret quin statim interiret. Ille cum sociis ita discessit, et ad urbem remeavit. Nec praetereundum quid istis recedentibus, Corbanan suis dixerit: « Audistis nunc quid pannosi illi, vultuque despicabiles, et nullius personae nomunculi, et quam constanter locuti sint; nec iram nostram et tela micantia expaverunt. Unum de illis est, quia desperati sunt, et volunt mori, et malunt mori quam captivari. Propterea o fortissimi milites, cum ad praelium venerint, undique eos circumvallate, ne alicui sit locus divertendi, nec spatium diu vivendi: quoniam si eis aliquandiu licet vivere, antequam omnes interficiantur, magnas strages de nostris facient. » In hoc apparet quod Corbanan stultus erat, quia sic loquendo suorum mentibus terrorem incutiebat. Nec mirandum si insipiens loquitur amentiam, quia spiritus sapientiae non intrat in malevolam animam (Sap. I, 4).

CAPUT III.

Petrus Eremita et Helvinus ad principes exercitus reversi sunt, et quae Corbanan responderat narraverunt. Tunc Podiensis episcopus nutu et assensu omnium, triduanum omnibus indixit jejunium. Unusquisque puro corde confessus fuit, et qui aliquid ad edendum habuit, non habenti distribuit. Illos tres dies deduxerunt cum omni humilitate et puritate cordis, ecclesias processionando circuientes, et Domini misericordiam implorantes. Tertia die illucescente, missae per ecclesias celebratae sunt, omnesque sancta Dominici corporis communione communicati sunt. Communi deinde consilio intra urbem sex acies constituuntur, et quae prius, et quae posterius irent ordinantur. Prima acies fuit Hugonis Magni, et Flandrensis comitis; secunda vero ducis Godefridi; in tertia vero fuit comes Robertus Northmannus cum suis; quarta fuit Podiensis episcopi, qui secum portavit lanceam nostri Salvatoris, et cum illo fuit magna pars exercitus comitis Sancti Aegidii, qui ad custodiam civitatis remansit; quinta Tancredi fuit; et Boamundi sexta, cum quo expeditiores ad bellum pedites fuerunt, et milites qui equos suos necessitate victi vendiderant. Episcopi, presbyteri, clerici, et monachi, sacris vestibus induti cum militibus extra portam civitatis exierunt, portantes in manibus suis cruces, quibus Dei populum signabant, et magnis vocibus ad coelum manibus extensis clamabant: Salvum fac populum tuum, Domine, et benedic haereditati tuae, et rege eos, et extolle eos nunc et usque in aeternum. Esto eis, Domine, turris fortitudinis a facie inimicorum suorum. Hos et alios psalmos concinebant, illos praecipue qui tribulationi conveniebant. Similiter illi qui in turribus erant et super murum idem faciebant et cantabant. Egressi sunt itaque milites Christi contra satellites Antichristi, per portam quae est ante Machumariam. Corbanan vero in quodam monticulo stans, exeuntes aspiciebat, et dum exirent dicebat: « State quieti, milites mei, et omnibus exire permittite, ut eos melius valeamus comprehendere. » Habebat autem juxta se positum Aquitanicum quemdam, quem nos provincialem dicimus, qui fidei nostrae abrenuntiaverat, et edacitatis gula coactus de civitate exierat, et in adversariorum se castra contulerat. Hic de nostris multa nefanda dixerat, quod fame moriebantur et omnes fugae praesidia moliebantur, quod equos suos comederant, et victus inopia tabescebant, nihilque restare, nisi quod aut fugerent, aut ditioni Corbanan se subderent. Dumque divisae acies suis ordinibus de civitate exirent, Corbanan cujus esset unaquaeque requirebat, quae Aquitanicus ei ordine referebat. Sol vero super auratas loricas et lanceas radios inferens, oculos intuentium reverberabat, et adversariis terrorem immittebat, ut divina Scriptura testatur, quia terribilis est castrorum acies ordinata (Cant. VI, 3). Ut autem insimul omnes conspexit, intra semetipsum infremuit, circumstantibus dicens: « Magna est gens illa, honesteque armata; non mihi videtur quod velint fugere, sed instare; quodve velint obsequi, sed persequi. » Conversus itaque ad apostatam suum, inquit: « Furcifer omniumque scelestissime, quae frivola dixisti nobis super hominibus istis, quod equos suos comederint, et fame cruciati fugam pararint? Per Machomum in caput tuum retorquebitur istud mendacium, capitisque lues supplicium. » Tunc accersitus gladiator, tyranni paruit imperio, et evaginato gladio caput illis praecidit; dignamque suae garrulitatis et apostasiae mortem subiit. Tunc quippe mandavit admiraldo suo qui custodiebat suum thesaurum, ut si ignem accensum in capite sui exercitus videret, fugam protinus arriperet, et omnia quae sua erant, secum portaret, aliosque fugere compelleret; sciret enim quia Francorum gentis erat bellum; sibi vero victoria cesserat in contrarium.

Nostri vero milites ut primum in quamdam planitiem venerunt, Podiense episcopo innuente steterunt, et cum summo silentio sermonem illius audierunt. Erat autem vestitus lorica, et in dextera manu illius in altum erecta Salvatoris lancea qui os suum in haec verba aperiens, dixit: « Omnes qui in Christo baptizati sumus, filii Dei et fratres invicem sumus; quos ergo conjunxit una spiritalis copula, jungat et dilectio una. Pugnemus igitur unanimes, ut fratres, pro animabus et corporibus nostris, sicut positi in rebus extremis. Mementote quantas tribulationes passi estis pro peccatis vestris, sicut nunc vobis innotescere dignatus est in visionibus Dominus Deus noster. Nunc vero purgati estis, Deoque per omnia reconciliati. Et quid timeretis? nullum vobis contingere potest omnino infortunium. Qui hic morietur, vivente felicior erit, quia pro temporali vita, gaudia adipiscetur aeterna: Qui vero remanserit superstes, super inimicorum suorum triumphabit victoria, divitiisque illorum ditabitur, et nulla angustabitur inopia. Vos scitis quid perpessi sitis, et quid in praesentiarum ante vos videatis. Orientales divitias adduxit vobis Dominus vester in faciem vestram, imo in manibus vestris. Confortamini, et estote viri cordati, quoniam jam mittet Dominus legiones sanctorum suorum, qui ulciscentur vos de inimicis vestris. Hodie videbitis illos oculis vestris; et cum venerint, de eorum terribili fragore ne timeatis. Non enim debet inassueta vobis esse visio eorum, quoniam vice altera venerunt vobis in auxilium. Sed humanus aspectus pavescit in adventu supernorum civium. Considerate quomodo adversarii vestri extento collo, sicut cervi et damulae pavescentes, adventum vestrum aspiciunt, paratiores ad fugam quam ad praelium. Et vos bene nostis eorum praelia, quoniam tracta sagitta, plus in fuga quam in pugna confidunt. Ite igitur contra eos in nomine Domini nostri Jesu Christi ad bellum, et Dominus Deus noster omnipotens sit vobiscum . » Cumque omnes respondissent Amen, extensis in longum legionibus, prior erecto vexillo antecedit Hugo Magnus, qui jure vocatus est Magnus, quoniam hoc privilegium commendavit actu et moribus. Hunc subsecuti sunt alii, sicut superius sunt nominati; fuitque eorum prolixa extensio, a flumine usque ad montana scilicet, cui spatio intersunt duo milliaria. Tunc vero Corbanum coepit retroire et montanis appropinquare. Nostri autem paulatim illum insequebantur, quoniam moderato gressu omnes gradiebantur. Tunc Turci in duo sunt divisi, quia pars una a regione maris processit; pars altera major in campo remansit. Statuerunt igitur nostros sic inter se includere, et a dorso sagittare. Sed ordinata est septima acies, quae contra partem divisam confligeret; ordinata est autem ex militibus ducis Godefridi et Northmanni comitis: cui praefuit quidam dux, nomine Rainaldus. Hunc contra illos miserunt, et praeliati sunt, multique hinc et inde ceciderunt. Et ut aliae sex acics ad jactum sagittae pervenerunt, Turci vicinius ire recusantes, tensis arcubus trahunt, sed frustra, quia ventus ex obliquo flans eorum jactus redegit in vanum. Quod Turci ut viderunt, versis frenis retro fugiunt, sicque prima acies quaesivit in bello bellum, nec invenit; quaesivit quem percuteret, aut a quo percuteretur, nec reperit.

Interea missus est nuntius a Boamundo Hugoni Magno, ut ei ferret auxilium, quia nimium urgebatur oppressione Turcorum. Mox Hugo conversus, ait suis: « O viri bellatores, nos pugna fugit, quaeramus pugnam, eamusque ad Boamundum egregium ducem; illic est pugna, quam quaeritis, illic ferreus instat hostis, quem desideratis. » Tunc citius dicto volat illuc quisque satelles, jungunturque simul egregii comites . Quod ut vidit dux ducum Godefridus, quod magnus amicus suus ita celeri cursu cum omnibus suis discurrebat, insecutus est eum, quoniam et ipse a bello vacabat. Illic quippe incumbebat robur militiae Persarum, et major fortitudo; et bene decebat, ut illic currerent Godefridus et Hugo. Erat enim unus ab altero, quasi alter idem, unam habentes in se amicitiam. Hugo Magnus cum ad pugnae conflictum prior venisset, intuitus est unum de adversariis, qui erat audacior caeteris, aliosque ad pugnam clamando hortabatur; qui spumantem equum dirigit contra eum, et lancea ei guttur perforavit, et sic os illius oppilavit. Quid miser faceret? solo statim corruit, et diis infernalibus animam commendavit. Post haec contigit nostris grande incommodum: quia Odo Belgentiacus, qui vexillum ferebat, sagitta toxicata vulneratus fuit; et dolore vulneris ingravescente, cum vexillo terrae corruit: sed Blemensis Guilelmus ense nudato, viam per medios hostes aperuit, et signum tellure levavit. Quid dux ducum Godefridus, quid Boamundus, quid clara juventus ibi egerint, nec lingua dicere, nec manus scribere, nec pagina valet capere. Nullus nostrorum ibi iners fuit, nullus timidus, quia nec locum habebat, et hostis supereminens unumquemque urgebat. Quanto magis enim occidebantur, tanto magis crescere videbantur. Sicut enim putredini muscae confluere solent, sic et ipsi undique conveniebant. Dum sic certatur, et tam longi certaminis prolixitas poterat taediare, nec numerus nostium videbatur decrescere, albatorum militum numerabilis exercitus visus est de montibus descendere, quorum signiferi et duces esse dicuntur Georgius, Mauricius, Demetrius quos ut primum vidit Podiensis episcopus, exclamavit voce magna dicens: O milites, ecce venit auxilium, quod vobis promisit Deus! Et certe nostri valde expavissent, nisi fuisset spes quam in Domino habebant. Tunc tremor maximus irruit in hostes, et versis vultibus scutis terga cooperiunt, et fugam quo unicuique locus dabat arripiunt. Pars illa quae a parte pugnabat maris, ut vidit fugam suorum, ignem sparsit super gramen campi, quod celeriter arsit, quia illud siccaverat ardor aestatis. Haec ideo fecerunt, ut hoc signo illi qui in tentoriis erant, statim fugerent, et secum ditiora spolia tollerent. Illi vero cognita signo, qui in montanis erant, protinus fugerunt, cum omnibus spoliis quae portare valuerunt. Sed quid eis profuit, cum diu eis ferre non licuerit? Armenii et Surani siquidem ubi viderunt, quia victi erant, et nostri eos insequerentur, obviam illis veniebant et occidebant. Hugo vero Magnus et dux Godefridus et Flandrensis comes, simul cum suis agminibus equitabant juxta aquam, ubi robustior et densior eorum erat exercitus: tantoque impetu urgere coeperunt, ut ad sua tentoria quo tendebant, remeare non potuerint. Et ut citius persequi valerent, illorum equos qui moriebantur, ascendebant, suosque qui erant macilentiores et afflicti fame, frenis a capite detractis relinquebant in campo. O miranda virtus Dei omnipotentis, et immensa potestas! Miles tuus longo afflictus jejunio, persequitur tumentes adipe et pinguedine, ita ut etiam nec ad sua bona, quae reliquerant, auderent respicere. Spiritus tuus bonus erat in mentibus eorum, qui et vires suggerebat corporum, et audaciam praestabat animorum. Non illum retardat ulla cupiditas spoliorum, nulla ullius rei avaritia, quoniam illius mentem magis titillabat victoria. Sicut in macello bestiarum corpora solitum est dilaniare; sic et nostris licitum erat Turcarum corpora laniare. Evolat sanguis de corporibus vulneratorum, evolat pulvis agitatus equorum pedibus discurrentium; aether obnubilatur, et quasi crepusculum fieret obtenebratur. Contigit autem quod fugientes in quemdam collem devenerunt, et ibi se contra nostros recolligere speraverunt. Tunc Gerardus senex de Meleone, qui longo tempore aegrotus jacuerat in obsidione, equo celeri transvectus, improvide incidit in illos, eorumque jaculis est confossus, et sic digna morte peremptus. Quod ut viderunt qui eum vicinius subsequebantur; Evurardus scilicet de Puteolo, Paganus Belvacensis, Drogo, et Thomas, et Clarenbaldus, caeteraque juventus Hugonis Magni, nil haesitantes in illos irruunt: et quidem forte bellum invenerunt, sed tamen, Deo juvante, crescente caterva suorum, viriliter dissipaverunt. Ibi multum cruoris effusum est, multorum truncata capita, qui si, ut coeperant, fugissent, evadere potuissent. Persecuti sunt autem illos usque ad Pontem Ferreum, et ad castellum Tancredi; et ultra non potuerunt persequi, quia nox obscura finem rei imposuit.

Mortui sunt autem illo die centum millia equitum, sed propter fastidium nullus numeratus est de tota multitudine peditum. Miles fatigatus, quia longe ab urbe erat, ad tentoria quae suorum erant inimicorum rediit; multumque quod ad edendum sibi sufficiebat, invenit. Ante enim quam timor Dei venisset in corda illorum, in sartaginibus et cacabis et lebetibus et in ollis paraverant carnes ad obsonium; sed miseris quae paraverant, non licuit coquere nec tollere. Ibi potuit videri venerandus sacerdos Podiensis episcopus, lorica vestitus et casside, et lancea sancta in manibus, qui prae nimio gaudio rorabat uberrimis ora fletibus. Hic illos hortabatur, ut Deo gratias agerent per quem victores exstiterant, dicebatque eis: « Ex quo milites esse coeperunt, nulli vobis compares fuerunt, quia nulli in tam brevi tempore tot tantaque bella bellati sunt, quanta et vos peregistis, ex quo mare Constantinopolitanum transiistis. Multum quippe est a fide Christiana alienus, qui videt quae vos hodie vidistis, et in Dei dilectione non est continuus. » Haec et his similia venerandus pontifex dicebat, et verbis talibus populum sibi commissum instruebat, et jocos, et risus eorum temperabat. Contemplatio enim vultus illius praesentiae ita omnes reverberabat, quod nemo eo praesente verba vana proferre praesumebat.

CAPUT IV.

Peracta nocte illa, in crastinum quindecim millia camelorum sunt inventa; equos vero et mulos, et asinos, oves, et boves, et omnis generis pecora quis dinumeraret? Inventa sunt vasa aurea, et argentea multa, plurima pallia, et spolia magna, magni pretii diversaeque varietatis. Cum his omnibus ad civitatem triumphantes venerunt: et ab his qui remanserant clericis et presbyteris et monachis, cum solemni processione suscepti sunt. Admiraldus vero qui in castello erat, ut vidit principem suum, et eos qui cum illo erant a campo fuga diverti, viditque innumera albatorum equitum millia, cum candidis vexillis per plana discurrentia, admodum expavit, unumque de vexillis nostris ob tutelam dari sibi poposcit. Comes Sancti Aegidii qui illic ad custodiam civitatis remanserat, suum illi vexillum porrexit, et gratanter accepit, acceptumque muro castelli affixit. Sed ut cognovit a quibusdam Langobardis, qui astabant ibi, quod Boamundi non esset, cui tota civitas concessa erat, signum suum reddidit comiti, et signum quaesivit Boamundi; et Boamundus misit ei. Quod, cum reciperet, Boamundo mandavit ut ad se veniret. Ille vicino pede legationi ambulavit, et quid dicere vellet auscultavit. Gentilis fidei pactum requirit, ut qui cum eo erant, et discedere vellent, nullius injuriae laesionem paterentur, et usque in terram Sarracenorum conducerentur; qui vero secum Christianus fieri vellet, faciendi licentiam haberet. Boamundus immenso gaudio repletus dixit: « Amice, quod exposcis libenter concedimus tibi; sed praestolare modicum, quia istud principibus nostris renuntiabo, et celeriter revertar ad te. » Et mox festinanter cucurrit, et aggregatis in unum principibus verba gentilis enarravit. Placuit omnibus, omnipotenti Deo gratias agentibus. Boamundus ad jam domesticum regreditur gentilem, et requisitae ab eo conventionis confirmat sponsionem. Ille vero reddidit se episcopo Podiensi, et sanctae Christianitati, cum trecentis suis militibus valde speciosis et juvenibus; fuitque inter Christianos tunc majus gaudium de eorum Christianitate quam de castelli traditione. Boamundus castellum recepit, et eos qui Christiani fieri noluerunt, in terram Sarracenorum conduxit. Triduano peracto jejunio, baptizati sunt gentiles cum laetitia magna, et crevit ibi laus Dei, et gloria Christiana. Ipsi referre postea soliti erant quod, cum de castelli arce bellum aspicerent, innumera subito candidatorum militum millia se vidisse, quorum intuitus ipsos vehementer terruit. Nec mirum fuit, quia omne castellum funditus intremuit. Cumque viderent eos agminibus Christianorum consociari, suosque in excidium fugamque verti, protinus intellexerunt coelestia numina esse, Christianorumque Deum superari non posse. Inde compuncta fuerunt corda illorum, seque Christianos fieri spoponderunt. Actum est siquidem bellum hoc, quarto Kalendas Julii, vigilia scilicet apostolorum Petri et Pauli. Sicque, divina respiciente misericordia, procella Antiochenae tribulationis, quae fere per decem menses intumuerat, sedata fuit, et regia civitas quae longo tractu temporum jugo diabolicae captivitatis subjecta fuerat, amissam pristinae libertatis gratiam recuperavit. Hostes qui eam incaptivaverant, fiunt et ipsi captivi; et in latebris silvarum, cavernisque petrarum, et fossis montium sunt dispersi. Armenii quoque et Surani habitatores terrae illius, per dies plurimos scrutati sunt illos, et inveniebant alios semineces, alios vulneratos, alios parte capitis carentes, alios ventri suo, ne omnino vitalia exirent, manus suas apponentes, et detractis eorum spoliis interficiebant. Itaque inimici Dei depopulati sunt, et Christiani, servi Dei excelsi in gloriosa urbe cum gaudio et laetitia aggregati sunt. Cumque quadam die convenirent, consiliaverunt ut ad Constantinopolitanum imperatorem legatos mitterent; suamque civitatem ut recipere veniret, denuntiaverunt. Et, proh dolor! judicaverunt omnes, ut quia regi mittebant, regalis nuntius debebat ire; et electus est Hugo Magnus, vere regalis et genere et moribus. Quem nullatenus elegissent, si non reversurum sciissent. Hic cum regi legationem suam complesset, morte interceptus occubuit, et quo regredi disposuerat, ad extremum non potuit.

Constantinopolitanus autem imperator vulpinus pro receptu tantae urbis non praesumpsit venire, quoniam recognoscebat se fidem, et sacramenti jura, et data pignora Francis violasse, et nequaquam custodisse. Sicque omnes conventiones deletae fuerunt, quae inter eos factae sunt. Interea in urbe residentes, tractare coeperunt de via Dominici sepulcri: quid agerent, an mox inciperent, aut quando tempus terminarent. Ad hoc siquidem communis assensus adducitur, ut usque ad Kalendas Octobris reinceptum viae protelatur. Aestatis siquidem ardor nimis incanduerat; et terra Sarracenorum quam ingressuri erant, inaquosa et nimis erat arida. Propterea tempus exspectaverunt quod tunc humidum fit, et quo tellus absconditos latices erumpit. Definiendum simili modo erat, quid tantus populus interim ageret; et ubi, et quomodo viveret. Accepto inde consilio, praeco quaeritur inde, qui dicat, quid inde definitur. Praeco quaesitus et inventus, ascendit et praeconatus est, ut qui omnino egens erat, in urbe remaneret, cumque illis qui ditiores erant conventionem faceret ac serviret. Principes autem divisi sunt per castella sua et civitates.

CAPUT V.

Erat autem quidam miles de exercitu comitis Santi Aegidii, nomine Raimundus, cognomine Piletus, animo virilis, et corpore spectabilis. Hic perfecto odio Turcis inimicabatur, nec diutius tolerare potuit ut longo tempore feriarentur. Hic plurimam alligavit sibi militum peditumque multitudinem, et in terram Sarracenorum transduxit eam; transiitque duarum civitatum terminos, et pervenerunt ad quoddam castrum, quod Talamania vocabatur, cui gens Suriana principabatur. Suriani nostros receperunt, seque eorum libentissime dominio tradiderunt. Octo ibi diebus transactis, perrexerunt ad aliud castrum in quo latitabat multitudo magna Sarracenorum. Ad quod pervenientes, militari impetu invaserunt, et in remissa manu tota die pugnantes, vesperascente die expugnaverunt. Quo ita capto omnes occiderunt, praeter eos qui Christianitatem receperunt. Hac itaque depopulatione facta, reversi sunt ad castrum, quod Talamania diximus nuncupatum. In quo duobus perendinatis diebus, die tertia omnes exierunt, et ad urbem quae Marra dicitur perrexerunt. Erat autem ibi aggregata non minima multitudo Turcorum et Sarracenorum, ab Aleph aliisque civitatibus et castellis, quae in circuitu ejus sunt, illorum praestolantes occursum. Ad quam cum appropriare coeperunt, illi barbari contra eos exierunt; sed conflictum diu cum nostris tenere noluerunt, quia in fugam versi intra urbem se receperunt. Nostri vero diu ibi residere non potuerunt, quia aestivum cauma eos vehementer urgebat, nihilque inveniri poterat ad bibendum. Jamque diei inclinante umbra, reversi sunt ad castrum suum Talamania. Plurimi quidem Christiani patriae illius incolae cum nostris ierant, sed cum nostris redire contempserunt. Quos Turci in insidiis occultati ceperunt et occiderunt: stultitia siquidem sua perierunt, quia si cum nostris reverterentur, nemo tunc moreretur, sed sicut in communi verbo dicitur: « Nihil timet gens stolida, donec eam opprimit infelix fortuna. » Raimundus vero ad illam ultra non rediit civitatem, quia non habebat exercitum quo obsideret eam, sed in castro suo usque ad praefinitum tempus Kalendarum Octobrium remansit, semperque interim terram Sarracenorum captivavit. Illi autem qui in Antiochia remanserunt, cum magna tranquillitate et gaudio fuerunt, quousque dominum suum Podiensem episcopum amiserunt. Hic cum summa pax esset exercitui Dei, mense Julio coepit infirmari, sed non diu aegrotavit, quia Dominus non est passus illum longa aegritudine cruciari. Kalendis Augusti sancta ejus anima, vinculis carnis soluta, translata est in paradisum Dei, in gloriosa festivitate scilicet sancti Petri, quae dicitur Ad vincula. Et ut censura divini judicii id actum esse claresceret, in die quo principis apostolorum vincula a Hierosolymis Romam sunt allata, soluta est a corporeis nexibus pontificis anima. Nec unquam pro ulla tribulatione tantus fuit in illa Dei militia moeror, tantaque tristitia, quanta in morte illius. Hunc omnes debito jure lacrymabantur, quia consilium erat divitum, consolator moerentium, sustentator debilium, thesaurus indigentium, reconciliator discordantium. Hic militibus dicere solitus erat: « Si vultis esse triumphatores et amici Dei, munditiam corporum custodite, et pauperum miseremini. Nulla enim res ita a morte vos liberabit, sicut eleemosyna, quia et melius protegit quam parma, et acutior est in hostem quam lancea. Qui non est idoneus pro se orare, det eleemosynam, et orabit pro se. » Pro his operibus et hujusmodi sermonibus charus erat Deo et omni populo. Si quis autem vellet omnium virtutum ejus charismata enumerare, videretur jam ab historia elongare.

Hoc itaque decenter in ecclesia Beati Petri tumulato, comes Sancti Aegidii in terram Sarracenorum transiit, urbemque, quam Albariam vocant, adiit. Quam undique forti milite circumcingens invadit, diuque missilibus et sagittis cum his qui erant in moenibus decertavit. Sed ut vidit ita se proficere parum, erectis ad murum scalis, loricati milites ascenderunt, et in fugam hostes ire compulerunt.

Miles ut ascendit murum, fit celsior illis,
Hostis
et ille fuit viribus inferior,
Muro
descendunt super abdita tecta domorum,
De domibus vero saliunt per plana viarum.
Huc illucque senes fugiunt, pueri juvenesque
Sed prorsus nulli profuit ulla fuga.

Praecepit enim comes, ut omnes caperentur, et qui in Christum credere nollent, decollarentur. Illic visi sunt plurimi capite plecti, plurimisque pueris cum puellis subtracta est vita longi temporis. Judicium enim Domini fuit hoc, quia Christianorum fuerat civitas illa, eisque simili mortis ludibrio ablata erat. Nullus ex tanta multitudine reservatus est, nisi qui sponte Christo confidens baptizatus est. Sicque mundata est civitas illa, et ad cultum nostrae fidei revocata. Tunc comes cum suis optimatibus habuit consilium, ut in ea ordinaretur episcopus, cujus consilio et auxilio civitas regeretur, et fides Jesu Christi in cordibus noviter baptizatorum solidaretur. Electus est igitur vir sapiens et personatus, litterarumque eruditione pollens, et utraque scientia praeditus, et ad ordinandum Antiochiam est missus.

 

LIVRE SEPTIÈME.

I 

Si la suprême miséricorde ne veillait sur ceux qui sont privés de secours humain, il ne fût pas demeuré en vie un seul des Francs enfermés dans Antioche; mais comme ils ne comptaient plus sur la vie et attendaient de tous côtés la mort, il plut à Jésus-Christ, Dieu sauveur et roi des rois, d'apparaître à un de ses prêtres, tandis qu'une nuit il dormait dans l'église de sa chaste et sainte Mère : avec le Seigneur était sa mère, la vierge Marie, et le bienheureux apôtre Pierre, qu'il a chargé du soin de son troupeau ; il dit au prêtre : « Me connais-tu? — Non, répondit celui-ci, qui es-tu, seigneur? » Alors, derrière la tête du Sauveur commença à paraître la croix, et il demanda de nouveau au prêtre : « Maintenant, ne me connais-tu pas? » A quoi le prêtre répliqua : « Je te connais seulement à la croix que je vois derrière ta tête, comme j'ai coutume de la voir aux images faites en l'honneur de notre Seigneur Jésus-Christ. » Alors le Seigneur lui dit : « Voilà, c'est moi-même. » Le prêtre, ayant ouï que c'était le Seigneur, se prosterna aussitôt à ses pieds, le conjurant avec supplication de venir au secours de ses Chrétiens travaillés de la faim et de l'ennemi : « Ne te paraît-il pas, lui dit le Seigneur, que je les ai bien assistés jusqu'ici ? je leur ai mis entre les mains la ville de Nicée, et les ai fait vaincre dans tous les combats qui ont eu lieu; je me suis affligé de leurs misères devant Antioche, mais cependant, à la fin, je leur ai permis d'entrer dans la ville; j'ai consenti à toutes les tribulations et les obstacles qu'ils ont à subir, parce qu'il s'est fait, avec les femmes chrétiennes et païennes, beaucoup de choses criminelles qui me blessent grandement les yeux. » Alors la mère de miséricorde, la Vierge très compatissante, et le bienheureux Pierre, tombèrent aux pieds du Seigneur, le conjurant d'avoir pitié de son peuple, et le bienheureux apôtre ajouta de plus à sa prière les paroles suivantes : « Je te rends grâces, Seigneur, d'avoir remis mon Église entre les mains de tes serviteurs, après que, pendant de si longues années, tu avais permis qu'à cause de la méchanceté de ceux qui l'habitaient, elle fût souillée de toutes les païennes immondices; les saints anges et les apôtres, mes compagnons, s'en réjouissent dans le ciel. » Alors le Seigneur dit à son prêtre : « Va, et dis à mon peuple qu'il retourne vers moi, et je retournerai vers lui[17] et que dans cinq jours, je lui enverrai un secours suffisant; que cependant, durant cet intervalle, il faut qu'il chante chaque jour ce répons : Nos ennemis se sont assemblés contre nous, et se glorifient de leurs forces, avec tout le verset. » Cette vision finie, le vénérable prêtre s'éveilla, et, se levant, étendit ses mains vers le ciel, et se mit en oraison pour demander au Saint-Esprit le don de l’éloquence. Ce même jour, à la troisième heure, il alla vers les chefs de l'armée, et les trouva devant le château aux mains avec les ennemis; et les deux partis se battant à l'envi, il rassembla les nôtres, et leur dit, avec un visage riant et plein de satisfaction : « O guerriers du roi éternel! je vous annonce, de la part de notre Sauveur, joie et triomphe ; il vous envoie sa bénédiction qui, si vous lui obéissez, sera suivie de sa grâce. » Alors tous écoutant avec attention, et accourant de tous côtés autour de lui, il leur exposa gravement toute sa vision. Après l'avoir racontée, il ajouta : « Si vous ne croyez à cette vision et la soupçonnez de fausseté, je ferai de sa vérité telle épreuve que vous jugerez à propos; et si vous me trouvez menteur, infligez à mon corps telle peine qu'il vous plaira. » Alors l’évêque du Puy ordonna de porter la croix et le saint Évangile, afin que devant tous, le prêtre jurât qu'il avait dit la vérité : ce qui fut fait ; et la divine bonté voulant accumuler bienfait sur bienfait et réjouir de plus en plus ses tristes serviteurs, il se trouva là un pèlerin nommé Pierre qui, devant tous, rapporta cette vision : « Oyez ma voix, dit-il, peuple du Seigneur, et vous, nobles hommes, serviteurs de Dieu, et prêtez l'oreille à mes paroles. Tandis que nous assiégions cette ville, l'apôtre saint André m'a apparu une nuit en vision, en disant : Honnête homme, écoute et comprends. Et je lui dis : Qui es-tu, seigneur? Et il me répondit : Je suis l'apôtre André. Il ajouta : Mon fils, lorsque vous serez entrés dans la ville et que vous l'aurez en votre puissance, marche en toute diligence à l'église de Saint-Pierre ; et dans le lieu que je te montrerai, tu trouveras la lance qui a percé le côté de notre Sauveur. L'apôtre ne me dit pas autre chose, et je n'osai le révéler à personne, croyant que c'était une vaine vision. Mais il m'a apparu de nouveau cette nuit, et m'a dit : Viens, et je te montrerai, ainsi que je te l'ai promis, le lieu où est cachée la lance ; hâte-toi de venir la retirer, car ceux qui la porteront seront suivis de la victoire. Et le saint apôtre m'a montré l'endroit. Venez avec moi la chercher et la retirer. Tous voulant courir à l'église de Saint-Pierre, il ajouta : L'apôtre saint André m'a chargé de vous dire : Ne craignez point, mais confessez vos fautes et faites-en pénitence, et dans cinq jours, vous triompherez de nouveau de vos ennemis. » Alors tous unanimement glorifièrent Dieu, qui avait daigné les consoler dans leur douleur; ils courent aussitôt à l'église de Saint-Pierre pour voir le lieu où ils devaient trouver la lance. Là, treize hommes fouillèrent depuis le matin jusqu'au soir, tellement que, par la volonté de Dieu, ils la trouvèrent à la fin. Alors il y eut une grande joie parmi le peuple, et un grand nombre de voix faisaient résonner le Te Deum laudamus et le Gloria in excelsis Deo. Alors tous à la fois jurèrent qu'aucune tribulation ne pourrait obliger aucun d'entre eux à fuir la mort, ni à renoncer au voyage du saint sépulcre; et tout le peuple fut très réjoui de ce serment prêté par les grands, et ils s'excitaient les uns les autres à conserver un mâle courage, et se félicitaient de l'assistance divine, que chacun attendait avec confiance. La nuit étant venue, il apparut dans le ciel une flamme partant de l'Occident, qui alla tomber dans l'armée des Turcs. Ce signe frappa de stupeur tous les esprits, mais surtout ceux des Turcs, dans les tentes desquels la flamme était venue tomber, car ils commencèrent à en tirer présage de l'événement qui arriva ensuite, disant que ce feu descendu du ciel signifiait la colère de Dieu; que comme il venait de l'Occident, il désignait l'armée des Francs, par le moyen desquels s'exerçaient les vengeances du ciel irrité, en sorte que les principaux d'entre les Turcs commencèrent à adoucir quelque peu leur férocité, et l'ardeur qu'ils avaient d'abord montrée commença à se calmer. Mais comme il y avait dans leur armée un grand nombre d'insensés, ils défiaient les nôtres au combat, et ne reposaient ni jour ni nuit. Les chefs de notre armée jugèrent donc à propos d'élever un mur qui leur permît un peu de respirer. Un jour les Turcs se précipitèrent sur les nôtres avec tant de violence que trois de ceux-ci demeurèrent enfermés dans une tour située devant le château; deux ayant été blessés et forcés de sortir de la tour, les Turcs leur coupèrent la tête; un d'eux cependant résista avec courage jusqu'au soir, et en tua deux d'entre eux, et ensuite finit sa vie par l'épée. Tandis qu'ils vivaient encore, Boémond ayant voulu les secourir, put à peine faire sortir quelques hommes, car ils n'étaient pas pressés par l'ennemi autant qu'accablés par la faim. Irrité, il ordonna de mettre le feu aux maisons qui étaient de ce côté, et où se trouvait le palais de Cassien, afin que ceux qui ne voulaient pas sortir de bonne volonté y fussent forcés malgré eux. Il s'éleva, au moment où on mit le feu, un très grand vent qui excita tellement la flamme qu'elle consuma jusqu'à deux mille maisons et églises. Boémond, voyant la flamme gagner avec tant de violence, se repentit vivement de ce qu'il avait fait, craignant beaucoup pour l'église de Saint-Pierre et celle de Sainte-Marie, mère de Dieu, et plusieurs autres. L'incendie dura depuis la troisième heure jusqu'au milieu de la nuit, alors le vent venant de la droite, la flamme fut repoussée sur elle-même.

II.

La lance ayant été, comme nous l'avons dit, trouvée selon l'indication divine, les chefs et principaux de l'armée tinrent conseil et décidèrent d'envoyer un message à Corbahan, avec un interprète pour lui traduire en sa langue le message et le résultat du conseil : on chercha quelqu'un pour porter ce message, mais dans le grand nombre de ceux que l'on voulut envoyer, on ne trouva personne qui consentît à s'en charger ; à la fin, cependant il y en eut deux, Héloin et Pierre l'Ermite ; ils se dirigèrent avec un interprète vers le camp des Turcs, et arrivèrent aux tentes de Corbahan : les Turcs s'y rassemblèrent pour entendre ce que diraient les envoyés chrétiens. Corbahan était assis sur un trône, entouré de la pompe royale et revêtu d'habits magnifiques ; en arrivant devant lui, ils ne s'inclinèrent aucunement, et demeurèrent la tête droite; ce que voyant les Turcs, ils en furent très offensés, et si ce n'eussent été des envoyés, ils les eussent punis de l'insulte qu'ils leur faisaient par cette fière contenance; mais les envoyés sans se troubler aucunement, quoique autour d'eux tout frémît de colère, parlèrent ainsi à ce superbe chef: Corbahan, les grands de l'armée des Francs te font dire ceci: « D'où t'est venue cette ivresse d'audace d'arriver contre eux à main armée, lorsque toi et ton roi et ta nation, vous êtes tous coupables à leurs yeux, d'avoir, par une cupidité immodérée, envahi les terres des Chrétiens, et d'avoir fait mourir ceux-ci avec toutes sortes d'outrages! Tes dieux infernaux ne pouvaient te déshonorer plus honteusement qu'en t'en voyant combattre contre les Francs ; si tu avais quelque idée de la justice et que tu voulusses agir envers nous selon les lois de l'équité, nous raisonnerions avec toi, les droits de l'honneur réservés, et te montrerions d'une manière incontestable ce qui doit appartenir aux Chrétiens. Que si le droit et la raison ne peuvent l’emporter auprès de toi sur la satisfaction de ta volonté, qu'entre quelques-uns des tiens et des nôtres se livre un combat singulier, et que sans verser plus de sang, tout ce pays appartienne aux vainqueurs; si tu ne veux accepter ni l'un ni l'autre, ou prenez incontinent la fuite ou préparez vos têtes à tomber sous le tranchant de nos épées. » Après ces paroles, l'interprète se tut; mais Corbahan était tellement transporté par la colère qu'il pouvait à peine parler; cependant il éclata à la fin par ces paroles : « Certes, cette nation franque est une nation orgueilleuse, mais nos épées réprimeront cette superbe. Ils nous demandent un combat entre un certain nombre de chaque parti, et que celui qui aura la victoire obtienne l’empire, afin que sans verser plus de sang, ils soient les maîtres du pays ou le livrent entre nos mains; mais ils n'ont pas suivi un conseil salutaire lorsqu'ils ont pris les armes en faveur d'un peuple efféminé ; allez donc, et répondez-leur que s'ils veulent renier leur Dieu et renoncer à leur qualité de chrétiens, nous les recevrons en grâce et leur donnerons cette terre et encore une beaucoup meilleure, et que nous les ferons tous chevaliers ; que s'ils refusent la proposition, tous sous peu recevront la mort, ou seront menés captifs et enchaînés dans notre pays. Alors Héloin, qui savait la langue des Turcs, dit : « O chef, non de milice, mais de malice! si tu savais à quel point est hors de sens celui qui dit à des Chrétiens, Renie Dieu, jamais une telle parole ne serait sortie de ta bouche immonde. Nous savons certainement, par une révélation de ce Dieu que tu veux nous persuader de renier, que notre salut et votre perte, notre joie et votre ruine sont tout proches. Qui vous a envoyé hier au soir ce feu dont vous avez été si effrayés, et qui est venu vous troubler au milieu de vos tentes? Ce signe est arrivé sur vous comme un présage effrayant, et pour nous comme un présage de salut, car notre Dieu nous en a envoyé l'avis certain. » Corbahan ne put supporter plus longtemps les outrages d'Héloin, et ordonna qu'on l'éloignât de sa présence, ceux-qui étaient là lui dirent de se retirer sur-le-champ, qu'autrement son titre d'envoyé n'empêcherait pas qu'il ne fût aussitôt mis à mort. Il se retira avec ses compagnons et s'en retourna à la ville. On ne doit pas oublier que tandis qu'ils s'en allaient, Corbahan dit aux siens : « Avez-vous entendu ces déguenillés, ces gens de mauvaise mine, ces petits hommes sans figure, avec quelle assurance ils ont parlé, sans craindre ni notre colère, ni la menace de nos dards? Ils sont tous de même, car ils sont désespérés et veulent mourir, et ils aiment mieux mourir que de demeurer captifs; c'est pourquoi, ô très courageux chevaliers, lorsqu'ils viendront au combat, entourez-les de tous côtés, sans laisser à aucun de place pour s'échapper, ni le temps de prolonger sa vie ; car si vous les laissez vivre quelque temps, avant d'être tous tués, ils auront fait un grand carnage des nôtres. » En cela Corbahan fit voir qu'il était dépourvu de sens, puisque, parlant ainsi, il frappait de terreur l'esprit des siens ; mais il n'est pas étonnant que, privé de sagesse, il parlât follement, car l'esprit de sagesse n'entre pas dans une âme perverse.

III.

Pierre l'Ermite et Héloin retournèrent vers les chefs de l'armée et leur rapportèrent ce qu'avait répondu Corbahan : alors de l'avis et du consentement de tous, l'évêque du Puy ordonna un jeûne de trois jours; chacun se confessa en toute sincérité de cœur, et ceux qui avaient quelque chose à manger le distribuèrent à ceux qui n'avaient rien. Ils passèrent trois jours à se rendre en procession dans toutes les églises, en implorant avec humilité et pureté de cœur la miséricorde du Seigneur. Lorsque le troisième jour vint à luire, des messes furent célébrées dans toutes les églises et tous reçurent en communion le corps de Notre-Seigneur; on forma ensuite d'un commun accord, au dedans de la ville, six troupes séparées, et l'on décida lesquelles marcheraient devant, et lesquelles iraient après, la première fut commandée par Hugues le Grand et le comte de Flandre, la seconde fut celle du duc Godefroi; dans la troisième fut le comte de Normandie avec les siens; la quatrième fut celle de l'évêque du Puy, qui portait avec lui la lance de notre Sauveur, et avec lui marchait la plus grande partie de l'armée du comte de Saint-Gilles, qui restait à la garde de la ville, la cinquième troupe fut celle de Tancrède, et Boémond conduisit la sixième, composée des hommes les plus propres à combattre à pied, et des chevaliers que la nécessité avait forcés à vendre leurs chevaux. Les évêques, les prêtres, les clercs, les moines, vêtus des ornements sacrés, sortirent des portes de la ville avec les hommes de guerre, portant en leurs mains des croix dont ils signaient le peuple de Dieu; et les mains élevées vers le ciel ils s'écriaient à haute voix: « Sauvez, Seigneur, votre peuple, et bénissez votre héritage; conduisez-les et élevez-les jusque dans l'éternité.[18] Soyez-leur, Seigneur, une tour de défense en face de leurs ennemis! » Ils chantaient ainsi ces psaumes et plusieurs autres, choisissant particulièrement ceux qui s'accordaient avec leurs tribulations. Les guerriers demeurés dans les tours et sur le mur en faisaient de même, et chantaient comme les autres. Les champions du Christ sortirent donc par la porte qui fait face à la mahomerie pour marcher contre les satellites de l'antéchrist. Cependant Corbahan se tenait debout sur un monticule à les regarder sortir, et disait pendant qu'ils sortaient: « Demeurez tranquilles, mes chevaliers, et laissez-les sortir tous, afin que nous puissions mieux les entourer. » Il avait auprès de lui un certain Aquitain, de ceux que nous appelons Provençaux, qui avait renoncé à notre foi, et, poussé par la voracité de sa bouche, était passé dans le camp des ennemis : celui-ci disait des nôtres un grand nombre d'indignités, qu'ils mouraient de faim et que tous avaient fait dessein de s'enfuir; qu'ils avaient mangé leurs chevaux; que, vaincus et desséchés par la famine, il ne leur restait plus qu'à fuir ou à se soumettre à la domination de Corbahan. Tandis que l'armée sortait de la ville en diverses troupes, chacune dans son rang, Corbahan demandait ce qu'était chacune d'elles, et l'Aquitain le lui disait par ordre. Cependant le soleil dardant ses rayons sur les cuirasses dorées et sur les lances en envoyait la réverbération dans les yeux des regardants, et portait la terreur dans le cœur de l'ennemi; car ainsi que le témoignent les divines Écritures, rien n'est terrible comme une armée rangée en bataille.[19] Lors donc qu'il vit tous les Francs ensemble, Corbahan frémit au dedans de lui-même, et dit à ceux qui l'entouraient : « Ces gens sont nombreux et noblement armés ; il ne me paraît pas qu'ils veuillent fuir, mais plutôt tenir; ils n'ont pas l'air de vouloir plier devant nous, mais bien courir après nous. » Et se tournant vers son apostat, il lui dit : « Coquin, le plus scélérat de tous les hommes, quels contes frivoles nous as-tu faits sur ces gens-là? qu'ils avaient mangé leurs chevaux, et qu'accablés de la faim, ils se préparaient à la fuite? Par Mahomet, ta tête me paiera ce mensonge, et tu vas subir ton supplice! » Ayant alors appelé son porte-glaive, celui-ci obéit à l'ordre du tyran, et tirant l'épée du fourreau coupa la tête de l'Aquitain ; mort bien digne de son bavardage et de son apostasie! Alors Corbahan fit dire à celui de ses émirs qui gardait son trésor, que s'il voyait un feu allumé en tête de son armée, il prît promptement la fuite, emportant avec lui tout ce qui appartenait à son maître, et qu'il obligeât les autres à fuir de même, car il connaîtrait par ce signal que son seigneur était aux mains avec les Francs et que la fortune lui était contraire.

Sitôt que nos guerriers furent arrivés à une certaine plaine, ils s'arrêtèrent, sur l'ordre de l’évêque du Puy, et écoutèrent son sermon dans un profond silence. L'évêque était couvert d'une cuirasse; de la main droite, il tenait élevée la lance du Sauveur, et sa bouche leur fît entendre les paroles suivantes : « Tous, tant que nous sommes, baptisés au nom du Christ, nous sommes fils de Dieu et frères les uns des autres ; que ceux donc qu'unit un lien spirituel se joignent dans une même affection. En de telles extrémités, il nous faut combattre d'un commun accord ainsi que des frères pour le salut de nos âmes et de nos corps; vous devez vous rappeler toutes les tribulations qu'ont attirées sur vous vos péchés, comme a daigné vous le faire connaître en une vision le Seigneur notre Dieu. Mais maintenant que vous êtes purifiés et entièrement réconciliés avec Dieu, que pourriez-vous craindre? il ne vous saurait arriver aucun malheur; celui qui mourra ici sera plus heureux que s'il était demeuré en vie, car, à la place d'une vie temporelle, il obtiendra les joies éternelles; celui qui survivra remportera la victoire sur ses ennemis, s'enrichira de leurs trésors, et n'aura plus à souffrir de la disette. Vous savez ce que vous avez enduré et ce qui est maintenant devant vous; le Seigneur a fait arriver sous vos yeux, que dis-je, sous votre main, les richesses de l'Orient; prenez courage, et montrez-vous hommes de cœur, car déjà le Seigneur envoie les légions de ses saints, qui vont vous venger de vos ennemis ; vous les verrez aujourd'hui de vos yeux ; et lorsqu'ils viendront, ne craignez pas leur bruit terrible; ce ne doit pas vous être une vision inaccoutumée, car ils sont venus une autre fois à votre secours; mais les yeux des hommes s'effraient à la venue de ces citoyens d'en haut. Vous voyez comme vos adversaires, le cou tendu à la manière de cerfs et de biches craintives, attendent votre arrivée, plus prêts à la fuite qu'au combat, car vous connaissez bien leur manière de combattre, et savez qu'après avoir tiré leurs flèches, ils se fient plus à la fuite qu'au combat. Marchez donc contre eux pour les attaquer au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, et Dieu, notre tout-puissant Seigneur, soit avec vous. » Tous répondirent Amen, puis déployèrent leurs légions. Devant eux marchait, la bannière haute, Hugues le Grand, ainsi surnommé à juste titre par une distinction que lui avaient méritée ses exploits et ses mœurs, les autres suivirent dans l’ordre qu'on a dit; ils présentaient une grande étendue, touchant d'un coté à la montagne, et de l'autre au fleuve, qui sont séparés par un intervalle de deux milles. Alors Corbahan commença à se retirer et à se rapprocher des montagnes, les nôtres le suivaient peu à peu, tous marchant à petits pas; les Turcs se séparèrent alors en deux troupes ; l'une s'avança vers la mer; l'autre, plus considérable, demeura dans le camp; ils avaient ainsi le projet d'enfermer les nôtres entre deux et de les accabler de flèches par derrière; mais on commanda une septième troupe pour aller combattre celle qui s'était séparée du gros de l'armée; on composa cette troupe de chevaliers du duc Godefroi et du comte de Normandie, et on en donna le commandement à un nommé Renaud : ils allèrent donc combattre des ennemis séparés, ils en vinrent aux mains, et il y en eut beaucoup de tués des deux côtés. Les six autres troupes ayant approché des Turcs à la portée de l'arc, ceux-ci refusèrent d'aller en avant, et leur décochèrent leurs flèches, mais en vain, parce que le vent qui soufflait obliquement les détourna du but ; ce que voyant les Turcs, ils retournèrent bride, et s'enfuirent; en sorte que la première troupe demanda vainement le combat et ne l'obtint point, chercha qui frapper et de qui recevoir les coups, et ne le trouva point.

Cependant Boémond avait envoyé à Hugues le Grand un messager pour lui demander secours, parce qu'il était rudement pressé par les Turcs. Alors Hugues, se retournant vers les siens, leur dit : « O hommes de guerre! le combat nous fuit, cherchons le combat, allons trouver Boémond, cet illustre chef; là est la bataille que vous demandez, là tient ferme un ennemi opiniâtre, ainsi que vous le désirez. » Ces paroles dites, il vole promptement avec les gens de sa suite, et ils rejoignent ensemble l'illustre comte. Lorsque le duc Godefroi, chef de l'armée, vit son grand ami Hugues partir ainsi d'une course rapide, à la tête de tous les siens, il le suivit, manquant aussi d'ennemis à combattre. Et c'était grande raison que Godefroi et Hugues se rendissent au lieu où ils allaient, car là était la plus grande force et le plus grand effort de l'armée des Persans. Chacun de ces deux était pour l'autre comme un second lui-même, car leur amitié était pareille. Lorsque Hugues le Grand arriva le premier à l'endroit où l'on se battait, il vit un des ennemis, plus audacieux que les autres, qui les exhortait à grands cris au combat, celui-ci dirigea contre Hugues son cheval écumant, mais Hugues lui perça le gosier d'un coup de lance, et ainsi lui coupa la respiration. Le malheureux sans plus se mouvoir tomba à terre, et livra son âme aux dieux infernaux. Il nous arriva ensuite une chose très fâcheuse : Eudes de Beaugency, qui portait la bannière, fut atteint d'une flèche empoisonnée ; et la douleur de sa blessure s'augmentant, il tomba à terre avec le drapeau. Mais Guillaume de Bélesme s'ouvrant, l'épée à la main, un chemin à travers les ennemis, releva la bannière. Ce que firent ici le général duc Godefroi, Boémond et toute cette noble jeunesse, aucune langue ne saurait le dire, aucune main ne pourrait l'écrire, aucune page ne suffirait à le contenir. Nul des nôtres ne se montra indolent ou timide, car il n'y avait pas moyen, et l'ennemi, fort supérieur en nombre, pressait chacun de se défendre. Plus on en tuait, plus on les voyait se multiplier; ils se rassemblaient sur ce point comme on voit les mouches sur une matière en putréfaction. Pendant que l'on combattait ainsi et que le combat se prolongeait de manière à faire craindre qu'on ne vînt à s’en lasser, sans que le nombre des ennemis parût décroître en rien, on vit descendre des montagnes une armée innombrable de guerriers entièrement blancs, dont on dit que les chefs et porte-enseignes étaient George, Maurice et Démétrius; l'évêque du Puy les vit le premier, et s'écria à haute voix : « ô guerriers, voici venir le secours que Dieu vous a promis. » Et certes, sans l'espoir qu'ils avaient dans le Seigneur, les nôtres eussent été saisis d'une très grande crainte. Alors se répandit parmi les ennemis un violent tremblement ; ils tournèrent le dos, couvrant leurs épaules de leurs boucliers; et qui put trouver la place de fuir prit la fuite. Ceux qui combattaient du côté de la mer, voyant la déroute des leurs, mirent le feu à un champ couvert d'herbes desséchées par l'ardeur de l'été, en sorte qu'elles s'enflammèrent promptement; ce qu'ils firent afin qu'à ce signal ceux qui étaient dans les tentes se hâtassent de fuir, et emportassent avec eux les plus riches dépouilles. Ceux qui étaient alors dans la montagne, reconnaissant le signal, se mirent à fuir en toute diligence avec tout ce qu'ils purent emporter de dépouilles, mais cela ne leur servit de rien, car ils ne purent les emporter loin. Les Arméniens et les Syriens, voyant qu'ils étaient vaincus et poursuivis par les nôtres, venaient à leur rencontre et les tuaient. Cependant Hugues le Grand, le duc Godefroi et le comte de Flandre chevauchaient avec leurs troupes le long de la mer, au lieu où était le plus fort et le plus épais de l'armée des ennemis; ils commencèrent à les presser si vivement que ceux-ci ne purent regagner leurs tentes, comme ils s'efforçaient de le faire; et, pour les poursuivre plus promptement, les nôtres prenaient les chevaux de ceux qui mouraient, laissant sur le champ de bataille, la bride sur le cou, leurs propres chevaux, décharnés et épuisés de faim. O admirable vertu! immense pouvoir du Dieu tout-puissant! tes chevaliers, affligés d'un long jeûne, poursuivent des ennemis boursouflés de graisse et de nourriture, et les pressent tellement qu'ils n'osent aller pourvoir aux richesses qu'ils laissent derrière eux; ton esprit remplissait l'âme de tes guerriers et donnait des forces à leur corps, de l'audace à leur cœur; ils ne sont retardés, ni par la cupidité du butin, ni par l'avidité de s'emparer de rien de ce qu'ils voient, car leur âme est surtout altérée de la victoire, de même que dans une boucherie on a coutume de dépecer les corps des animaux, de même, à bon droit, les nôtres détranchaient les corps des Turcs. Le sang jaillissait des corps des blessés; la poussière s'élevait sous les pieds des chevaux qui parcouraient le champ de bataille, l'air en était rempli comme d'un nuage, et on l'eût dit obscurci par le crépuscule. Il arriva que les fuyards, ayant atteint une certaine colline, espérèrent y tenir contre nous. Gérard de Mauléon le vieux, depuis longtemps malade dans la ville assiégée, arriva, porté par un cheval rapide, et tomba sur eux à l'improviste; mais, percé d'un de leurs traits, il mourut ainsi d'une digne mort. En le voyant tomber, ceux qui le suivaient de plus près, comme Everard de Puiset, Pains de Beauvais, Dreux, Thomas et Clairembault, et plusieurs autres jeunes gens de la troupe de Hugues le Grand, se jetèrent sans hésiter sur les ennemis, et trouvèrent une forte résistance; cependant, Dieu aidant, et leur troupe s'augmentant, ils parvinrent vaillamment à dissiper les ennemis. Là, il y eut grande effusion de sang, et tombèrent en grand nombre les têtes de tels qui, s'ils eussent continué à fuir comme ils l'avaient commencé, pouvaient bien échapper. On les poursuivit jusqu'au pont de fer et au château de Tancrède, mais on ne put aller plus loin, parce que l'obscurité de la nuit mit fin à la poursuite ; il périt ce jour-là cent mille de leurs cavaliers, mais l'ennui de compter a empêché que l’on ne connût le nombre de morts qu'il y eut parmi les gens de pied. Les chevaliers fatigués, se voyant loin de la ville, se rendirent aux tentes de leurs ennemis, et y trouvèrent en abondance à manger autant qu'ils en eurent besoin. Les ennemis, avant que Dieu envoyât l'effroi dans leur cœur, avaient préparé des viandes et mets de toutes sortes, dans des poêles, des marmites, des chaudières et des pots, mais les malheureux qui avaient apprêté tout cela ne purent ni le cuire, ni le manger. On eût vu ce vénérable prêtre, l'évêque du Puy, couvert de la cuirasse, la sainte lance à la main, qui, dans l'excès de sa joie, laissait couler sur son visage d'abondantes larmes, il exhortait les siens à rendre grâces à Dieu, par qui ils avaient vaincu; il leur disait : Depuis qu'il y a des guerriers, on n'en a pas vu de pareils à vous, car il n'en est point qui, en si peu de temps, aient combattu en tant de batailles que vous en avez livré depuis que vous avez traversé la mer de Constantinople. Il est donc bien étranger à la foi chrétienne, celui qui voit ce que vous avez vu aujourd'hui, et ne demeure pas constant en l'amour de Dieu. C'était par ces discours, et d'autres semblables, que le vénérable pontife instruisait les hommes confiés à ses soins, et modérait leurs rires et leurs jeux, l'effet de sa présence se réfléchissait sur tous, et nul devant lui n'eût osé proférer une vaine parole.

IV.

La nuit se passa ainsi, et le lendemain on trouva quinze mille chameaux et des chevaux, des mules, des ânes, des brebis, des bœufs et du bétail de toute sorte, en telle abondance qu'il serait impossible de le compter : on trouva des vases d'or et d'argent en quantité, un grand nombre de manteaux, de nombreuses dépouilles de grand prix et de diverses sortes ; alors les nôtres revinrent triomphants à la ville, où ceux qui y étaient demeurés, clercs, prêtres et moines, vinrent solennellement les recevoir en procession ; l'émir qui était dans le château, voyant son prince et ceux qui se trouvaient avec lui sur le champ de bataille mis en déroute, et voyant aussi d'innombrables milliers de chevaliers blancs parcourir la plaine avec une bannière blanche, fut saisi d'une telle terreur, qu'il demanda qu'on lui donnât pour sauvegarde une de nos bannières. Le comte de Saint-Gilles, qui était demeuré à la garde de la ville, lui donna la sienne, que l'émir accepta avec reconnaissance et attacha au mur de son château; mais ayant appris de quelques Lombards que ce n'était pas la bannière de Boémond, auquel avait été cédée toute la ville, il la rendit au comte et demanda celle de Boémond; Boémond la lui envoya ; en la recevant, il manda à Boémond de le venir trouver ; celui-ci suivit de près les envoyés, et écouta ce que l'émir avait à lui dire. Le Gentil demanda pour condition que ceux qui étaient avec lui et voudraient s'en aller n'eussent à souffrir aucun mal et fussent conduits jusque dans le pays des Sarrasins ; que ceux qui voudraient se faire chrétiens en eussent la liberté. Boémond, rempli d'une joie infinie, dit : « Ami, nous t'accordons volontiers ce que tu nous demandes, mais attends un peu que j'aille rapporter ceci à nos princes, et je reviendrai promptement vers toi. » Il courut en grande hâte, et ayant rassemblé les chefs, il leur rapporta les paroles du Gentil : tous les agréèrent, et rendirent grâces à Dieu tout-puissant. Boémond s'en retourna vers le Gentil, naguère maître du château, et confirma la promesse des conditions par lui requises ; mais l'émir se soumit à l'évêque du Puy et à la sainte loi du christianisme avec trois cents de ses chevaliers, tous jeunes et beaux. Il y eut, parmi les Chrétiens, plus de joie de leur conversion que de la reddition du château; Boémond reçut le château, et conduisit dans les terres des Sarrasins ceux qui ne voulurent pas se faire chrétiens. Après trois jours de jeûne, les Gentils furent baptisés avec une grande joie, et par là s'accurent la gloire de Dieu et la renommée des Chrétiens. Ils avaient coutume de raconter ensuite que, comme ils étaient à regarder le combat du haut du fort, ils avaient vu tout-à-coup d'innombrables milliers de chevaliers blancs, que cette vue les avait frappés d'une violente frayeur, et cela n'est pas étonnant, car au même moment le château fut ébranlé de fond en comble. Lors donc qu'ils virent cette troupe blanche réunie aux Chrétiens, et les leurs avoir le dessous et prendre la fuite, ils comprirent aussitôt que c'étaient des esprits célestes, et qu'on ne pouvait l'emporter sur le Dieu des Chrétiens ; alors leurs cœurs furent touchés et ils promirent de se faire chrétiens. Ce combat fut livré le vingt-huitième jour de juin, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul : ainsi Dieu, nous regardant d'un œil de miséricorde, termina cet orage de tribulations qui pendant dix mois s'était accumulé sur nous à Antioche; et cette ville royale, depuis si longtemps soumise au joug d'une diabolique captivité, recouvra la liberté première qui lui avait été enlevée, les ennemis qui l'avaient réduite en servitude devinrent eux-mêmes captifs et se dispersèrent dans les retraites des forêts, dans les cavernes des rochers et les creux des montagnes; les Arméniens et les Syriens, habitants du pays, allèrent les cherchant pendant plusieurs jours; et ils les trouvaient, les uns demi-morts, les autres blessés, ceux-ci pansant quelque partie de leur tête, ceux-là tenant les mains sur leur ventre, pour empêcher les entrailles d'en sortir; et ils les tuaient, après les avoir dépouillés. Ainsi furent détruits les ennemis de Dieu, et les Chrétiens, ses serviteurs élus, se réunirent avec joie et triomphe dans cette glorieuse ville; ils se rassemblèrent un jour et délibérèrent d'envoyer des messagers à l'empereur de Constantinople, pour lui annoncer qu'il pouvait venir se mettre en possession de sa ville. O douleur! tous jugèrent qu'envoyant vers un souverain, ils devaient choisir un envoyé de maison royale, et ils élurent Hugues le Grand, homme de race et de mœurs vraiment royales, ce qu'ils n'eussent pas fait s'ils eussent su qu'il ne devait pas revenir. Après avoir accompli son ambassade vers l'empereur, il fut surpris par la mort, et ne put à la fin de sa vie retourner où il avait dessein de se rendre.

Ce renard d'empereur de Constantinople n'osa pas venir se mettre en possession de cette grande ville, car il reconnaissait qu'il avait violé la foi jurée avec serment, et dont les Francs et lui s'étaient donné des gages; qu'il n'avait gardé aucune des conventions faites avec eux, et qu'ainsi elles étaient anéanties. Cependant ceux qui étaient dans la ville commencèrent à s'occuper de reprendre leur route vers le saint sépulcre, et délibérèrent sur le moment de leur départ, et sur l'époque où ils devaient terminer leur voyage. Il fut convenu d'un commun accord qu'on attendrait pour partir les calendes d'octobre; la chaleur de l'été était brûlante et le pays des Sarrasins, où ils allaient entrer, aride et sans eau. Ils attendirent donc le moment où devait venir l'humidité et où recommenceraient à jaillir les sources cachées dans la terre; il fallait aussi décider ce que ferait dans l'intervalle tout ce peuple, où et de quelle manière on le nourrirait : lorsqu'on se fut décidé, on fit chercher le crieur public, afin qu'il publiât ce qui avait été décidé. Le crieur ayant été trouvé, monta sur un lieu élevé et publia que tous ceux qui étaient dans le besoin demeureraient dans la ville, et serviraient à des conditions ceux qui étaient plus riches: les princes se séparèrent et se rendirent dans leurs villes et châteaux.

V.

Il y avait dans l'année du comte de Saint-Gilles, un certain chevalier nommé Raimond, surnommé Pelet, vaillant de cœur et beau de corps; il avait les Turcs en très grande haine, et ne put supporter longtemps qu'on les laissât en repos. Il rallia une nombreuse multitude de chevaliers et de gens de pied, et les conduisit dans les terres des Sarrasins: ils traversèrent le territoire de deux villes et arrivèrent à un certain château, nommé Talaminie, qui appartenait aux gens de Syrie; les Syriens reçurent les nôtres et se soumirent de très bon cœur à leur domination. Ils y passèrent huit jours, puis marchèrent à un autre château, dans lequel était renfermée une grande multitude de Sarrasins : y étant arrivés, ils l'attaquèrent à main armée, et, combattant tout le jour sans relâche, remportèrent sur le soir. Lorsqu'ils l'eurent pris, ils tuèrent tous ceux qui étaient dedans, excepté ceux qui reçurent le baptême, après ce massacre, ils retournèrent à Talaminie, et après y avoir passé deux jours, en sortirent le troisième, et marchèrent à la ville nommée Marrah. Là s'était rassemblée, attendant leur arrivée, une troupe assez nombreuse de Turcs et de Sarrasins, venus d'Alep et des autres villes et châteaux d'alentour.; comme ils approchaient, les barbares sortirent à leur rencontre, mais ne furent pas en état de soutenir longtemps le combat contre les nôtres, ils prirent la fuite et se réfugièrent dans la ville : les nôtres cependant ne purent demeurer longtemps en ce lieu, l’excessive chaleur de l'été les tourmentait violemment, et ils ne trouvaient point de quoi boire : vers le soir donc, ils retournèrent au château de Talaminie. Avec les nôtres étaient allés à Marrah plusieurs Chrétiens, habitants du pays, mais qui, n'ayant pas voulu suivre la même route qu'eux pour s'en retourner, tombèrent dans une embuscade des Turcs, qui les prirent et les tuèrent; ils moururent parleur folie, car s'ils étaient retournés avec les nôtres, aucun d'eux n'aurait péri : mais comme dit le commun proverbe, les fous ne craignent rien, jusqu'à ce que le malheur tombe sur eux. Raimond ne retourna pas à la ville de Marrah, parce qu'il n'avait pas une armée suffisante pour l'assiéger, mais il demeura dans son château jusqu'au temps marqué des calendes d'octobre, et, pendant tout cet intervalle, tint en grande gène le pays des Sarrasins. Ceux qui étaient demeurés à Antioche passèrent le temps en grande tranquillité et joie, jusqu'au moment où ils perdirent leur seigneur, l'évêque du Puy. Il tomba malade au mois de juillet, l'armée étant en parfaite paix, mais sa maladie ne dura pas longtemps, car Dieu ne permit point qu'il fût tourmenté d'une longue souffrance; aux calendes d'août, son âme sainte, délivrée des liens de la chair, passa dans le paradis, le jour de la glorieuse fête de saint Pierre, dit aux liens ; et afin qu'en ceci se vît clairement le décret de la divine justice, le jour où les liens du prince des apôtres furent portés de Jérusalem à Rome fut celui où l'âme du pontife se délivra des liens de son corps. Nulle tribulation n'avait causé dans l'armée du Seigneur une tristesse égale à celle qu'y causa cette mort; tous le pleurèrent à bon droit, car il était le conseil des riches, le consolateur des affligés, le soutien des faibles, le trésor des indigents, le conciliateur des différends; il avait coutume de dire aux chevaliers :Si vous voulez triompher et être amis de Dieu, conservez la pureté de votre corps et ayez pitié des pauvres; nulle chose ne vous préservera de la mort autant que l'aumône, elle garantit mieux qu'un bouclier, elle est aux ennemis plus aiguë qu'une lance: que qui ne sait pas prier fasse l'aumône, et il priera pour lui-même. Ses œuvres et ses discours en ce genre l'avaient rendu cher à Dieu et à tout le peuple; mais pour énumérer toutes les vertus dont il était doué, il se faudrait trop éloigner de la suite de cette histoire.

Lorsqu'il eut été honorablement enterré dans l'église de Saint-Pierre, le comte de Saint-Gilles passa dans le pays des Sarrasins, et arriva à une ville qu'on appelle Albar; ce vaillant chevalier l'entoura de ses troupes et l'attaqua: il se livra longtemps, entre son armée et ceux de la ville, un combat à coups de traits et de flèches; mais voyant que cela n'avançait de rien, il fit dresser des échelles contre les murs, des chevaliers y montèrent couverts de leurs cuirasses et forcèrent les ennemis à prendre la fuite.

Les chevaliers qui étaient montés sur le rempart se trouvèrent plus élevés que leurs adversaires, qui leur furent par là inférieurs en force; ils descendirent du mur sur les toits des maisons, et des maisons sautèrent dans les rues. De tous côtés s'enfuirent les vieillards, les enfants, les jeunes gens, mais la fuite ne leur servit de rien ;

le comte ordonna de décapiter tous ceux qu'on prendrait et qui refuseraient de croire en Jésus-Christ. On vit tomber plusieurs têtes; plusieurs jeunes garçons et jeunes filles perdirent une vie qu'ils auraient pu conserver encore longtemps. Ceci se fit par un jugement de Dieu, car cette ville avait appartenu aux Chrétiens, et les Turcs la leur avaient enlevée, en leur infligeant à plaisir une semblable mort. On ne sauva de toute cette multitude que ceux qui, embrassant volontairement la foi du Christ, reçurent le baptême : ainsi la ville fut purifiée et rendue à notre culte. Le comte tint conseil avec ses grands, pour nommer un évêque qui l'aidât et le conseillât dans le gouvernement de la ville, et affermit la foi de Jésus-Christ dans le cœur des nouveaux baptisés. On élut un homme sage et renommé, puissant en la science des lettres et en toutes les autres, et il fut envoyé à Antioche pour être sacré.

 

LIBER OCTAVUS.

CAPUT PRIMUM.

Aestivum tempus solis ardore represso, cum jam transiret, noxque diem horarum numerositate transscenderet, milites Christi quaqua versum aestivarant ad Antiochiam remearunt, et Kalendis Novembris, die festo solemnitatis Omnium Sanctorum ibi convenerunt. Et benedicta gloria Regis aeterni, quia tunc numerosior fuit turba redeuntium quam fuerat, cum se ab invicem diviserunt. Ex cunctis enim mundi partibus secuti erant multi egregii milites et pedites priorum vestigia, quotidieque crescebat Christiana militia. Cumque in unum ita residerent, et de via sancti sepulcri quo dirigerent iter, disponerent, Boamundus pactionem urbis requirit, quam sibi spoponderant. Comes Sancti Aegidii dicebat id non posse fieri propter sacramenta quae per Boamundum fecerant imperatori Constantinopolitano. Inde per dies plurimos factus est in ecclesia Sancti Petri conventus, magnusque verborum ex utraque parte conflictus. Cumque in communi conventu fieri, nequiret ulla diffinitio quae paci conveniret, episcopi et abbates, et consilii sanioris duces et comites, locum in quo est cathedra Sancti Petri intraverunt, et illic intra se diviserunt, qualiter et Boamundo servarent promissa, et imperatori facta sacramenta. Cum vero a loco consilii exierunt, consilium tamen omnibus patefacere noluerunt. Itaque domestico affatu revelatum est consilium comiti Sancti Aegidii, et ipse laudavit dispositum, ita tamen ut Boamundus pergeret cum eis iter inceptum. Boamundus requisitus, idem laudavit, et uterque in manibus episcoporum, fidei astipulatione, promisit, quod ab ipsis via sancti sepulcri nunquam desereretur, neque propter dissidium ullum quod inter se habuerint conturbaretur. Tunc Boamundus munivit castellum quod supereminet civitati, et comes palatium Cassiani, et turrim quae supra portam urbis est, a parte portus Sancti Simeonis. Quia vero nos longo narrationis tractu Antiochiae detinuit, nostrosque peregrinos milites per octo menses sua obsidione fatigavit, nec ulla vi humana vel arte, vel ingenio superari potuit; de ejus situ et magnitudine aliquid dicamus, eisque qui eam nunquam viderunt aliquid inde aperiamus.

CAPUT II.

Urbem hanc, ut ejus historia testatur, sexaginta quinque reges constituerunt, qui omnes ejus principatui famulatum subjectionis exhibuerunt. Circumdatur autem muris duobus. Prior est ex magnis lapidibus in quadrum sectis, et subtili artificio politis, et in eo ordinatae et distinctae sunt in suis locis quadringentae turres et sexaginta. Hic se intuentibus venustate suae compositionis arridet, et spatiosus est latitudine nimis ampla. Continentur intra septa murorum quatuor montes magni et in altum eminentes. In altiore eorum constructum est castellum, quod ita naturali positione munitur, quod nec bellicosum timet impetum, nec cujuslibet machinationis ingenium. Trecentas et sexaginta Ecclesias obtinet in sui confinii territorio, et patriarcha habet centum et quinquaginta et tres episcopos sub principatu suo. Ab oriente quatuor magnis montibus praemunitur, ab occidente vero quodam flumine alluitur, cujus nomen Farfar dicitur. Hanc Antiochus rex cum suis, ut supra diximus, sexaginta quinque regibus constituit, nomenque ei de suo nomine indidit. Hanc itaque urbem regiam tamque famosissimam obsederunt nostri peregrini milites, per octo menses et diem unum, et tribus hebdomadibus intus fuerunt inclusi a gente Parthorum; qua divino superata subsidio, postea quieverunt in ea quatuor menses et dies octo. Quibus explicitis, Raimundus comes Sancti Aegidii primus cum gente sua de Antiochia exiit, et ad urbem quae Rugia dicitur pervenit, Alia die ad alteram venit civitatem, quam nominant Albariam. Has duas civitates compendiosa sua militia suo subjugaverat imperio, Christique mancipaverat servitio. Quarto die, exeunte Novembre, venit ad urbem quae Marra nuncupatur; quam Raimundus Piletus miles ejus primus invaserat, sed recessit fortiter inde repulsus. Erat autem civitas illa populosa, et ab omni gente quae in circuitu erat nimis constipata. Quae gens adversa, ut nostros eminus conspexit, quia ad comparationem sui pauci esse videbantur, despexit, eisque extra civitatem resistere conata est. Sed protinus agnoverunt quod gens compendiosa et fortis praefertur temulentae multitudini; et praecipue gens illa cujus spes est et fiducia in nomine Domini. Nostri enim ut viderunt illos ad resistendum paratos, clypeis pectoribus oppositis, lancearumque mucronibus praepositis, militari impetu in illos irrumpunt, sicque per medium subeuntes disrumpunt. Ibi confregit Dominus potentias arcuum, scutum et gladium et bellum, quia postquam gladiis agitur pugna, inutilis et arcus et sagitta. Qui portae civitatis propinquior fuit, beatiorem se esse existimavit; qui vero longe aberat, toto affectu peroptabat ut aut portae vicinior fieret, aut ad se porta veniret. Multum quippe illis profuit, quia prope januam civitatis illa congressio facta fuit. Tamen non omnes qui incolumes fuerant egressi, salutari recessu sunt regressi. Illi potissimum malos regressus habuerunt, quos nostri primo impetu invenerunt. De nostris equis plurimos sagittaverunt, sed de suis sessoribus ad terram devolutis, multo plures reliquerunt. Ipsis itaque intra urbem receptis, nostri ad jactum sagittae unius tentoria ponunt. Excubata igitur nocte tota, cum in crastinum diurnae luci solis se jubar immiscuit, nostri armis instructi urbem undique vallaverunt, acerrimoque congressu invaserunt.

Tela, sudes, lapidesque volant, ignesque facesque,
Ex quibus arderent introrsus tecta domorum.

Sed obsistente hostium immensa multitudine, illa die nostri nihil praevaluerunt, sed lassi ad tentoria remearunt. Ipsa die Boamundus cum gente sua multisque aliis comitem secutus illuc pervenerunt, et castra metantes undique urbem vallaverunt. Quod videntes qui introrsus erant, nimio terrore percelluntur, omnesque portae civitatis objectu lapidum ab eis obstruuntur. Acceperunt igitur comites in invicem consilium, quoniam ex aequo non fiebat praelium. Praecipiuntur fieri arietes, ferratae scilicet trabes, quae manibus militum funibus appensae et tractae in murum impellerentur, et sic crebris earum percussionibus muri destruerentur. Facta est et lignea turris, lapideis turribus satis altior, et machinis omnibus quae introrsus erant eminentior. Habebat autem tria solatia quae erant bene scutis et trochleis praemunita. In duobus superioribus erant loricati cum telis et sudibus et sagittis, et lapidibus, pilis, et facibus; subtus erant nihilominus armati qui rotas impingebant, super quas ipsam turrim constituerant. Alii quidem factam testitudinem muro applicuerunt, et fossatum quod erat ingens adaequarunt, ut turrim muro possent sociare, et ipsius munimine protecti, ipsum murum valerent perforare, quod ita factum est. Sed miseri cives contra fecerant quoddam instrumentum, quo grandes lapides adversum turrim jaciebant, et etiam ignem Graecum, quo eam arderent, emittebant. Sed Dei gratia protegente, omnis conatus eorum omnesque machinationes frustratae sunt, et ad nihilum redactae. Nam turris lignea ubi muro proxima fuit, omnes qui in illa parte muri erant, ut sub se despiciens prostravit.

Guillelmus de Monte Pislerio, [alias Pessulano] ipse fuit cum multis aliis in superiori solario. Erat autem cum eo venator quidam, nomine Ewardus, qui spiritu buccinandi erat praeditus. Nam sono tumultuosae vocis et adversarios exterrebat, et suos ad bella incitabat. Et dum Guillelmus cum suis quae circa se sunt devastat; nam missis molaribus saxis, ipsa domorum tecta confringebat; qui sub eo erant, murum fodiebant, et alii ad muri propugnacula scalam erigebant, quam erectam, cum nullus auderet ascendere prior, non pertulit quidam Gulferius de la Turre miles honestus, sed incunctanter ascendit murum, pluresque viri fortes secuti sunt eum. Gentiles vero, ut viderunt eos super murum ascendentes, ira vehementi commoti sunt, et undique in illos consurgunt, tantumque eos jaculis et sagittis coarctaverunt, ut quidam nostrorum qui murum ascenderant, seipsos ad terram dejecerint, qui mortem, quam evadere putabant, collisi ad terram invenerunt. Quod cum vidisset clara juventus nostrorum, Gulferium scilicet cum paucis pugnare super propugnacula murorum, immemores sui, sed memores sociorum, confestim ascendunt, partemque muri sua multitudine cooperiunt. Stabant autem juxta ligneam turrim sacerdotes et levitae, ministri Domini, invocantes propugnatorem gentis Christianae Jesum Christum Filium Dei, et dicebant: « Domine, miserere nostri. Esto brachium nostrum in mane, et salus nostrae in tempore tribulationis. Effunde iram tuam in gentes quae te non noverunt, et in regna quae nomen tuum non invocaverunt (Psal. LXXVIII, 6). Disperge illos in virtute tua, et depone eos, protector noster Domine (Psal. LVIII, 12). » Dum sic ageretur, quod alii pugnabant, alii plorabant et psallebant, alii muros suffodiebant, Gulferius graviori pugna desudabat, quia omnes adversarii in eum et in ejus consortes, et ipse cum suis contra omnes. Clypeus ejus erat omnibus suis protectio fortis, his videlicet qui erant in muro. Muri brevis et arcta latitudo, socium sibi conjungi non admittebat, nec adversarium, nisi unum, venire permittebat: sed de Gulferio nullus hostium triumphavit, cum tamen ipse de compluribus triumphaverit. Propterea nemo illi jam occursare praesumebat, quia infortunium quod aliis ense illius contigerat, unusquisque sibi metuebat. Tela, sagittas, sudes, lapides, illi jaciebant, tantumque clypeum ejus ex his oneraverant, ut ab uno homine levari non potuerit. Jamque fortissimus vir fatigatus erat, jamque sudores toto de corpore in terram defluebant, jamque ut ei alter succederet grandis necessitas exigebat, cum illi qui murum suffoderant, cum magno impetu intraverunt, detruncantes universos quos primitus invenerunt. Qua inopinatae rei admiratione stupefacti sunt omnes qui erant super muros, et

Concito vitalis calor ossa reliquit eorum,
Frigidus atque pavor possedit corda reorum.

Quid faceret gens data neci, sensuque aliena, quam sui undique hostes urgebant et intra et in muro? Gulferius enim qui paulo ante fatigatus deficiebat, novas interim resumpserat vires, et jam non clypeo protectus aut galea, sed ensem rubeum tenens in dextera, fugientem celer insequitur hostem; pluresque mortificavit formidine quam gladio, qui seipsos praecipitaverunt de muro. Erat autem super portam una turris quae praestantissima et fortior caeteris videbatur, in eam mandavit Boamundus ditioribus civibus per interpretem, ut fugerent, quoniam eos a morte liberaret, si se ab ipso redimerent. Quod et illi fecerunt, seque fidei illius crediderunt. Cessavit igitur tunc illa persecutio, quia ultra protendi abnuebat vesperi obtenebratio. Sabbatum vero cum esset, nec victoribus nec victis poterat esse requies. Misit comes circa urbem excubitores, et intus et extra, ne ullus fugeret, et spolia urbis secum auferret.

In crastinum ut dies lucescere coepit, nostri ad arma currunt, et per vicos et plateas, tectaque domorum, ceu leaena raptis catulis, saeviendo discurrunt:

Dilaniant, traduntque neci pueros juvenesque,
Quosque gravat longaeva dies, curvatque senectus.

Nulli parcebant, sed plures, ut citius finirentur, laqueis suspendebant. Mira res, mirumque spectaculum, quod tantae gentis multitudo et armata, sic impune occidebatur quod nullus eorum reluctabatur. Quia vero nostrorum erat quidquid quisque reperiebat, ipsa mortuorum exta eviscerabant, et bysanceos et nummos aureos inde eruebant. O detestanda auri cupiditas! Omnes viae urbis rivis sanguinum inficiebantur, et cadaveribus cadentium sternebantur. Et o gens caeca, et omnino morti destinata! Nullus ex tanta multitudine fuit, qui nomini Jesu Christi voluerit confiteri. Boamundus denique illos quos in turris palatio jusserat includi, ad se venire jussit, annosaeque aetatis mulieres et decrepitos senes, et invalido corpore imbecilles, praecepit interfici; puberes et majusculae aetatis adultos, validoque corpore viros reservari, et ut omnes venderentur, conduci Antiochiam. Facta est autem maceratio haec Turcorum duodecimo die Decembris, in die Dominica, nec tota tamen fieri potuit die illa. In crastinum autem quicunque in quibuscunque locis inveniebantur, eidem poenae capitis subjiciebantur. Nullus erat locus in urbe tota, nullaque fovea quae eorum cadaveribus seu cruoribus non esset inquinata.

CAPUT III.

Urbe igitur sic acquisita, et a rebellibus Turcis liberata, Boamundus pacem comitis requisivit, ut scilicet Antiochiam absolutam sibi redderet, et in pace eam sibi habere permitteret. Comes vero contra dicebat id nullatenus sine perjurio posse fieri, propter sacramentum, quod ipso etiam mediante factum fuerat imperatori Alexio. Boamundus itaque reversus est Antiochiam, suamque ibi dimisit societatem. Dietavit autem in illa civitate exercitus Francorum per mensem unum et dies quatuor; et in hac mora temporis obiit morte pretiosa episcopus Oriensis. Longo quidem tempore, nimiumque prolixo hiemaverunt ibi, quia nihil quod ederent, quod raperent, poterat, inveniri. Sicque famis injuria compellente, contigit, quod etiam dictu horribile est, quod corpora gentilium in frusta scindebant et comedebant. Hac igitur incommoditate permotus comes Sancti Aegidii mandavit cunctis principibus, qui erant Antiochiae, ut ad Rugiam civitatem convenirent, et de via sancti sepulcri ibi inter se disponerent. Illi quidem illic convenerunt, sed de quo et pro quo venerant minime locuti sunt, sed de pace et concordia inter comitem et Boamundum colloquium habuerunt. Quibus minime conciliatis, omnes principes Antiochiam reversi sunt, et comitem et viam dimiserunt. Remanserunt autem cum comite non solum sui, sed et multa juventus, cui inerat ardor viam perficiendi. Ipse igitur plus in Domino confidens, quam in principibus, ad Marram, ubi eum peregrini praestolabantur est reversus, fuitque dolor magnus in omni exercitu Christianorum de dissensione principum. Omnes quidem noverant quod pura justitia cum Raimundo erat, nec ullus amor aut ambitio eum ad indebitum declinare poterat. Qui tamen ut vidit quod propter eum impediretur via sancti sepulcri, admodum indoluit, et discalceatis pedibus a Marra usque Capharda pervenit.

Ibi quatuor diebus perendinatis, cum principes iterum convenirent, et de eadem re verborum conflictus haberetur, dixit comes Raimundus: « Viri fratres et domini, qui vestris omnibus et vobismetipsis abnegastis propter amorem Dei, ostendite mihi an sine perjurio possum cum Boamundo, si requirit, pacificari; aut si aliter fieri non potest, an pro amore ejus debeam perjurare. » Cumque hujus sermonis judex nullus esse praesumeret, et omnes concordiam laudarent, et quomodo fieri deberet non dicerent, ab invicem discesserunt, et Antiochiam redierunt. Sed Northmannus comes cum suis omnibus remansit cum Raimundo, sciens et intelligens, quia justitia erat cum eo. Igitur hi duo comites agmina sua disponunt, et ad Caesaream tendunt. Rex enim Caesareae saepius significaverat comiti Marrae et Caphardae, quod cum eo pacem vellet habere, eique de suo gratanter servire. Hac fiducia illuc perrexerunt, et prope civitatem castra posuerunt. Rex autem ut vidit agmina Francorum juxta se posita, vehementer obstupuit, et indoluit, et ne illis ullum mercatum praesentaretur, prohibuit. In crastinum misit comites duos de suis, qui eis vada fluminis ostenderent, et ubi praedam capere possent conducerent. Erat autem nomen fluminis Farfar. Conduxeruntque illos in vallem satis idoneam, bonisque omnibus locupletem. Huic praeerat quoddam munitissimum castrum sub quo invenerunt viginti millia animalium, in valle fertili pascentium, quae omnia nostri rapuerunt. Et castellum obsidere vellent, illico castellani se reddiderunt, pactumque hujuscemodi tenendi in perpetuum foederis, cum comitibus habuerunt. In fide sua promiserunt, et super legem suam juraverunt quod nunquam amplius nocerent Christianis peregrinantibus, eisque sicut et hominibus suae gentis praeberent mercatum et hospitium. Manserunt autem ibi per dies quinque. Sexto vero die oneratis camelis et jumentis, frumento, farina, et oleo, et caseis, rebusque aliis ad edendum idoneis, gaudentes exierunt, et ad castellum quoddam Arabum pervenerunt. Dominus autem castelli sapienti usus consilio, obviam venit comiti Raimundo, et pacificatus est cum illo.

Inde venerunt ad quamdam civitatem, in quadam valle speciosa et spatiosa constitutam, muris et turribus bene munitam, et omni genere fructuum abundantissime refertam, quam incolae appellant Caphaliam. Hujus urbis habitatores audito rumore Francorum perterriti, proprias sedes deseruerant, et ad alienas confugerant. Quippe infelicitas quae contigerat Antiochiae et Marrae, omnes perterruerat, et fugae domesticos effecerat. Cumque nostri tentoria circa eam vellent ponere, et in gyrum obsidere, mirati sunt quod de tanta civitate non aliquis obviam veniebat, nec in excelsis turribus aut moenium propugnaculis apparebat; altumque silentium intus habebatur, nec ullius vocis sonus audiebatur. Tunc miserunt exploratores qui rem diligenter inquirerent, et inquisitam renuntiarent. Illi autem profecti, cum portae propius accessissent, januam quidem apertam invenerunt, sed intus neminem esse viderunt. Tunc scuta vultibus praeponentes, cum aliqua adhuc cunctatione portas subeunt; sed nec viros nec mulieres, nec aliquam bestiam intus invenerunt. Pulchros quidem apparatus ibi inveniunt, horrea scilicet frumento plena, torcularia vino redundantia, arcas plenas nucibus, caseis et farina. Tunc cito ad comites redeunt, et quod invenerunt referunt. Non fuit ibi opus tentoria figere, quoniam Deus faciebat illos in labores illorum sine ferro vel pugna introire. Ibi actum est quod dicitur in proverbiis Salomonis: Conservatur justo substantia peccatoris (Prov. XIII, 22). Ibi invenerunt hortos plenos oleribus et fabis, aliisque leguminibus jam ad praecocitatem maturantibus. Ibi quietaverunt tribus diebus, et custodibus deputatis qui urbem custodirent, quaedam ardua montana conscenderunt, et in vallem descenderunt. Erat autem illa vallis gratuita, et omnium frugum fructuumque ubertate plenissima; manseruntque ibi per dies quindecim. Prope vallem erat castellum, Sarracenorum multitudine plenum. Quod cum die quadam nostri aggrederentur, Sarraceni de muro projecerunt eis multas pecudes, plurimaque animalia, putantes quod nostri nil aliud quaererent nisi victum: quae nostri gratanter receperunt, et ad tentoria conduxerunt. In die altera collegerunt papiliones et tentoria, et illuc castra direxerunt; sed cum illuc pervenerunt, ab omni gente vacuum invenerunt: illa enim nocte omnes fugerunt, sed magnam copiam frugum et fructuum, lactis et mellis dimiserunt. Ibi celebraverunt nostri Purificationem sanctae Mariae Dei genitricis, glorificantes Deum qui tanta bona ministrabant eis.

CAPUT IV.

Rex de Camela civitate misit comitibus nuntios suos, dum ibi erant, rogans ea quae pacis sunt, praemittens dona concupiscibilia, et equos et aurum. Misit arcum aureum, vestes pretiosas, et micantia tela; quae omnia nostri receperunt, sed nil certi tunc illis renuntiaverunt. Rex Tripolis eodem terrore permotus, misit equos decem et mulas quatuor; similiter rogans ea quae pacis sunt. Sed dona quidem receperunt, illique quod nunquam pacem cum illo haberent, nisi Christianus efficeretur, remandaverunt. Comes enim S. Aegidii multum desiderabat terram illius, quia optima erat, et regnum ejus, quoniam prae caeteris erat honorabilius. Itaque quatuordecim diebus explicitis, quinto decimo exierunt de optima valle, et abierunt ad quoddam antiquissimum castrum, cui nomen erat Archas; quod licet haberet nomen castri, tamen egregiis urbibus poterat aequiparari, et loci positione, et clausura murorum, et eminentia turrium. In hoc propter fortitudinem gens magna confluxerat, quia nec arma, nec hostem, nec aliquod ingenium metuebat. Hoc tamen nostri, celeri obsidione vallantes, cum festinatione aggressi sunt; sed eorum impetum castellani viriliter sustinuerunt. Saepius illos invaserunt omni genere telorum et tormentorum; et non praevaluerunt, sed magis quam lucrarentur perdiderunt. Tunc quatuordecim de nostris militibus otio vacare nescientes, erga Tripolim perrexerunt, et sexaginta Turcos invenerunt, qui multos captivos, et plus quam mille et quinquaginta animalia rapuerant, et ante se ducebant. Quos ut nostri viderunt, licet perpauci essent, in coelum manus protendentes, regemque Sabaoth invocantes, militariter invaserunt; et Domino exercituum adjuvante, superaverunt, et sex de illis occiderunt, et eorum equos retinuerunt, et ovantes ad castra cum immensa praeda remeaverunt. Ingens gaudium fuit in omni exercitu de paucorum magna victoria, et multa rapina. Cumque haec viderent alii, exierunt plures de exercitu Raimundi zelo probitatis accensi, quibus praefuerunt Raimundus Piletus, et Raimundus vicecomes de Tentoria, et vexillis in altum protensis, equitaverunt adversus civitatem quae Tortosa dicitur. Ad quam pervenientes forti impetu aggrediuntur; sed illa die nihil fecerunt; noctoque superveniente in quemdam angulum secesserunt; feceruntque tota nocte immensos rogos ignium, ac si totus adesset retro commanens exercitus Christianorum. Quibus flammarum globis gens quae erat in civitate perterrita, existimantes quod nostri omnes adessent, omnes subito confugerunt, civitatemque plenam bonis opibus reliquerunt. Est autem civitas illa omni necessitate prorsus aliena, ut in optimo portu pelagi constituta. In crastinum cum nostri ad eam expugnandam venerunt, omnino vacuam invenerunt. Summas igitur laudes Deo referentes, intraverunt eam, et quandiu apud Archas duravit obsidio, ibi remanserunt.

CAPUT V.

Est autem et alia civitas non longe ab ea quae dicitur Maraclea, cujus princeps pacem cum eis iniit, ipsosque et eorum vexilla in urbem recepit. O mira Dei virtus, mirandaque potentia! Cum procul abessent principes, qui videbantur regere populum et sustentare, per pauciores et minores coepit Dominus etiam ipsos reges superare, ne dicat humana praesumptio: « Nos Antiochiam aliasque urbes subegimus: nos tot ac tanta bella devicimus. » Quia pro certo nunquam superassent, nisi cum eis fuisset ille per quem reges regnant. Cum vero dux ducum et miles militum Godefridus audisset felices eventus, insignesque triumphos pugnantium, zelo victoriae animatus tunc primum tam ipse quam Flandrensis comes et Boamundus, castra ab Antiochia moverunt, et ad Liciam civitatem venerunt. Ibi quippe divisit se Boamundus ab eis et ab omni exercitu Dei, habuitque a patre suo qui fuit Francigena, optima principia; sed a matre, quae Apuliensis exstitit, retinuit vestigia. Tunc dux et comes ad urbem, quae Gibellum vocatur, acies suas direxerunt, eamque obsidione cinxerunt. Illa siquidem hora, venit nuntius ad comitem Sancti Aegidii quod Turci praeparaverant se ad pugnam contra eum, essetque futurum bellum grave nimis et permaximum. Protinus comes misit nuntium duci et Flandrensi comiti, ut celerrime ad illud venirent praelium, sibique auxilium ferrent. Quod ubi dux audivit, principi civitatis pacem, quam saepe jam quaesierat, mandavit. Pace igitur facta, pactaeque promissionis muneribus receptis, ad speratum bellum convolarunt, et ad obsidionem, quae erat ad supra dictum castrum, convenerunt, et in alteram fluminis ripam castra posuerunt. Sed cum dux videret quod nihil proficeret, contra Tripolim direxit acies, cunctosque ibi paratos reperit hostes. Tensis enim arcubus hostes se nostris opposuerunt, sed nostri praejectis clypeis arcus eorum et sagittas velut stipulas contempserunt. Pugna itaque committitur, sed non aequa lance, quoniam tractis sagittis illi, ut eorum consuetudo est, fugere voluerunt, sed nostri inter ipsos et civitatem obstaculum posuerunt. Et quid pluribus utar verbis? tantum ibi humani sanguinis fusum est quod aqua rubicunda facta est, quae in civitatem fluebat, et eorum cisternas replebat. Nobiliores ipsius civitatis ibi occisi sunt, et qui vivi remanserunt, de contaminatione cisternarum multum ingemuerunt. Qua caede peracta, nostri minime contenti, quia nihil ibi lucrati erant, nisi tela et indumentorum spolia, in supra dictam vallem Desen cucurrerunt, et absque numero oves, boves, asinos, diversique generis pecudes depraedati sunt, et tria millia camelorum simul rapuerunt. Tanta copia bestiarum unde convenerat, nostri vehementer mirati sunt, quia in eadem valle quindecim diebus hospitati fuerunt.

Illi cum tanta redeunt ad castra rapina. Nulla unquam inopia fuit in obsidione illa, quia naves ad quemdam portum veniebant, quae omnia necessaria afferebant. Dominicum Paschae celebraverunt ibi, quod fuit tunc quarto Idus Aprilis. Duravit autem illa obsessio tribus mensibus, una die minus. Fuit autem ibi mortuus Ansellus de Ribodimonte, vir per multa laudabilis, et in suo militari ordine praecipuus, qui dum in mundo fuit, multa digna relatu peregit, quibus illud praeferendum est, quod Aquiscingensis coenobii indefessus adjutor in omnibus exstitit. Similiter ibi mortuus est Pontius Balonensis [vel de Baladino], cujus tempora perforavit ictus lapidis, tormento jaculati. Willermus Picardus, et Guarinus de Petra Mora, primus jaculo, alter obiit sagitta. His vita functis, obsidionem illam nostri dimiserunt, quia illud inexpugnabile castrum nullam timebat violentiam impugnantium.

Detensis igitur tentoriis, ad Tripolim pergunt, et pacem a rege et civibus diu quaesitam stabiliunt. Datis igitur invicem dextris, fidei illorum in tantum se proceres commendaverunt ut usque ad palatium regis civitatem introierint. Rex autem ut fiducia pacis tenendae ex sua parte certior crederetur, trecentos peregrinos ex nostris dissolvit a vinculis, et proceribus donavit. Dedit et quindecim millia Bysanceorum, et quindecim equos multa honestate praeditos, misitque omni exercitui mercatum laudabile, quod omnino privavit illos ab omni necessitate. Pepigit etiam et juravit illis ut si Jerusalem sibi possent acquirere, et bellum quod eis admiraldus Babyloniae inferre minabatur, superare, Christianus efficeretur, et regis Jerusalem ditioni subjiceretur. Fuerunt autem apud Tripolim per dies tres. Videntes autem proceres et viri bellatores, quod jam tempus novarum frugum instabat, concordati sunt, quod Hierosolymitanum iter ex toto arriperent, et omissis omnibus, rectiorem viam tenerent. Erat autem dies Maii quarta, cum de Tripoli exierunt, et per quaedam ardua montana ascendentes ad castrum, cui nomen Betelon, pervenerunt. Altera die venerunt ad urbem quae dicitur Zabaris, in cujus confinio nihil aquae potuit inveniri, qua exstingueretur eorum nimia sitis. Aestus quippe erat, et equi et omnis hominum multitudo sitiebat. In crastinum venerunt ad flumen, cui nomen Braim. Ibi igitur pernoctaverunt, et sitim suam deposuerunt. Nox subsequens fuit Dominicae Ascensionis; et ipsi ascenderunt montem, in quo erat via nimis angusta, in qua putaverunt occurrentes inventuros se hostes, sed Deus, quoniam dux eorum fuit solus, et non erat cum eis Deus alienus, fecit eos inoffensos transire. Tunc venerunt ad urbem Baruth supra mare sitam; deinde ad aliam, quae vocatur Sagitta; post haec ad aliam quae Sur dicitur; deinde ad Acram; de Acra ad castrum, cui nomen Caiphas; et sic ad Caesaream. Est autem Caesarea insignis civitas Palaestinae, in qua Philippus apostolus dicitur domum habuisse, quae usque hodie monstratur, nec non et cubiculum filiarum ejus prophetantium. Est autem in littore maris sita, olim Pirgos, id est turris Stratonis, appellata. Sed ab Herode rege nobilius et pulchrius et contra vim maris utilius exstructa, in honorem Caesaris Augusti Caesarea est cognominata, cui etiam in ea templum albo marmore construxit, in qua nepos ejus Herodes est ab angelo percussus, Cornelius baptizatus, et Agabus propheta zona Pauli est ligatus. Juxta illam nostri sua tentoria fixerunt; et sanctam Domini Pentecosten celebraverunt. Deinde venerunt ad urbem Ramolam, quam Sarraceni propter metum eorum dimiserant vacuam, juxta quam erat illustris ecclesia Sancti Georgii martyris, in qua sanctissimum ejus corpus requiescit; quo in loco ipse pro Christi nomine martyrium suscepit. In ea milites Christiani pro veneratione militis Christi episcopum elegerunt, electum constituerunt, constitutum decimis omnium divitiarum suarum ditaverunt. Et dignum erat ut Georgius invictus miles, eorum militiae signifer, istum ab eis honorem reciperet. Remansit itaque illic episcopus cum suis, dives auro et argento, equis et animalibus. Et ad civitatem statim Hierusalem direxit iter Christianus exercitus, in virtute nominis illius, qui in ea mortuus jacuit, et die tertia resurrexit, cui est cum Patre et sancto Spiritu aequa potestas et gloria interminabilis. Amen.

 

LIVRE HUITIÈME.

I. 

Comme l'été commençait à passer, que l'ardeur du soleil devenait moins vive, et que le nombre des heures de la nuit l'emportait sur celui des heures du jour, les chevaliers du Christ revinrent des lieux où ils avaient passé le temps des chaleurs, ils se réunirent à Antioche aux calendes de novembre, jour où l'on célébrait la fête de tous les saints, et bénirent le roi des cieux de ce qu'à ce retour leur troupe était plus nombreuse qu'elle ne l'était au moment où ils s'étaient séparés, car de toutes les parties du monde, plusieurs renommés chevaliers et gens de pied avaient suivi leurs traces, et l'armée chrétienne s'augmentait tous les jours. Lorsqu'ils se furent ainsi réunis et eurent déterminé la route qu'ils prendraient pour aller au saint sépulcre, Boémond requit l'accomplissement de ce qu'on lui avait promis au sujet de la ville d'Antioche; le comte de Saint-Gilles disait qu'on ne pouvait la lui concéder, à cause du serment qu'ils avaient fait, au nom de Boémond, à l'empereur de Constantinople: on se rassembla donc plusieurs jours dans l'église de Saint-Pierre, et il y eut de part et d'autre un grand combat de paroles. Comme on ne parvenait point dans rassemblée générale à prendre aucune décision qui pût ramener la paix, les évêques et les abbés, et les plus sages ducs et comtes du conseil entrèrent dans le lieu où est la chaire de Saint-Pierre et discutèrent entre eux de quelle manière ils pourraient tenir leur promesse à Boémond et leurs serments à l'empereur. En sortant du lieu du conseil, ils ne voulurent pas déclarer à tous ce qu'ils avaient décidé; mais on le révéla en particulier au comte de Saint-Gilles, qui approuva le parti qu'on avait pris, pourvu cependant que Boémond continuât avec eux le voyage commencé. Boémond, en étant requis, y consentît ; le comte de Saint-Gilles et lui jurèrent, sur leur foi, entre les mains des évêques, qu'ils ne se sépareraient point de ceux qui allaient au Saint-Sépulcre, et ne troubleraient l'armée d'aucun des différends qu'ils pourraient avoir entre eux : alors Boémond fortifia le château qui commande la ville, et le comte, de sa part, fortifia le palais Cassien et la tour qui est sur la porte de la ville, du côté du port Saint-Siméon.

II.

Comme Antioche nous a arrêté par un long récit et que les nôtres se sont fatigués huit mois durant à l'assiéger, sans que ni force, ni habileté, ni aucun art humain pût parvenir à s'en emparer, nous voulons dire quelque chose de la situation et de la grandeur de cette ville, afin d'en donner une certaine connaissance à ceux qui ne l'ont jamais vue. Antioche, ainsi que nous l'atteste son histoire, a été fondée par soixante-quinze rois, qui tous se reconnurent soumis à sa domination ; elle est entourée d'un double mur; le premier est construit de grandes pierres carrées, polies avec un travail précieux : on compte, rangées sur ce mur, quatre cent soixante tours. La construction de la ville plaît aux yeux par sa beauté, et son étendue est très spacieuse, dans l'enceinte des murs sont quatre grandes montagnes d'une haute élévation; sur la plus haute est construite la citadelle, tellement forte par sa position naturelle qu'elle ne craint d'être emportée ni par assaut, ni par l'art des machines. Antioche comprend dans son territoire trois cent soixante églises, et son patriarche sous sa juridiction cent cinquante-trois évêques. Du côté de l'orient elle est défendue par de hautes montagnes, elle est baignée à l'occident par un fleuve nommé le Farfar; cette ville a été fondée par le roi Antiochus, et, comme nous l'avons dit, par les soixante-quinze rois qui lui obéissaient, et il lui a donné son nom. Nos chevaliers pèlerins assiégèrent pendant huit mois et un jour cette ville si fameuse, et y furent tenus renfermés pendant trois semaines par les Perses, lesquels ayant été vaincus par le secours divin, ils s'y reposèrent ensuite quatre mois et huit jours: ce temps écoulé, Raimond, comte de Saint-Gilles, sortit le premier d'Antioche avec ses gens, et arriva à une ville nommée Ruga ; le jour suivant il arriva aune autre ville nommée Albar, son armée soumit en peu de temps ces deux villes à son empire et les assujettit à la foi du Christ : il en sortit le quatrième jour de novembre, et vint à la ville nommée Marrah, qu'avait attaquée avant lui Raimond Pelet, mais dont il s'était retiré, ayant été vigoureusement repoussé. Cette ville était peuplée et fort encombrée de tous les gens qui s'y étaient retirés du pays d'alentour, ces ennemis voyant de loin les nôtres qui leur parurent en petit nombre comparativement au leur, ils les méprisèrent et voulurent les combattre hors de la ville ; mais ils comprirent bientôt qu'une grosse multitude ne vaut pas une petite troupe courageuse, surtout lorsque celle-ci se compose d'hommes qui mettent leur espoir et leur confiance dans le nom du Seigneur. Les nôtres, les voyant préparas à résister, placèrent leurs boucliers sur leurs poitrines, portèrent en avant la pointe de leurs lances, et se précipitèrent sur eux tellement que, tombant sur le milieu de leur troupe, ils la rompirent. Le Seigneur, par la puissance du bouclier, du glaive et de l'attaque, rendit inutile en ce lieu la puissance de l'arc ; car lorsqu'on en vient à combattre au glaive, l'arc ni les flèches ne servent plus de rien; ceux qui se trouvaient les plus proches des portes de la cité se regardaient comme les plus heureux ; ceux qui en étaient loin auraient désiré de tout leur cœur, ou être plus près, ou que la porte s'approchât d'eux. Cet asile servit à un grand nombre, parce que le combat avait eu lieu près des portes de la ville ; cependant de ceux qui étaient sortis en bonne santé, tous ne rentrèrent pas de même, et le retour fut dur à ceux qui avaient eu à essuyer les premiers le choc des nôtres ; ils tuèrent à coups de flèches plusieurs de nos chevaux, mais laissèrent à terre beaucoup de leurs cavaliers. Lorsqu'ils furent rentrés dans les murs, les nôtres dressèrent leurs tentes à une portée d'arc de la ville; ils y passèrent cette nuit sans se coucher, et lorsque le lendemain l'étoile du matin commença à se confondre dans les premiers feux du soleil, les nôtres, rangés en bataille, entourèrent la ville de tous côtés et l'attaquèrent par un rude combat :

alors commencèrent à voler les traits, les épieux, les pierres, les feux et les torches qui brûlaient au dedans les toits des maisons :

mais comme cette immense multitude d'ennemis continuait à résister, les nôtres ne remportèrent ce jour-là aucun avantage et s'en retournèrent fatigués à leurs tentes. Ce jour arriva Boémond avec ses gens et suivi de plusieurs autres comtes, ils placèrent leur camp autour de la ville ; ce que voyant ceux qui étaient dans les murs, ils furent saisis d'une grande terreur, et encombrèrent de pierres toutes les portes de la ville : les comtes reconnurent alors qu'il n'y aurait pas de combat en plaine, et ordonnèrent que l’on fabriquât des béliers, c'est-à-dire des poutres armées de fer, et attachées à des cordes auxquelles se suspendaient par les mains les hommes de guerre, qui ainsi les tiraient, puis les poussaient contre les murs, en sorte que leurs coups multipliés renversaient les murailles. On fit aussi une tour de bois, beaucoup plus haute que les tours de pierre, et dépassant de beaucoup toutes les machines qui étaient dans l'intérieur de la ville, elle avait trois étages, tous bien garnis d'écus et de poulies : dans les deux étages supérieurs étaient des guerriers armés de cuirasses et fournis de traits, de pieux, de flèches, de pierres, de javelots et de torches, au dessous étaient des hommes sans armes, qui poussaient les roues sur lesquelles était placée cette tour ; d'autres ayant fait la tortue, s'approchèrent du mur et comblèrent le fossé qui était fort large, afin de pouvoir amener la tour contre le mur, et de parvenir ainsi à l'abri du munie rempart, à le percer, ce qui fut fait : mais les malheureux assiégés firent pour se défendre un certain instrument avec lequel ils jetaient contre la tour de grosses pierres et lançaient dessus des feux grégeois pour la brûler. Cependant, par la grâce protectrice du Seigneur, tous leurs efforts furent déjoués, et toutes leurs machines inutiles; car à l'endroit où la tour était près du mur, comme elle dominait tous ceux qui étaient sur ce mur, elle les renversait tous.

Guillaume de Montpellier était avec plusieurs autres dans l'étage supérieur, avec lui était un certain chasseur nommé Everard, habile à tirer les sons du cor, tellement qu'imitant le son d'un tumulte de voix, il effrayait ses ennemis et excitait les siens au combat. En même temps Guillaume et les siens détruisaient tout ce qui se trouvait autour d'eux, jetaient des masses de pierres qui brisaient jusqu'aux toits des maisons; ceux qui étaient en bas de la tour perçaient le mur, d'autres élevaient une échelle contre les remparts; lorsqu'elle fut élevée, nul n'osant monter le premier, Gauffier de la Tour, chevalier plein d'honneur, ne put souffrir ce retard, et monta incontinent sur les murs, où le suivirent alors plusieurs hommes courageux. Les Gentils voyant les nôtres montés sur les murs, émus d'une violente colère, se portèrent contre eux, et les accablèrent de tant de traits et de flèches, que quelques-uns des nôtres se jetèrent à terre, croyant éviter la mort, qu'ils trouvèrent en se brisant contre terre : lorsque notre illustre jeunesse vit Gauffier combattre ainsi sur les murs avec un petit nombre de compagnons, s'oubliant eux-mêmes, et ne pensant qu'à leurs camarades, ces jeunes gens montèrent sur les murs que la multitude couvrit en partie. Contre la tour étaient aussi les prêtres et le clergé, ministres du Seigneur, qui invoquaient pour les combattants chrétiens Jésus-Christ, Fils de Dieu, et disaient : « Seigneur, ayez pitié de nous, soyez notre bras au matin, et notre salut dans les tribulations. Répandez abondamment votre colère sur les nations qui ne vous connaissent pas, et sur les royaumes qui n'invoquent point votre nom.[20] Dispersez-les par la force et renversez-les, Dieu notre protecteur. » Tandis qu'ainsi les uns combattaient, que les autres pleuraient et psalmodiaient, et que d'autres perçaient les murs, Gauffier livrait à grande fatigue un plus pénible combat, car tous les ennemis se réunissaient contre lui et ses compagnons, et il était seul avec les siens contre tous. Son bouclier était le ferme rempart de tous les siens, c'est-à-dire de ceux qui étaient sur le mur. Le peu de largeur de l'espace qu'ils occupaient sur ce mur étroit ne permettait pas qu'aucun des siens se tînt à côté de lui, et ne laissait avancer qu'un ennemi à la fois : aucun ne triompha de Gauffier, tandis qu'au contraire il triompha de plusieurs d'entre eux; c'est pourquoi aucun n'osait plus venir l'attaquer, chacun craignant pour soi le sort qu'avait fait éprouver aux autres son épée; ils lui lançaient des traits, des flèches, des épieux, des pierres, et son bouclier en était si chargé que la force d'un homme ne suffisait plus à le soulever : déjà ce très courageux chevalier se sentait fatigué, la sueur coulait de tout son corps, il devenait grandement nécessaire qu'on vînt prendre sa place, lorsque ceux qui avaient percé le mur entrèrent avec une grande impétuosité, taillant en pièces tout ce qu'ils rencontrèrent d'abord. Cet événement imprévu pétrifia d'étonnement tous ceux qui étaient sur le mur ;

la chaleur vitale abandonna leurs os, et la froide crainte s'empara de leurs cœurs.

Quelle ressource demeurait à des gens dévoués à la mort, les sens égarés, et que leurs ennemis pressaient au dedans et au dehors des murs? Gauffier, l'instant d'auparavant défaillant de fatigue, avait dans l'intervalle repris de nouvelles forces, et sans casque ni bouclier, mais son épée sanglante à la main, poursuivait rapidement les ennemis en fuite, plusieurs perdirent la vie plutôt par la terreur qu'il leur inspirait que par son glaive, car en fuyant ils se précipitèrent du haut du mur. Il y avait sur la porte une tour qui paraissait plus forte et plus éminente que les autres; Boémond fit dire par un interprète aux plus riches citoyens de s'y réfugier, parce qu'il les préserverait de la mort, s'ils s'en voulaient racheter, ils le firent et s'en remirent à sa foi. La poursuite cessa, parce que la nuit étant venue, les ténèbres empêchèrent, de la prolonger davantage ; et ensuite le dimanche survenant, ni vainqueurs ni vaincus ne purent cependant prendre de repos: le comte envoya par la ville des sentinelles, et en mit dehors et dedans, afin que personne ne s'enfuît et n'emportât les dépouilles.

Le lendemain, lorsque le jour commença à luire, les nôtres coururent aux armes, et parcoururent les rues, les places, les toits des maisons, faisant carnage comme une lionne à qui on a enlevé ses petits ;

ils taillaient en pièces et mettaient à mort les enfants et les jeunes gens et ceux qu'accablait la longueur de l'âge, et que courbait le poids de la vieillesse,

ils n'épargnaient personne, et pour en avoir plus tôt fait, en pendaient plusieurs à la fois à la même corde. Chose étonnante, spectacle merveilleux ! de voir cette multitude si nombreuse et armée se laisser tuer impunément, sans qu'aucun d'eux fit résistance. Les nôtres s'emparaient de tout ce qu'ils trouvaient ; ils ouvraient le ventre aux morts et en tiraient des byzantins et des pièces d'or. O détestable cupidité de l'or ! par toutes les rues de la ville coulaient des ruisseaux de sang, et tout était jonché de cadavres; ô nations aveugles! et toutes destinées à la mort! d'une telle multitude il n'y en eut pas un seul qui voulût confesser le nom de Jésus-Christ. Enfin Boémond fît venir ceux qu'il avait invités à se renfermer dans la tour du palais; il ordonna de tuer toutes les vieilles femmes, les vieillards décrépis, et tous ceux que la faiblesse de leur corps rendait inutiles; il fit réserver tous les adultes en âge de puberté et au dessus, tous les hommes vigoureux de corps, et ordonna qu'ils fussent conduits à Antioche pour être vendus. Ce massacre des Turcs eut lieu le 12 décembre, jour de dimanche; cependant tout ne put être fait ce jour-là : le lendemain les nôtres mettaient encore à mort tous ceux qu'ils trouvaient quelque part que ce fût; il n'y avait pas dans la ville un seul lieu, pas un fossé qui ne fût rempli de cadavres, ou imbibé de sang.

III.

La ville ainsi conquise et délivrée des Turcs rebelles, Boémond demanda la paix au comte de Saint-Gilles, le priant de lui laisser Antioche absolument sous sa domination et de lui permettre de la posséder en paix; mais le comte dit que cela ne se pouvait sans parjure, attendu le serment qui avait été fait par son entremise à l'empereur Alexis. Boémond retourna donc à Antioche, et se sépara de ses compagnons. L'armée des Francs demeura dans cette ville l'espace d'un mois et quatre jours; durant cet intervalle, mourut d'une sainte mort l'évêque d'Orange. Ils hivernèrent pendant un trop long espace de temps; et là, ne pouvant rien trouver à manger, ni à se procurer de force, poussés par l'excès de la faim, il arriva, chose horrible à dire, qu'ils découpèrent en morceaux les corps des Gentils, et les mangèrent. Fatigué de tant de souffrances, le comte de Saint-Gilles manda à tous les princes qui étaient à Antioche de se réunir à Ruga pour y délibérer entre eux du voyage du Saint-Sépulcre. Ils s'y rassemblèrent en effet, mais ne parlèrent aucunement de la chose pour laquelle ils étaient venus; ils s'occupèrent à rétablir la paix et la concorde entre le comte et Boémond; n'ayant pu les réconcilier, tous les chefs retournèrent à Antioche, laissant là le comte et le voyage du Saint-Sépulcre. Avec lui cependant demeurèrent non seulement les siens, mais un grand nombre de jeunes gens possédés du désir de faire ce pèlerinage. Le comte donc, se confiant plus au Seigneur qu'aux chefs de l'armée, retourna à Marrah, où l'attendaient les pèlerins; la dissension des chefs causa une grande douleur dans toute l'armée des Chrétiens ; cependant tous savaient que la pure justice était du côté de Raimond, et que ni affection, ni ambition, ne le pouvaient détourner de son devoir. Cependant celui-ci voyant que c'était lui qui empêchait le pèlerinage au Saint-Sépulcre, il en fut grandement affligé, et s'en alla pieds nus de Marrah jusqu'à Capharde;

lorsqu'il y eut passé quatre jours, les chefs s'étant de nouveau rassemblés, et la discussion s'étant rétablie de nouveau sur le même sujet, le comte Raimond dit : « Mes frères et seigneurs, qui avez renoncé à tout et à vous-mêmes pour l'amour de Dieu, montrez-moi si je puis sans parjure m'accommoder avec Boémond comme il le requiert; ou, si cela ne se peut, apprenez-moi si, pour l'amour de lui, je dois me parjurer. » Personne n'osa se rendre juge de cette question, tous louèrent la concorde; et, personne ne disant comment elle devait se rétablir, ils se séparèrent, et retournèrent à Antioche. Mais le comte de Normandie, sachant et comprenant que la justice était du côté de Raimond, demeura près de lui avec les siens ; les deux comtes ayant fait ranger leurs troupes, marchèrent vers Césarée, car le roi de Césarée avait souvent déclaré au comte de Marrah et de Capharde qu'il voulait vivre en paix avec lui et l'aider de ses services; ils marchèrent donc dans cette confiance, et placèrent leur camp près de la ville ; mais le roi, voyant l'armée des Francs tout près de lui, en fut vivement saisi d’effroi et de douleur, et défendit qu'on leur portât aucune denrée. Le lendemain, le comte envoya deux des siens pour trouver le gué de la rivière et le conduire en un lieu où il pût faire du butin. Cette rivière avait nom Farfar. Ils le conduisirent dans une vallée très agréable et riche en toutes sortes de biens; elle était dominée par un château très bien fortifié; les nôtres trouvèrent vingt mille bestiaux paissant dans cette fertile vallée, et dont ils s'emparèrent; lorsqu'ils voulurent assiéger le château, les gens qui l'habitaient se rendirent sur le champ, convinrent de tenir à jamais alliance avec les comtes, et promirent sur leur foi, et jurèrent sur leur religion de ne plus faire aucun dommage aux pèlerins chrétiens et de fournir aux comtes et à leurs gens des denrées et des logements. Les comtes y demeurèrent cinq jours, le sixième, ils en partirent joyeux, emmenant des chameaux et des chevaux chargés de froment, de farine, d'huile, de fromages et autres choses propres à la nourriture ; ils arrivèrent à une certaine forteresse arabe. Le seigneur de cette forteresse, usant d'un sage conseil, vint au devant du comte Raimond, et traita avec lui ;

de là, ils marchèrent vers une ville que les habitants nomment Céphalie. Elle est bien fortifiée de murs et de tours, et située dans une belle et spacieuse vallée, et très abondamment remplie de productions de toutes sortes. Les habitants de cette ville, ayant ouï le bruit de l'arrivée des Francs, saisis de frayeur, abandonnèrent leurs demeures, et s'enfuirent en d'autres lieux, car les malheurs d'Antioche et de Marrah avaient frappé chacun de terreur, et faisaient fuir de partout les habitants. Lorsque les nôtres voulurent placer les tentes autour de la ville et l'assiéger de tous côtés, ils s'étonnèrent de ne voir personne sortir d'une si grande cité pour venir à leur rencontre, et de ce qu'aucun des habitants ne paraissait dans les tours élevées et sur les fortifications des remparts ; ils remarquaient aussi qu'il régnait dans l'intérieur un profond silence, et qu'ils n'en entendaient sortir aucun bruit ; alors ils envoyèrent des éclaireurs pour reconnaître avec soin les lieux et venir leur rapporter ce qu'ils auraient vu. Ceux-ci s'étant approchés, trouvèrent une porte ouverte, mais ne virent personne en dedans; alors, mettant leurs boucliers devant leur visage, ils entrèrent avec quelque hésitation, mais ne rencontrèrent dans la ville ni hommes, ni femmes, ni animaux d'aucune sorte ; cependant ils y trouvèrent tout de belle apparence, des greniers remplis de blé, des pressoirs regorgeant de vin, des coffres remplis de noix, de fromages, de farine, ils revinrent alors promptement vers les comtes, et leur rapportèrent ce qu'ils avaient trouvé : il ne fut pas besoin de dresser les tentes, car Dieu les faisait réussir dans leur entreprise sans fer ni combat. Là, fut accompli ce qu'on voit dans les Proverbes de Salomon : Le bien des pécheurs fut conservé pour le juste;[21] ils trouvèrent les jardins pleins d'herbages, de fèves et d'autres légumes qui mûrissaient déjà malgré la saison peu avancée. Ils s'y reposèrent trois jours ; et, après avoir laissé des gens à la garde de la ville, ils montèrent une montagne très roide, puis descendirent dans une vallée extrêmement agréable et remplie en abondance de fruits et de toutes sortes de productions; ils y demeurèrent quinze jours. Près de cette vallée était un château peuplé d'une multitude de Sarrasins; un jour que les nôtres s'en étaient approchés, les Sarrasins leur jetèrent quantité de brebis et autres pièces de bétail, pensant que les nôtres ne cherchaient qu'à manger; ils les reçurent de très grand cœur, et les conduisirent à leurs tentes. Le lendemain, ils plièrent leurs pavillons et se dirigèrent vers le château; mais en y arrivant, ils le trouvèrent entièrement vide; les Sarrasins l'avaient quitté durant la nuit, et y avaient laissé grande abondance de fruits, de productions de toutes sortes, de lait et de miel. Les nôtres célébrèrent en ce lieu la Purification de sainte Marie, mère de Dieu, et glorifièrent le Seigneur, qui les comblait de tant de biens.

IV.

Le roi de la ville de Camèle envoya vers les comtes pour leur demander de demeurer en paix avec eux, il fit précéder ses envoyés de présents très désirables, des chevaux et de l'or; il envoya un arc d'or, des vêtements précieux et de brillants javelots ; les nôtres prirent le tout, mais ne rendirent aucune parole positive. Le roi de Tripoli, saisi d'une égale terreur, leur envoya dix chevaux et quatre mules, les priant de même de demeurer en paix avec lui; mais, après avoir pris ses dons, ils lui firent répondre qu'ils ne pouvaient avoir de paix avec lui, à moins qu'il ne se fît Chrétien, car le comte de Saint-Gilles désirait beaucoup sa terre, qui était excellente, et son royaume, qui était honorable par dessus tous les autres. Ainsi, au bout de quatorze jours, ils sortirent de la fertile vallée, et marchèrent à un très antique château nommé Archas; bien qu'on le nommât château, il eût pu, par sa situation, par ses remparts et la hauteur de ses tours, être égalé à une ville considérable. Comme ce lieu, à cause de sa force, ne craignait ni ennemis, ni armes, ni machines d'aucune espèce, il s'y était réfugié une grande quantité de gens; cependant les nôtres l'ayant promptement entouré, y mirent le siège, et se hâtèrent d'aller à l'assaut, mais les gens du château soutinrent courageusement l'attaque; les nôtres la renouvelèrent souvent avec toute espèce de traits et de machines pour lancer des pierres, mais ils ne purent parvenir à l'emporter, et perdirent dans ces attaques plus qu'ils n'y gagnèrent ; alors quatorze de nos chevaliers, incapables de demeurer sans rien faire, marchèrent vers Tripoli, et trouvèrent en chemin soixante Turcs qui conduisaient devant eux un grand nombre de captifs et plus de quinze cents bestiaux qu'ils avaient enlevés ; ce que voyant les nôtres, quelque peu nombreux qu'ils fussent, levant les mains au ciel et invoquant le roi des armées, ils attaquèrent les Turcs les armes à la main, et Dieu aidant, les vainquirent et en tuèrent six, prirent leurs chevaux, et retournèrent triomphants au camp avec une joie insigne et un immense butin. Il y eut de grandes réjouissances dans l'armée pour une si grande victoire et un si grand butin remportés par un petit nombre. D'autres, voyant cela, sentirent s'enflammer l'ardeur de leurs cœurs, et quittèrent l'armée de Raimond, ayant à leur tête Raimond Pelet et le vicomte Raimond; et les armes hautes et bannières déployées, ils chevauchèrent vers la ville de Tortose, et, y étant arrivés, l'attaquèrent vigoureusement; mais ils ne firent rien ce jour-là. La nuit étant survenue, ils se retirèrent dans un certain coin, où ils firent toute la nuit des feux énormes, comme si toute l'armée chrétienne était derrière eux. La vue de ces masses de flammes effraya tellement les gens de la ville, à qui elles firent croire que tous les nôtres étaient là, qu'ils s'enfuirent soudainement, et laissèrent leur ville pleine de richesses Cette cité ne manque jamais de rien, étant construite sur un très bon port de mer. Le lendemain, lorsque les nôtres vinrent l'attaquer, ils la trouvèrent entièrement vide; ils y entrèrent, rendant hautement grâces à Dieu, et y demeurèrent tout le temps que dura le siège d'Archas.

V.

Non loin de là est une autre ville nommée Méraclée, dont le prince traita avec eux et reçut leur bannière dans sa ville. O admirable vertu et merveilleuse puissance de Dieu ! tandis que les chefs qui paraissaient gouverner et substanter l'armée, demeuraient éloignés, le Seigneur commença à vaincre les rois par le moyen du petit nombre et des moindres de son peuple, afin que la présomption humaine ne pût dire : C'est nous qui avons soumis Antioche et les autres villes, c'est nous qui avons vaincu en tant et de si grands combats ; car certainement ils n'eussent jamais remporté la victoire, s'ils n'eussent eu avec eux celui par qui règnent les rois. Lorsque Godefroi, le chef des chefs, le chevalier des chevaliers, eut appris cet insigne triomphe de ces guerriers, animés du désir de la victoire, lui, le comte de Flandre et Boémond, levèrent le camp d’Antioche, et vinrent à la susdite ville. Là, Boémond se sépara d'eux et de toute l'armée de Dieu; le duc et les comtes dirigèrent leurs troupes vers une ville nommé Gibel, et l'assiégèrent. En ce même temps vint au comte de Saint-Gilles la nouvelle que les Turcs se préparaient à l'attaquer, et qu'il allait avoir à livrer un des plus rudes et plus terribles combats. Aussitôt le comte envoya un messager au duc et au comte de Flandre pour qu'ils vinssent très promptement prendre part au combat et lui porter secours. Le duc, ayant reçu son message, accorda au prince de la ville de Gibel la paix que celui-ci lui avait plus d'une fois demandée. Cette paix conclue et les présents reçus, conformément aux promesses qui avaient été faites, les Francs volèrent au combat annoncé, et se réunirent au siège que l'on avait mis devant Archas. Cependant le duc, voyant qu'il n'avançait nullement, dirigea son armée contre Tripoli, et y trouva les ennemis préparés à le recevoir. Ils vinrent à la rencontre des nôtres, l'arc tendu; mais les nôtres, plaçant leurs boucliers au devant d'eux, méprisèrent leurs arcs et leurs flèches, comme des brins de paille. Le combat commença alors, mais non pas à armes égales, car, selon leur coutume, les ennemis, après avoir lancé leurs flèches, voulurent prendre la fuite, mais les nôtres se placèrent entre eux et la cité. Mais pourquoi m'étendrai-je en plus de paroles? Il y eut dans ce lieu tant de sang humain répandu, qu'il rougit les eaux qui coulaient dans la ville, et remplissaient leurs citernes; les plus nobles de la cité y furent tués, et ceux qui demeurèrent en vie gémirent de ce que leurs citernes avaient été ainsi souillées. Après ce carnage, les nôtres, très peu contents, car ils n'y avaient rien gagné que des javelots et des habillements, parcoururent la vallée dont on a. parlé, et y prirent une quantité innombrable de brebis, de bœufs, d'ânes, de bétail de différentes sortes, et enlevèrent en même temps trois mille chameaux. Ils s'émerveillèrent grandement d'où pouvait venir tant de bétail, car il y avait quinze jours qu'ils habitaient cette vallée.

Ils ramenèrent au camp tout ce butin. Ils ne souffrirent durant le siège aucune disette, attendu que les vaisseaux arrivaient à un certain port, et leur apportaient tout ce qui leur était nécessaire. Ils y célébrèrent la Pâque du Seigneur le 10 du mois d'avril. Le siège dura trois mois moins un jour : ils y perdirent Anselme de Ribaumont, homme digne d'éloges par beaucoup de vertus, l'un des premiers en valeur chevaleresque, et qui durant sa vie avait fait beaucoup de choses dignes d'être rapportées, au dessus desquelles doit se mettre ceci, qu'il fut en tout l'infatigable soutien du monastère d'Aix. Aussi mourut à ce siège Pons de Balazun ou de Baladun qui fut frappe à la tempe d'un coup de pierre lancée d'une baliste; on y perdit encore Guillaume le Picard, et Guérin de Pierremore; le premier d'un coup de javelot, le second d'une flèche. Après la mort de ceux-ci, les nôtres quittèrent le siège, parce que c'était une forteresse inexpugnable, et qui ne craignait nullement qu'on la pût emporter par force ;

ils plièrent donc leurs tentes, marchèrent vers Tripoli, et accordèrent au roi et aux citoyens de cette ville la paix que ceux-ci leur avaient depuis longtemps demandée. Lorsqu'ils se furent donnés mutuellement la main, nos chefs se fièrent à ce point à la foi des habitants, qu'ils entrèrent dans la ville et jusque dans le palais du roi, et le roi, pour leur donner plus de confiance en sa fidélité à observer la paix, délivra de leurs chaînes trois cents pèlerins, et les rendit aux chefs de l'armée. Il leur donna aussi quinze mille byzantins, et quinze chevaux très honorablement harnachés, il envoya aussi à toute l'armée des vivres abondants, ce qui la mit entièrement à l'abri du besoin, il convint aussi avec eux et leur jura que s'ils pouvaient se rendre maîtres de Jérusalem et remporter la victoire sur l'émir de Babylone, qui menaçait de les attaquer, il se ferait chrétien et se soumettrait à la domination du roi de Jérusalem. Ils demeurèrent trois jours à Tripoli ; puis les grands et les hommes de guerre, voyant que le temps des nouvelles moissons était proche, décidèrent d'un commun accord qu'il fallait prendre le chemin de Jérusalem, et, laissant tout autre soin, tenir pour y arriver la voie la plus droite. On était au quatrième jour de mai lorsqu'ils sortirent de Tripoli, et montant une montagne très escarpée, arrivèrent à un château nommé Bettalon, le lendemain ils vinrent à une ville nommée Sébaris, dans le territoire de laquelle ils ne purent trouver d'eau pour étancher leur grande soif : il faisait très chaud, et les chevaux, ainsi que cette grande multitude d'hommes, étaient fort altérés. Le lendemain ils arrivèrent à la rivière nommée Braïm ; ils y passèrent la nuit et soulagèrent leur soif. La nuit suivante fut celle de l'Ascension du Seigneur, et ils firent leur ascension sur la montagne par une route très étroite dans laquelle ils pensaient rencontrer les ennemis ; mais Dieu, qui fut leur seul guide, et qui n'était pas pour eux un Dieu étranger, leur fît traverser la montagne sans encombre. Ils arrivèrent à la ville de Béryte, située sur la mer, puis à une autre nommée Saïd; puis de là une autre nommée Sur, de là à Accaron, et d'Accaron à un château nommé Caïpha, puis à Césarée, grande ville de Palestine, où l’on dit que l'apôtre Philippe a fait sa demeure, dans une maison que l'on montre encore aujourd'hui. On y montre aussi les chambres de ses filles, qui ont été douées du don de prophétie, elle est située sur le bord de la mer, et s'appelait autrefois Pyrgos, c'est-à-dire tour de Straton. Le roi Hérode l'augmenta et l'embellit, et la défendit par des travaux des efforts de la mer : elle fut nommée Césarée, en l'honneur de César-Auguste. Hérode bâtit aussi dans cette ville un temple de marbre blanc, dans lequel son neveu Hérode fut frappé de l'ange, où Corneille fut baptisé, et où le prophète Agab fut attaché avec la ceinture de Paul. Les nôtres dressèrent leurs tentes près de cette ville, et y célébrèrent la sainte fête de la Pentecôte; ensuite ils marchèrent vers la ville de Romose, que les Sarrasins saisis de crainte abandonnèrent et laissèrent vide. Près de cette ville était l'église renommée de Saint-George le martyr, dans laquelle repose le corps très saint de ce bienheureux qui subit dans ce lieu même le martyre pour la foi du Christ. Les chevaliers chrétiens, en l'honneur du chevalier du Christ, choisirent pour cette ville un évêque, s'y établirent, et lui donnèrent la dîme de tout ce qu'ils possédaient; et il était bien juste que George, ce chevalier invincible, le porte-enseigne de toute leur armée, reçût cet honneur. L'évêque demeura donc en cette ville avec les siens, riche en or, argent, chevaux et bétail, et Farinée prit aussitôt le chemin de la ville de Jérusalem, au nom de celui qui y est mort, qui a été enseveli, est ressuscité le troisième jour, et est avec le Père et le Saint-Esprit égal en puissance et gloire éternelle. Amen.

LIBER NONUS.

CAPUT PRIMUM.

O bone Jesu, ut castra tua viderunt, hujus terrenae Jerusalem muros, quantos exitus aquarum oculi eorum deduxerunt. Et mox terrae procumbentia sonitu oris et nutu inclinati corporis sanctum sepulcrum tuum salutaverunt, et te qui in eo jacuisti, ut sedentem, in dextera Patris, ut venturum judicem omnium adoraverunt. Vere tunc ab omnibus cor lapideum abstulisti, et cor carneum contulisti, Spiritumque sanctum tuum in medio eorum posuisti. Itaque contra inimicos tuos qui erant in ea, jam scilicet longe positi pugnabant, quoniam ad auxilium suum ita te concitabant, et melius lacrymis, quam jacula intorquendo, pugnabant, quoniam licet in terram defluerent ubertim, in coelum tamen ante te propugnatorem suum conscendebant, qui ab oratione surgentes, ad regalem civitatem properarunt; inimicos Regis aeterni intus invenerunt, circa quos tali ordine castra sua posuerunt. A septentrione castrametati sunt duo comites, Northmannus et Flandrensis, juxta ecclesiam Sancti Stephani protomartyris, ubi lapidatus est a Judaeis; ab occidente dux Godefridus et Tancredus; a meridie vero comes Sancti Aegidii, scilicet in monte Sion, circa ecclesiam Sanctae Mariae matris Domini, ubi Dominus coenavit cum discipulis suis. Tentoriis igitur in circuitu Jerusalem ita dispositis, dum vexatione itineris fatigati, requiescerent, et machinas ad expugnandam urbem praepararent; Raimundus Piletus, et Raimundus de Taurina, et alii quam plures de castris egressi sunt, ut finitimam regionem lustrarent, ne scilicet hostes improvisi super illos venirent, et imparatos invenirent. Invenerunt itaque trecentos Arabes, et pugnaverunt cum eis, et superaverunt eos, et plures occiderunt, et equos triginta inde habuerunt. Secunda igitur feria hebdomadae secundae, quarto Idus Junii, aggressi sunt Jerusalem Christiani, sed eodem die non praevaluerunt, nec tamen fuit labor inanis. Ita enim ante murale prostraverunt, ut ad majorem murum scalam unam erexerint, et si tunc scalarum copiam habuissent, labor ille primus ultimus fuisset. Nam illi qui per scalam ascenderunt, cum hostibus diu cominus jaculis et ensibus decertaverunt. Multi de nostris in illo conflictu mortui sunt, sed multo plures ex eis. Hora vesperi bello incompetens diremit litem, et nox superveniens utrisque contulit quietem. Repulsa si quidem ista, gravem et nimis longum laborem intulit nostris, quia panes invenire non poterant ad edendum per intervallum decem dierum, quousque naves eorum onustae ad portum Japhiae venerunt. Et nimia sitis pressura illos attrivit, quia Siloe, quae ad montis radicem Sion oritur, non poterat nisi vix solos homines adaquare. Equi vero et caetera animalia ad aquandum ducebantur per sex milliaria, et tunc cum magna militum custodia. Unde et chara erat aqua inter eos, et charo vendebatur pretio. Consilio igitur inito, elegerunt milites qui ad naves irent, easque ab extranea gente custodirent. Itaque summo diluculo diei egressi sunt centum milites de exercitu comitis Sancti Aegidii, Raimundus scilicet Piletus, qui semper fuit omni labori militiae domesticus, et prorsus otio peregrinus, et cum eo alter Raimundus de Taurina, et Achardus de Monte Merulo, Guillermus etiam Sabratensis. Et ibant, ut ad bellum parati, ad portum maris. Et dum irent, triginta ex eis diviserunt se ab aliis, ut semitas viarum discerent, et utrum venirent hostes explorarent. Cumque paululum itineris processissent, septingentos Turcos et Arabes eminus conspiciunt; quos, licet perpauci essent, incunctanter tamen invadunt. Sed numerositas inimicorum tanta fuit ut paucitas nostrorum resistere non potuerit. Nostri tamen quos in primo impetu offenderunt, neci perpetuae destinaverunt. Sed cum facto illo congressu regyrare posse aestimaverunt, circumvallati multitudine, velle suum implere non potuerunt. Tunc ibi mortuus est Achardus vir bellator, fortis et egregius , et quidam ex peditibus.

Antequam vero bellum inciperet, nuntius equo celeri ad Piletum cucurrerat, qui Arabes et Turcos nostros invasisse nuntiarent. Quod ut Piletus audivit, absque mora equum calcaribus urget; sero tamen illuc pervenit. Jam enim Achardus mortuus erat, qui tamen antequam decederet vitam suam multo sanguine, et mortem morte plurimorum commutavit. Ut vero nostros illi eminus prospexerunt, ut fugere accipitrem penna trepidante columbae assolent, sic illi fugiunt, et terga nostris dederunt. Nostri vero persecuti sunt illos, et multos occiderunt. Et unum ex eis vivum retinuerunt, qui Turcorum dolos eis referret, et quid machinarentur mali praenuntiaret, retinueruntque ab eis centum et tres equos, quos miserunt ad castra, et ipsi ad naves injuncta perficiunt mandata. Famem quippe naves cibis onustae exstinxerunt, sed vehementem sitim exstinguere non potuerunt. Tanta quippe sitis erat in obsidione ut tellurem cavarent, et glebas humectiores ori apponerent, rorantiaque marmora lamberent. Coria boum et bubalorum, aliorumque animalium recentia suebant, et cum ad aquandos equos ire disponerent, usque ad sex millia milites armati pergebant. Tunc ea aqua implebant, et ad castra referebant, et ex illa olida aqua bibebant; plerique prout ferre poterant jejunabant, quia jejunio sitim temperabant. Et quis crederet quod fames proficeret? dolor dolorem expelleret? Dum haec paterentur, proceres a longo terrae spatio ligneas trabes adduci faciebant, quibus turres et machinae fierent, quae civitatem expugnarent. Quibus adductis, dux ducum Godefridus suam turrim construxit, et ab orientali plaga adduci praecepit. Et contra venerandus comes Sancti Aegidii consimile castrum constituit, et a meridiana plaga applicuit. Quinta siquidem feria jejunia nostri celebraverunt et pauperibus eleemosynas distribuerunt. Sexta vero feria quae erat Julii mensis dies duodecima, aurora sereno lumine coruscante, turres egregii bellatores ascendunt, et scalas moenibus apponunt. Stupent et contremiscunt adulterini cives urbis eximiae, cum se vident circumvallari tanta multitudine. Quia vero supremum diem sibi imminere videbant, et mortem super capita sua dependere, acriter coeperunt resistere, et sicut jam de morte non dubii, propugnare. Illic eminebat in sua turri dux Godefridus, non tunc miles, sed sagittarius, cujus manus ad praelium et digitos ad bellum Dominus dirigebat, quoniam sagittis jactis, inimicorum pectora, et utraque latera perforabat. Juxta quem fratres ejus Eustachius et Balduinus, velut duo juxta leonem leones, et duros ictus jaculorum et lapidum suscipiebant, et quadruplici foenore compensabant. Et quis omnium probitates referre valeret, cum omnium qui nunc sunt philosophorum facundia tantis minime laudibus sufficeret? Et dum sic desuper moenia pugnabatur, processio circa ipsa moenia agebatur, et cruces ac reliquiae et sacra altaria deferuntur.

Tota itaque die alternis ictibus decertatum est. Sed ut appropinquavit hora qua Salvator omnium mortem subiit, miles quidam, nomine Detoldus, de castro ducis primus insiluit, post quem Guicherius, qui leonem propria virtute prostravit et occidit. Statim dux milites suos sequitur, et omnes alii milites ducem suum. Tunc vero arcus et sagittae dimittuntur, et fulminei enses arripiuntur. Quibus visis hostes illico murum deserunt, et ad terram dilabuntur, et milites Christi celeri gressu cum magnis vocibus persequuntur. Quas voces cum audiret comes Raimundus, qui castrum suum muro propius apponere gestiebat, protinus intellexit Francos esse in urbe, suisque militibus ait: « Quid hic stamus, et incassum laboramus? Francigenae urbem obtinent; magnisque vocibus et ictibus personant. » Tunc celeri gressu cum suo comitatu perrexit ad portam quae est secus turrim David, et vocavit eos qui in arce erant, ut aperirent. Protinus admiravisus qui turrim custodiebat, ut cognovit quis esset, januam ei aperuit, seque suosque et sua fidei ejus commendavit, ut se tueretur ne destrueretur. Sed comes dixit quod id nunquam faceret, nisi sibi turrim dimitteret. Qui ei assensum gratanter tribuit, et comes illi, ut petebat, omnem fiduciam spopondit. Dux vero Godefridus, non arcem, non aulam, non aurum, non argentum, non spolia, ambiebat, sed cum Francis suis, sanguinem servorum suorum, qui in circuitu Jerusalem effusus fuerat, ab eis vindicare satagebat, et irrisiones et contumelias quas peregrinis intulerant, ulcisci cupiebat. In nullo autem bello talem habuit occidendi facultatem, nec super spontem Antiochiae, cum giganteum dimidiavit gentilem. Nunc vero absque ulla refragatione, tam ipse quam Guicherius, qui medium secuit leonem, multaque electorum militum millia, a capite usque ad renes secabant humana corpora, et dextra laevaque per utraque latera. Nullus ibi nostrorum iners fuit, meticulosus nullus, ubi nemo resistebat, sed pro posse suo unusquisque fugiebat; sed fugere nemo poterat, quoniam multitudo a seipsa in seipsam perplexa, sibimet impedimento erat. Qui tamen de tantae cladis maceratione elabi potuerunt, templum Salomonis intraverunt, et se ibi longo diei spatio defenderunt. Sed cum jam dies inclinari videretur, nostri timentes solis occasum, animositate concepta, abdita templi irrumpunt, cosque misera morte pessundarunt . Tantum ibi humani sanguinis effusum est ut caesorum corpora, unda sanguinis impellente, volverentur per pavimentum, et brachia sive truncatae manus super cruorem fluitabant, et extraneo corpori jungebantur, ita ut nemo valeret discernere cujus erat corporis brachium, quod truncato corpori erat adjunctum. Ipsi etiam milites qui hoc carnificium operabantur, exhalentes calidi fervoris nebulas vix patiebantur. Hac itaque inenarrabili caede peracta, aliquantulum naturae indulserunt, et plures ex juvenibus tam viros quam mulieres vitae reservaverunt, et suo famulatui mancipaverunt. Mox per vicos et plateas discurrentes, quidquid invenerunt rapuerunt, et quod quisque rapuit hoc suum fuit.

Erat autem Jerusalem tunc referta temporalibus bonis, nec aliquo indigebat, nisi spiritalibus deliciis. Tunc quippe filios suos, de longe ad se venientes, ita ditavit, quia in ea nullus pauper remansit. Tantis itaque ditati divitiis, ad sanctum Domini sepulcrum laeto incessu perrexerunt, et ei qui in eo sepultus fuit gratias referentes capitalicia sua obtulerunt. Ipsa die, sicut per Prophetam fuerat praedictum, sepulcrum Domini fuit gloriosum (Isai. XI, 10) , cum omnes non incessu pedum, sed poplitum et cubitorum proni incedebant et pavimenta imbre lacrymarum inundabant. Hac itaque oblatione solemni devotione completa, ad domos suas, eis a Deo destinatas, redierunt, et naturae necessariis indulgentes, fessis corporibus cibum et somni requiem tradiderunt. In crastinum igitur cum caput aurora terris ostenderet, ne ullus in urbe locus insidiis remaneret, armati ad templum Salomonis cucurrerunt, ut scilicet illos delerent qui supra templi fastigia ascenderant. Maxima enim illuc copia Turcorum conscenderat, quae libentius fugisset, si sumptis alis volare potuisset. Sed quibus natura alas negavit, misera vita infelices exitus donavit. Ut enim nostros ex adverso sibi occursare supra templum viderunt, obviam nudis ensibus veniebant, malentes citissima morte occumbere quam miserae jugo servitutis longissime perire. Nam se terrae praecipites dabant, et ad terram, quae cunctis mortalibus vitae praebet alimenta, mortem inveniebant. Nec tamen omnes occiderunt, sed servituti suae plurimos reservaverunt. Tunc constitutum est ut civitas mundaretur; et injunctum est Sarracenis vivis, ut mortuos foras extraherent, civitatemque ab omni spurcitia tanti morticinii prorsus mundarent; qui protinus jussis obtemperantes, et lugebant et extrahebant, et extra portam ingentes, veluti castellinas defensalesque, domos, pyras construebant. Membra truncata in sportis colligebant, et foris deferebant; et pavimenta templorum, domorumque a sanguine aqua eluebant.

CAPUT II.

Eliminatis itaque omnibus inimicis, ab urbe pacifici nominis, de ordinando rege, quaestio debebat agitari, ut scilicet unus ex ipsis omnibus eligeretur, qui tantae urbi tantoque populo praeficeretur. Communi igitur decreto omnium, pari voto generalique assensu, dux Godefridus eligitur, octavo scilicet die quo civitas expugnatur. In quo bene assensus omnium convenire debuit, quia in illo regimine talem se exhibuit, ut ipse magis regiam dignitatem quam regia dignitas ipsum commendarit. Non honor illustrem faciebat eum, sed honori multiplicabatur gloria propter eum. In tantum enim regiae dignitati praefuit et profuit quod, si fieri posset, ut universi reges terrae juxta illum adessent, censura aequitatis omnibus principari judicaretur, et merito equestris probitatis, et vultuosa corporis elegantia et nobilium morum praerogativa. Congruum quoque deinceps erat, ut qui sibi gubernatorem corporum decenter et decentem elegerant, rectorem animarum pari modo sibi proponerent. Elegerunt itaque quemdam clericum, nomine Arnulfum, divina et humana lege bene eruditum. Erat autem scriba doctus in regno coelorum, id est in sancta Ecclesia, qui bene poterat de thesauro suo proferre nova et vetera (Matth. XIII, 52). Ejus siquidem electio facta fuit in festivitate S. Petri ad Vincula quae festivitas bene congruit vinculatae civitati, quae daemoniacis nexibus diu fuerat illigata, quoniam ipso die quo dignum habuit sacerdotem libera fuit et absoluta. Gratias igitur Deo salvatori et liberatori suorum, qui toties eam destrui et ancillari permisit, totiesque destructam reaedificavit, et ancillatam mirabili potentia liberavit. His, ut praefatum est, bellorum conflictibus gens Gallicana fines orientis penetravit, et ab immunditiis gentilium, quibus per annos circiter quadraginta Jerusalem fuerat inquinata, divina opitulante gratia, emundavit. In qua sacerdote canonice consecrato, et rege sublimato, Francorum celebre nomen omni Orienti innotuit, et omnipotentia Jesu Christi in ea crucifixi mentibus etiam infidelium resplenduit. Quo splendore renitentis gratiae, cum sacerdotis ac regis ordinatio solemni gaudio fuisset exhibita, nuntii de Neapolitana urbe ad regem Godefridum venerunt, civium suorum mandata ferentes, ut ad ipsos, scilicet de suis, mitteret, et cives et civitatem eorum in suo regimine, suaque ditione reciperet; volebant enim de seipsis suum dilatare imperium, magis affectantes suum quam alterius principatum. Est autem Neapolis civitas Cariae, quae est provincia Asiae. Rex, accepto consilio, misit ad illos Eustachium fratrem suum, et Tancredum, cum magna manu militum et peditum; quos illi cum magnae venerationis officio susceperunt, et seipsos et civitatem in ejus ditionem tradiderunt.

CAPUT III.

Cum haec ita fieri inciperent, ille tortuosus et lubricus anguis, qui fidelium semper invidet felicitati, titulum scilicet. Christiani nominis ita ampliari, et regnum renovatae Jerusalem ita dilatari, admodum indoluit. Et Clementem imo dementem admiravisum Babyloniae, contra ipsos felle commovit, et cum ipso omnem Orientem excitavit. Speravit etenim totius malitiae praesumptor, omnes illos et urbem delere, et memoriam Dominici sepulcri funditus abolere. Sed sicut cogitationes hominum vanae sunt, ita et potentiae evanescunt. Collegit igitur quidquid potuit hominum, et pomposo apparatu Ascalonam pervenit. Quo cum pervenisset, nuntius ad regem festinus venit, et rem ut erat, ei intimavit.

Nec mora longa fuit, quod rex ad illos quos miserat misit, ut videlicet festinarent ad bellum venire, quod praeparaverat admiravisus Babyloniae. Ipse enim jam cum innumera gente Ascalonae erat, et Hierosolymam obsidere parabat. Quod ubi Eustachius et Tancredus, caeterique viri bellatores audierunt, imminens belli negotium Neapolitanis civibus ostenderunt, et vale eis dicentes, cum bono gaudii et amicitiae discesserunt. Nostri quippe Turcorum occursum desiderantes, montana conscenderunt, et tota die ac nocte insomnes et inquieti Caesaream pervenerunt. In crastinum juxta mare ambulaverunt, et ad quamdam urbem quae Ramola dicitur pervenerunt, multosque ibi Arabes, qui belli praecursores erant, invenerunt. Quos fortiter nostri insequentes, plures ex eis apprehenderunt, qui ipsis omnem belli apparatum in veritate aperuerunt. Qua re comperta, nuntios velocibus equis insidentes, regi citius legaverunt, ut omnes absque dilatione commoneret: et contra Ascalonam ad bellum procederet. Est autem Ascalona civitas insignis Palaestinae, viginti quinque milliariis distans ab Hierosolyma; quam quondam allophyli condiderunt, et Ascalonam ex nomine Celon, qui fuit nepos Cham et filius Mesraim, vocaverunt. Fuit autem semper adversatrix Jerusalem, et cum vicina sit, tamen nulla unquam familiaritate conjungi voluit. In hac igitur admiravisus Babyloniae erat, cum nuntii ad regem venerunt, et quae supra diximus, retulerunt. Rex autem ut audivit, patriarcham convocari praecepit, et ab eo consilium accepit, ut per totam civitatem praeconaretur, quo in crastinum summo mane omnes ad ecclesiam convenirent, ut post sacra missarum solemnia Dominici corporis eucharistiam perciperent, et ad bellum versus Ascalonam equitarent.

Rumor iste minime perturbavit animos audientium, sed nox subsequens visa est illi tardiori successu protensior caeteris exstitisse:

Ut primum matutina caput aurora levavit,
Ad missam resonans cunctos campana vocavit.
Missa peroratur, populus Domino sociatur.
Quae benedicuntur, sacra munera dum capiuntur,
Exit ab ecclesia plebs, atque cucurrit ad arma,
Et jejuna suum contraria pergit ad hostem.
Classica, sistra, tubae, postquam rex exit ab urbe,
Insonuere simul: quorum clangoribus, omnes
In gyrum montes, cum vallibus echonisabant,
Terroremque suis inimicis incutiebant.

Ita procedunt ad praelium Christianae acies, Deum victorem belli, corpore et mente gestantes, et propterea non terrentur hominum ulla multitudine, quia non confidunt in sua, sed in ipsius virtute. Patriarcha quidem dereliquit vices suas Petro eremitae, ut missas ordinaret, orationes constitueret, et processiones componeret ad sepulcrum, ut Deus homo, qui in eo jacuit, populo suo fieret in praesidium. Cumque rex cum suo exercitu veniret ad flumen, quod est circa Ascalonam, invenit ibi multa millia boum, camelorum, asinorum, mulorum et mularum; quae non solum erant de civitate, sed et cum exercitu admiravisi venerant. Quae omnia centum Arabes custodiebant, sed ut primum nostros viderunt, et praedam eis dereliquerunt, et fugae subsidium sibi quaesierunt. Nostri vero persecuti sunt illos, sed apprehendere non potuerunt nisi duos. Praedam autem universam rapuerunt, et Jerusalem ex ea copiose ditaverunt. Rex quidem die jam advesperascente, vociferari praecepit per universum agmen, ut omnes quiescerent, et primo diluculo consurgerent, seque bello praepararent. Patriarcha vero anathematizavit omnes, qui in illo conflicta aliquid raperent, ante consecutam victoriam.

Nocte igitur transacta, aurora solito clarior incanduit, et nostros a somno excitavit. Erat autem feria sexta, in qua Salvator generis humani, diabolum regem Babyloniae, trophaeo crucis prostravit; et nunc iterum admiravisum suae Babyloniae, per satellites suos Dominus superavit. Rex, ut superius diximus, flumen transmeavit, sed patriarcha cum episcopis aliisque religiosis viris, tam Graecis quam Latinis, citra remansit. Descendit itaque rex in quamdam vallem speciosam et spatiosam cum suis omnibus, et secus littus maris intravit, ibique suas acies ordinavit. Ipse suam constituit primam; comes Northmannus secundam; comes Sancti Aegidii tertiam; comes Flandrensis quartam; comes Eustachius et Tancredus et Guaston de Behert quintam. Universique pedites cum sagittis, et pilis, et telis praeposuerunt se militibus, et sic ordinati obviam ire coeperunt Babyloniensibus. In dextera parte juxta mare, comes Sancti Aegidii fuit; in sinistra vero rex, ubi major hostium fortitudo incumbebat, equitavit. Inter hos alii omnes fuerunt.

Sed non est praetereundum quid Clemens admiravisus dixerit, cum ei quod nostri contra eum equitabant ad praelium nuntiatum fuit. De serotina enim praeda quam nostri ceperant, nullus ei nuntiaverat, quoniam nisi laeta et prospera nullus ei dicere praesumebat, quia in gaudio semper esse volebat. Quicunque enim ei adversa nuntiabat, nullam deinceps gratiam in conspectu ejus inveniebat. Nec illum tamen ulla res possessa suo distractu turbaverat, tantae facultatis erat quod remanebat. Et ne frivolum esse dicat quis quod dicturi sumus, a quodam Turco, qui haec postea in Jerusalem retulit, habuimus, qui sponte sua factus est Christianus, et in baptismate vocatus est Boamundus. Summo itaque mane dictum est ei, quod revera Franci parati erant ad praelium, et quod jam prope essent, venientes contra ipsum. Tunc fertur demens dixisse nuntio: Quod mihi dicis, non audeo credere, quia nec etiam intra muros Jerusalem aestimo illos invenire. Cui et ille: Certissime sciat, Domine, magnitudo tua, quia parati ad praelium veniunt, et jam prope sunt. Tunc praecepit ut omnes arma caperent, et ad bellum properarent. Cumque parati omnes ex adverso starent, et ipse nostros intuitus esset, dixit: « O regnum Babyloniae cunctis regnis antecellens, quantum dedecus hodie pateris, in hoc quod tantilla gens, contra te venire praesumit! Ego vero nunquam aestimavi illos nec intra septa etiam cujuslibet urbis invenire; et ipsi contra me itinere diei unius ausi sunt venire? Aut sensum amiserunt, aut mori sicut et vivere diligunt. Praecipio itaque vobis, o Babylonici bellatores, ut omnes istos de terra tollatis, nulli parcat oculus vester, nulliusque misereamini. » Sic ergo commissum est praelium. Primus siquidem comes Northmanniae miles imperterritus cum sua acie congressionem incoepit, in illa scilicet regione, in qua vexillum admiravisi, quod standardum vocant, conspexit. Qui ferro per medias acies viam interrumpens, multas strages dedit, et tandem ad illum qui standardum tenebat perveniens, illum ante pedes admiravisi prostravit, et vexillum accepit. Admiravisus autem vix evasit, et Ascalonam fugiens, ante urbis januam constitit. Et miser miserrimam suorum cladem, a longe prospexit. Non dissimili audacia rex et reliqui comites in oppositos irruunt; et saevissima multatione dextra laevaque perimunt quotquot sibi occurrunt. Ibi Turcensis arcus nulli eorum profuit, quia impetus nostrorum tam celer tamque densissimus fuit, quod nulli trahere licuit, sed fugere libuit. Multa quippe ibi millia mortua sunt, quae mortua non esset, si fugere praevaluissent. Sed multitudo tanta erat, quoniam qui retro erant, praemissos in mortiferos nostrorum gladios impellebant. Tancredus et Boloniensis comes Eustachius irruerunt in eorum tentoria, et multa ibi praeclara egerunt; quae si scriberentur, digna essent memoria. Nullus nostrorum segnis, nullus pavidus repertus est, sed omnes uno spiritu animati, unanimiter prosequebantur inimicos crucis Christi. Mirum quippe erat, quod tantorum multitudinem armatorum paucitas nostrorum non expavescebat, sed divina suffragante gratia, magis ac magis convalescebat, et eorum cervicositatem inclinabat, sicque die tota pugnae conflictus initur usquequo sol centrum poli conscendit, hora videlicet qua Dominus noster Jesus crucem ascendit; ipsa eadem hora omne robur contrariae gentis emarcuit, qui ita sensu mutati erant quod nec fugere poterant, nec se defendere valebant. Arbores ascendebant, putantes quod sic se tuerentur ne a nostris intuerentur. Nostri vero sagittabant illos sicut aucupes volatilia, et ad terram demersos trucidabant, ut in macello carnifices animalia. Alii autem tenentes gladios in manibus, pedibus nostrorum provoluti, terrae se inclinabant, et erigere se contra Christianos non audebant.

Jam vero prima pars Babylonici exercitus tota fugiebat, et posterior de victoria cujus esset, adhuc dubitabat, quia nihil unquam minus sperabat, quam suorum fugam, et victoriam Christianorum. Cum enim suos conspicabatur per plana camporum fugiendo discurrere, aestimabat illos persequi Christianos, et velle occidere. Sed postquam compererunt quod Christianorum erat victoria, gaudium quod habuerant, superavit moestitia. Tunc et ipsi perterriti fugiunt, et sequacibus suis fugiendi praestant consortium. Et ut ventus aquilo dissipat nubes, et immissus turbo aggeres stipularum, sic nostri dissipabant alas et cuneos fugientium.

CAPUT IV.

Dum haec ita fierent, dum sic milites Christi satellites diaboli destruerent, et comes Sancti Aegidii qui juxta mare pugnabat, absque numero perimeret, et multo plures in mare praecipites ire compelleret, quid Clemens, nunc vero demens admiravisus stans ante portam Ascalonae dixerit, audiamus, sicut supra dictus proselytus Hierosolymis deinceps retulit qui juxta illum erat, ut assecla, et domesticus et verna illius. Clemens igitur ut demens dicebat , dum gentem suam gens Christiana detruncabat: « O Machomet praeceptor noster et patrone, ubi est virtus tua? Ubi est coelestium virtus numinum, cum quibus ipse gloriaris? Ubi est Creatoris efficax potentia, cui semper astat tua praesentia? Cur sic reliquisti gentem tuam, quam immisericorditer dissipat, destruit, et interficit gens pauperrima et pannosa gens, aliarum gentium peripsema, omniumque prorsus hominum faex, rubigo et scoria. Gens, inquam, quae a nostra solita erat quaerere panem, quae nihil prorsus habebat nisi baculum et peram? Toties eis eleemosynam dedimus, toties eorum miserti sumus. Heu! heu! quare eis pepercimus? Cur illorum miseriae indulsimus? Quare non omnes occidimus? Nunc scire possumus quod huc veniebant non ut veri adoratores, sed ut subdoli exploratores. Gloriam nostrae felicitatis viderunt, divitias nostras concupierunt, concupiscentiam secum in terram suam detulerunt, et istis nuntiaverunt. Nunc igitur isti sitiunt aurum argentumque nostrum, et ob hoc tam crudeliter effundunt sanguinem nostrum. Ergone sunt homines isti, qui tantam habent potestatem, aut certe infernales dii? Forsitan infernus ruptus est, et populus iste eruptus est. Abyssus crepuit, inde gens ista efferbuit; nulla enim habent viscera humanitatis; nulla indicia pietatis. Si homines essent, mori timerent, sed unde emerserunt, in infernum redire non expavescunt. O gloria regni Babyloniae! quam turpiter hodie dehonestaris, quae bellatores tuos olim fortes nunc debilitatos amittis! Quae gens ulterius poterit huic nefariae genti resistere, cum gens tua contra eam nec ad horam poterit sustinere? Heu! heu! nunc fugiunt, qui nunquam fugere didicerunt, et turpiter prosternuntur qui alios prosternere consueverunt. Proh dolor! omnia nobis cedunt in contrarium. Vincere solebamus, et vincimur. In laetitia cordis assidue versari, nunc moerore afficimur. Quis enim valet oculos suos a lacrymis temperare, et erumpentes ab intimo corde singultus cohibere? Diu est quod in collectione hujus exercitus curam magnae sollicitudinis expendi, multumque tempus frustra consumpsi. Fortiores totius Orientis milites innumerabili pretio conduxi, et ad hoc bellum adduxi, et nunc ad extremum et ipsos et pretium amisi. Multo argenti dispendio paraveram ligna ad construendas turres ligneas, et omnis generis machinas in circuitu Jerusalem, ut eos obsiderem, et ipsi longe ab ea praevenerunt faciem meam. Quem honorem habebo ulterius in terra mea, cum sic me dehonestat gens advena, populus alienus? O Machomet! Machomet! quis unquam venustiori cultu te colitur, in delubris auro argentoque insignitis, pulchrisque de te imaginibus decoratis, et caerimoniis et solemnitatibus omnique ritu sacrorum? Sed hoc est quod Christiani nobis insultare solent, quia major est virtus Crucifixi quam tua, quoniam ipse potens est in coelo et in terra. Apparet autem nunc quoniam qui in eo confidunt vincunt; illi vero vincuntur, qui te venerantur. Sed hoc non exigit incuria nostra, quoniam auro, gemmis, cunctisque opibus pretiosis, magis insignita est sepultura tua quam Christi. Civitas illa quae tuo nobilitatur corpore, nunquam decisa est ab honore, sed omni sublimitate semper excrevit, omnique famulatu debitae venerationis enituit. Ista vero in qua crucifixus tumulatus est, nunquam deinceps honorem habuit, sed destructa et conculcata, et ad nihilum redacta multoties fuit. Cujus igitur culpa ita degeneres efficimur, cum omnem tibi exhibeamus honorem, et nullam nobis rependis vicem? O Jerusalem! civitas seductrix et adultera, si ullo tempore contingeret ut in manus nostras devenires, totam te solo coaequarem, et sepulti tui sepulcrum funditus exterminarem. » Cum haec et his aequipollentia Clemens admiravisus voce querula rotaret, nostri assuetae virtutis suae non immemores, ante urbis januam tanto impetu in Babylonios irruerunt quod neminem eorum nisi mortuum aut plagis exhaustum extra januam reliquerunt. Tali itaque modo divina virtus bellum devicit, et nostros victoria commendavit. Et quis ad plenum valet referre quot occisi sunt in angusto portae introitu? Tunc Clemens jure flere potuit, cum tot ante se suorum cadavera exstincta vidit. Quidam adhuc in supremo spiritu positi palpitabant, et Clementi qui illuc eos adduxerat maledicebant. Fertur tunc Clemens ejulando flevisse, et nostros maledixisse.

Erant autem in mari, quod adjacet civitati, nautae et naves circumadjacentium regionum, qui jussu admiravisi attulerant totius opulentiae supplementum ad obsidionem urbis Jerusalem necessarium. Qui ut viderunt suos et dominum suum tam turpiter confusum, timore perterriti vela suspenderunt, et in altum mare se impulerunt. Nostri vero cum manibus erectis ad coelum, cordibus Deo gratias retulerunt, et ad eorum tentoria revertentes aurum et argentum, et innumera spolia vestium, copiamque ciborum, multa genera animalium omnium, instrumenta armorum, invenerunt. Invenerunt etiam equos et jumenta, mulos et mulas, asellos et asinas, et dromedarium unum. Quid de ovibus et arietibus, aliisque pecoribus referam, quae ad esum parata erant? Lebetes et caldariae, cacabi, lecti, eorumque exuviae, cophini pleni auro argentoque, aureisque vestibus, omnisque eorum apparatus ibi inventus est; ditissimaque praeda locupletati sunt, qui tentoria admiravisi regalibus referta divitiis habuerunt. Standardum quod in summitate argenteae hastae pomum habebat aureum, comes Northmanniae obtulit sepulcro Domini, fuitque appretiatum pretio viginti marcarum. Ensem vero alter emit sexaginta byzanceis . Dum vero nostri sic triumphaliter reverterentur, inveniebant agmina rusticorum, vasa vinaria et aquatilia deferentium, quae necessaria esse putabant in obsidione, suorum usibus dominorum: qui, velut bestiae, stupefacti nusquam divertebant, et inclinatis verticibus, enses nostrorum exspectabant. Plerique in mortuorum sanguine se volutabant, et quasi mortui inter mortua corpora latitabant. Ut autem nostri pervenerunt ad flumen, ubi patriarcham dereliquerant, quieverunt, utque fatigati, somnum suum dormierunt. Utque dies terris aurora praeveniente, redditur, exsurgunt, et iter coeptum properarunt. Qui ut civitati fere ad duo millia proximare coeperunt, sicut triumphatores insonuere tubis, sistris et cornibus, atque omnis generis musicis instrumentis, ita ut montes et colles harmoniae modulatis tinnitibus responderent, et quodammodo cum eis Domino jubilarent. Tunc realiter implebatur quod spiritualiter per Isaiam de Ecclesia fidelium dicitur: Montes et colles cantabunt coram vobis laudem (Isa. LV, 12). Erat autem admodum grata multi fidaque suavitate delectabilis harmonia, cum voci militum sonituique tubarum echonisarent tinnitus montium, concava rupium, et ima convallium. Cum vero ante portas urbis venirent, ab his qui remanserant, cum divinis laudibus, non jam a terrenis montibus, sed a coelestibus praeconantur. Et merito Deus super hoc laudabatur, quoniam nunc peregrini sui portis apertis recipiuntur cum laudibus, qui olim cum magna difficultate in magnis injuriis suscipiebantur, datis etiam muneribus. De his peregrinis et portis per Isaiam dicitur: Et portae tuae eis aperiuntur jugiter, die ac nocte non claudentur (Isa. LX, 11). Haec prophetia nostris temporibus adimpletur, quia nunc portae Jerusalem filiis peregrinorum aperiuntur, quae eis antea die ac nocte claudebantur. Factum est autem hoc praelium ad laudem et gloriam Domini nostri Jesu Christi, pridie Idus Augusti.

CAPUT V.

Quia vero historicus sermo iste ab Hierosolyma sumpsit exordium nominis sui, et finem retinet sicut et medium, nulli inconsonum videatur, si in calce hujus operis, quis eam primitus fecerit, quis ita appellaverit, inscribatur. Melchisedech fertur eam post diluvium condidisse, quem Judaei asserunt filium Noe fuisse . Hanc in Syria conditam Salem appellavit, et in ea deinceps permulta tempora regnavit; quam postea Jebusei tenuerunt, et partem sui nominis, quae est Jebus, ei addiderunt, et sic collectis in unum nominibus, b in r mutata Jerusalem vocaverunt. Postea vero a Salomone nobilius composita et templo Domini et sua domo regia, multisque aliis fabricis et hortis et piscinis Hierosolyma appellatur, et quasi de suo nomine Hierosalomonia intelligitur. Haec a poetis Solyma corrupte vocatur, et a prophetis Sion dicitur, quod in nostra lingua speculatio interpretatur, pro eo quod in monte constituta, de longe venientia contemplatur. Jerusalem autem, in nostro sermone, pacifica transfertur. De antiqua hujus gloriosa opulentia scriptum invenimus in libris Regum, quia Salomon fecit ut tanta abundantia argenti esset in Jerusalem, quanta et lapidum. Enimvero multo copiosius ditior enituit, cum in ea Dei Filius, pro generali omnium redemptione, crucem sustinuit, coelum suis sideribus obnubilavit, et terra tremuit, petrae scissae sunt, monumenta aperta sunt, et multa corpora sanctorum qui dormierant surrexerunt. In qua civitate contigit unquam tam mirabile mysterium, de quo emanavit salus omnium fidelium? Ex quo hoc conjicitur quod hanc ita Dei Filius sua gloriosa morte illustravit, quia si nostris placuisset auctoribus, non Jerusalem, sed r in b mutata Jebussalem debuisset vocari, et sic in nostro idiomate salus pacifica potuisset interpretari. Pro his et hujusmodi figurativis actionibus, forma est mysticum sacramentum illius Jerusalem coelestis, de qua dicitur: Urbs fortitudinis nostrae Sion Salvator, ponetur in ea murus et antemurale. Aperite portas, et ingredietur gens justa, custodiens veritatem (Isa. XXVI, 1, 2).

 De hujus laude cuncta referre non possumus quae dicta sunt a prophetis et legis doctoribus. Haec vero terrena nostra aetate fuit a Deo derelicta, et odio habita, a malitia inhabitantium in ea (Psal. CVI, 34). Cum autem ipsi Domino placuit, adduxit Francigenam gentem ab extremis terrae, et per eam ab immundis gentilibus liberare eam disposuit. Hoc a longe per prophetam Isaiam praedixerat, cum ait: Adducam filios tuos de longe, argentum eorum et aurum eorum cum eis, in nomine Domini Dei tui, et sancto Israeli, quia glorificavit te. Aedificabunt filii peregrinorum muros tuos, et reges eorum ministrabunt tibi (Isa. LX, 9, 10). Haec et multa alia invenimus in propheticis libris, quae congruunt huic liberationi factae aetatibus nostris. Per omnia et super omnia benedictus Deus, qui justo judicio percutit et vulnerat, et gratuita bonitate, quando vult et quomodo vult miseretur et sanat. Amen. Explicit.

 

LIVRE NEUVIÈME.

I. 

O bon Jésus ! quand tes guerriers virent les murs de cette terrestre Jérusalem, que de ruisseaux de larmes coulèrent de leurs yeux! le corps incliné, ils saluèrent aussitôt ton saint sépulcre du bruit qu'ils firent en tombant la face contre terre, et ils t'adorèrent, toi qui as été renfermé dans ce sépulcre, et qui es maintenant assis à la droite de ton Père, d'où tu viendras pour juger tous les hommes; alors réellement tu arrachas de leur sein un cœur de pierre, pour y substituer un cœur de chair, et tu mis en eux ton Saint-Esprit, et en ce moment ils combattaient contre tes ennemis, depuis longtemps en possession de cette ville, beaucoup plus efficacement par leurs larmes qu'ils ne l'eussent fait en lançant leurs javelots, car ainsi ils t'excitaient à venir à leur secours, et leurs larmes, quoiqu'elles coulassent à terre, montaient abondamment vers toi, leur défenseur. Leur oraison finie, ils s'avancèrent vers la royale cité, et la trouvant occupée par les ennemis du roi du ciel, ils dressèrent leurs tentes alentour dans l'ordre suivant : au septentrion campèrent les deux comtes de Normandie et de Flandre, près de l'église de Saint-Etienne, premier martyr, lapidé en ce lieu par les juifs; le duc Godefroi et Tancrède occupèrent le côté de l'occident, le comte de Saint-Gilles dressa ses tentes au midi, sur la montagne de Sion, vers l'église de Sainte-Marie, mère du Seigneur, lieu où il fit la cène avec ses disciples. Les tentes ainsi disposées autour de Jérusalem, tandis qu'ils se reposaient de la fatigue et des travaux du voyage, et préparaient des machines pour attaquer la ville, Raimond Pelet et Raimond de Taurine, et plusieurs autres sortirent du camp pour éclairer le pays d'alentour, de peur que les ennemis ne-vinssent sur eux à l'improviste, et ne les prissent au dépourvu. Ils trouvèrent trois cents Arabes, les combattirent, les vainquirent, en tuèrent plusieurs et emmenèrent trente chevaux. Les Chrétiens attaquèrent Jérusalem le dixième jour de juin, seconde férié de la deuxième semaine, mais ils ne la prirent pas ce jour-là, cependant leur attaque ne fut pas inutile, ils abattirent tellement le rempart de la ville, qu'ils dressèrent une échelle contre le mur principal, et que s'ils avaient eu une quantité suffisante d'échelles, cette première attaque eût été la dernière, car ceux qui montèrent à l'échelle combattirent longtemps de près avec les ennemis, à l'épieu et à l'épée. Il périt dans ce combat beaucoup des nôtres, mais encore beaucoup plus des leurs; les heures du soir, peu propres au combat, interrompirent la lutte, et la nuit survenant rendit le repos aux deux partis. Cependant les nôtres, pour avoir été cette fois repousses, eurent à subir de longues éternelles souffrances, car ils furent dix jours sans pouvoir trouver du pain à manger, jusqu'à ce qu'enfin il en arriva au port de Jaffa des navires chargés; ils furent grandement tourmentés de la soif, parce que la fontaine de Siloé, qui jaillit au pied de la montagne de Sion, suffisait à peine pour désaltérer les hommes, et qu'il fallait, pour envoyer boire ailleurs les chevaux et autres bestiaux, six mille hommes accompagnés d'une forte escorte de chevaliers; l'eau était donc fort chère parmi eux, et se vendait à haut prix. Les chefs ayant tenu conseil, choisirent des chevaliers pour aller aux navires, et les défendre contre les étrangers, ainsi donc, au. petit point du jour, sortirent du camp cent chevaliers de l'armée du comte de Saint-Gilles; entre autres Raimond Pelet, familier à tous les travaux de la guerre, et ennemi de l'oisiveté, avec lui venaient un autre Raimond de Taurine, Achard de Montmerle et Guillaume de Sabran ; ils marchaient vers le port, tout prêts au combat ; en route ils détachèrent trente d'entre eux pour reconnaître les petits chemins et découvrir si les ennemis s'approchaient : ces trente, après avoir avancé quelque peu, aperçurent de loin soixante et dix Turcs et Arabes. Quoiqu'en petit nombre, ils n'hésitèrent pas à les attaquer, mais les ennemis étaient si nombreux que cette poignée des nôtres ne leur put résister ; les nôtres cependant envoyèrent à la mort éternelle ceux qui avaient soutenu leur premier choc. Ils avaient cru, après cette première attaque, pouvoir se retirer, mais entourés par la foule des ennemis, ils ne purent accomplir leur dessein : là périt Achard, éminent et vaillant homme de guerre, et avec lui des gens de pied.

Avant que le combat commençât, un messager avait couru sur un cheval rapide, annoncer à Raimond Pelet que les Arabes et les Turcs avaient attaqué les nôtres; ce qu'ayant ouï Raimond, il partit sans délai, donnant des talons dans le ventre de son cheval : cependant il n'arriva pas assez tôt, Achard était déjà mort; mais avant d'expirer, il avait fait payer sa vie de beaucoup de sang, et sa mort de la mort de plusieurs. Lorsque les ennemis virent de loin arriver les nôtres, ils se prirent à fuir, comme la colombe fuit d'une aile tremblante devant le vautour ; ils tournèrent le dos aux nôtres, qui les poursuivirent et en tuèrent beaucoup, ils retinrent un Turc vivant, afin qu'il leur découvrît les ruses de ses camarades, et les avertît de ce qu'ils comptaient faire contre eux. Ils prirent cent trois chevaux, qu'ils envoyèrent au camp, et allèrent aux vaisseaux accomplir la mission dont on les avait chargés. Ils apaisèrent leur faim sur ces navires chargés de vivres, mais n'y trouvèrent pas de quoi soulager leur soif, cette soif était telle dans l'armée des assiégeants, qu'ils creusaient la terre et y appliquaient leurs bouches pour en sucer l'humidité, et qu'ils léchaient la rosée sur les pierres : ils cousaient ensemble les peaux fraîches des bœufs et des buffles et des autres animaux, et lorsqu'ils allaient faire boire les chevaux, ils les accompagnaient jusqu'au nombre de six mille guerriers armés, remplissaient d'eau ces peaux, et buvaient cette eau fétide; plusieurs se privaient de manger autant qu'il était possible, parce que cette diète calmait l'ardeur de leur soif: et qui eût pu croire que la faim servît à quelque chose! que la douleur chassât la douleur! Tandis qu'ils étaient livrés à ces souffrances, les chefs faisaient apporter de lieux très éloignés des poutres et des bois pour construire des tours et des machines propres à attaquer la ville. Lorsqu'elles furent arrivées, Godefroi, le chef de l'armée, fit construire sa tour et ordonna qu'on la conduisit sur la plaine située à l'orient; en même temps le vénérable comte de Saint-Gilles ayant élevé une tour du même genre, la fit approcher de la ville du côté du midi. La cinquième férié, les nôtres célébrèrent un jeûne, et distribuèrent des aumônes aux pauvres, et la sixième férié, lorsque commença à briller la pure lumière de l'aurore, d'excellents hommes de guerre montèrent dans les tours et appliquèrent des échelles aux remparts; les Infidèles, habitants de cette illustre ville, furent saisis de stupeur et de tremblement lorsqu'ils se virent entourés d'une telle multitude; et reconnaissant que leur dernier jour était proche, et que la mort était suspendue sur leurs têtes, ils commencèrent à se défendre avec âpreté et à combattre comme des hommes sûrs de mourir. Au dessus de tous paraissait dans sa tour le duc Godefroi, non pas alors comme chevalier, mais comme archer; le Seigneur dirigeait son bras dans la mêlée et ses doigts dans le combat, et les flèches qu'il lançait perçaient le sein des ennemis et les traversaient de part en part : près de lui étaient ses deux frères, Eustache et Baudouin, comme deux lions aux côtés d'un lion, soutenant de rudes coups de traits et de pierres, dont ils rendaient avec usure quatre fois la valeur. Et qui pourrait raconter tout ce qu'ont fait ces courages invincibles, quand l'éloquence de tout ce qu’il existe aujourd'hui d'orateurs ne peut suffire à tant de louanges? Tandis qu'ainsi l'on combattait sur les remparts, une procession marchait autour de ces mêmes remparts, portant des châsses de saints, des reliques et de saints autels.[22]

Tout le jour on se porta des coups mutuels, mais lorsqu'approcha l'heure où le Sauveur des hommes se soumit à la mort, un certain chevalier nommé Lutold, s'élança le premier hors de la tour et fut suivi de Guicher, guerrier qui avait de sa propre main abattu un lion et l'avait tué ; deux de ses chevaliers le suivirent, et tous ensuite vinrent après leurs chefs ; alors furent mis de côté les arcs et les flèches, et ils saisirent leurs foudroyantes épées; ce que voyant les ennemis, ils quittèrent aussitôt la muraille, et s'élancèrent à terre où les guerriers de Christ les suivirent d'un pas rapide et avec de grands cris : le comte Raimond ayant, entendu ces cris au moment où il s'occupait à se rapprocher du mur, il comprit aussitôt que les Francs étaient dans la ville : « Que faisons nous ici ? » dit-il à ses chevaliers; « les Francs prennent la ville et font entendre le bruit de leurs grands cris et de leurs grands coups. » Alors il marcha rapidement avec sa troupe vers la porte située contre la tour de David, et appelant ceux qui étaient dans le fort, leur dit de lui ouvrir : aussitôt l'émir qui gardait le fort, connaissant qui c'était, lui ouvrit la porte, et commit à sa foi lui et les siens pour les protéger, afin qu'ils échappassent à la mort; mais le comte dit qu'ils n'en feraient rien, à moins qu'il ne lui remît la tour; l'émir y consentit de bonne grâce, et le comte lui fit toutes les promesses qu'il avait demandées; mais le duc Godefroi n'ambitionnait ni fort, ni palais, ni or, ni argent; et à la tête des Francs il s'appliquait à faire payer aux ennemis le sang des siens répandu autour de Jérusalem et à venger les outrages et les ignominies dont ils avaient accablé les pèlerins. Dans aucun combat il n'avait trouvé tant d'occasions de tuer, non pas même sur le pont d'Antioche où il pourfendit le géant infidèle, lui et Guicher, ce chevalier qui avait coupé en deux le lion, et des milliers d'autres chevaliers d'élite, allaient détranchant des corps d'hommes de la tête aux pieds, de droite à gauche et par tous les bouts. Les ennemis ne pouvaient fuir, cette multitude confuse se faisait empêchement à elle-même ; ceux qui cependant purent échapper à un tel massacre entrèrent dans le temple de Salomon, et s'y défendirent l'espace d'un long jour; mais comme le soir approchait, les nôtres craignant que le soleil ne vînt trop tôt à se coucher, redoublèrent d'efforts, et faisant irruption dans l'intérieur du temple, s'y précipitèrent, et tous ceux qui étaient dedans furent misérablement misa mort. Là se répandit tant de sang humain que les mains et les bras, séparés du corps, nageaient sur le pavé du temple, et, portés par le sang décote et d'autre, s'allaient joindre à d'autres corps, de manière qu'on ne pouvait discerner à quel cadavre appartenaient les membres qui se venaient unir à un cadavre mutilé. Les guerriers qui exécutaient ce carnage étaient eux-mêmes incommodés des chaudes vapeurs qui s'en exhalaient, après avoir accompli cette boucherie impossible à décrire, ils se laissèrent quelque peu adoucir aux sentiments de la nature et conservèrent la vie à quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, qu'ils attachèrent à leur service; puis parcourant les rues et les places, ils enlevèrent tout ce qu'ils trouvèrent, et chacun garda pour lui ce qu'il avait pris. Jérusalem était alors remplie de biens temporels et il ne lui manquait rien que les félicités spirituelles.

Aucun donc des pèlerins venus à Jérusalem ne demeura dans la pauvreté; enrichis de tant de biens, ils marchèrent d'un pas joyeux au Saint-Sépulcre du Seigneur, et rendant grâces à celui qui y avait reçu la sépulture, ils allèrent y déposer leurs péchés mortels. Ce jour, ainsi qu'il avait été prédit par le prophète, glorifia le sépulcre du Seigneur: Tous s'avancèrent, non pas sur leurs pieds, mais prosternés sur leurs genoux et leurs coudes, et inondèrent le pavé d'une pluie de larmes ; après cette offrande d'une solennelle dévotion, ils se rendirent dans leurs maisons, à eux destinées par le Seigneur, et, cédant aux besoins de la nature, accordèrent à leurs corps brisés des aliments et du sommeil. Le lendemain, lorsque l'aurore montra à la terre ses premiers rayons, pour qu'il ne demeurât dans la ville aucun lieu propre à des embûches, ils coururent en armes au temple de Salomon pour y exterminer ceux qui étaient montés sur le faîte, il s'y était réfugié une grande quantité de Turcs, qui alors en auraient fui volontiers s'ils eussent pu prendre des ailes et s'envoler; mais la nature, qui leur avait refusé des ailes, leur fournit l'issue malheureuse de leur misérable vie : voyant les nôtres venir à eux sur le faîte du temple, ils se jetaient au devant des épées nues, aimant mieux succomber par une très prompte mort, que de périr longuement sous le joug d'une cruelle servitude; et ils se précipitaient aussi en bas du temple, et la terre, qui donne à tous les aliments de la vie, leur donnait la mort. Cependant les nôtres ne tuèrent pas tous ceux qu'ils trouvèrent, mais en réservèrent plusieurs à la servitude. Ensuite on ordonna de nettoyer la ville, et il fut enjoint à ceux des Sarrasins qui demeuraient en vie, d'en retirer les morts et de purifier la ville de toutes les souillures d'un si grand carnage, ils obéirent promptement, emportèrent les morts en pleurant, et élevèrent hors des portes des bûchers élevés comme des citadelles ou des bâtiments de défense; ils rassemblèrent dans des paniers les membres coupés, les emportèrent dehors, et lavèrent le sang qui souillait le pavé des temples et des maisons.

II.

Après avoir ainsi purgé de tout ennemi la ville dite pacifique, il fallut que les nôtres s'occupassent de faire un roi, en choisissant l'un d'entre eux pour gouverner une si grande ville et un peuple si nombreux. Du jugement de tous, d'un vœu unanime, et du consentement général, Godefroi fut élu le huitième jour après celui où ils avaient attaqué la ville. A bon droit se réunit-on sur un pareil choix, car il se montra tel dans son gouvernement qu'il fit plus d'honneur à la dignité royale qu'il n'en reçut d'elle; soit que nous contemplions, nous indignes, les royales facultés de son corps, ou les richesses plus que royales de son âme, nous pensons qu'il a été égal à la dignité qui lui a été conférée sur la ville de Jérusalem, il se montra si excellent et si supérieur en royale majesté que, s'il se pouvait faire que tous les rois de la terre se vinssent réunir autour de lui, il serait, au jugement de tous, reconnu le premier en vertus chevaleresques, beauté de visage et de corps, et excellence de noble vie. il était convenable qu'ensuite: après avoir élu l'honorable chef qui devait gouverner honorablement leurs corps, ils se choisissent un guide de leurs âmes, qui fût de même sorte : ils élurent donc un certain clerc nommé Arnoul, très versé dans la science des lois divines et humaines. Cette élection eut lieu le jour de la fête de Saint-Pierre-aux-Liens, laquelle fête s'appliquait parfaitement à celle immaculée cité, qui, si longtemps enchaînée dans les liens du démon, fut, du jour qu'elle eut un évêque, libre et déliée. C'est ainsi que, comme on l'a dit, la nation des Francs pénétra à force de combats jusqu'au sein de l'Orient, et, avec l'aide divine, purifia Jérusalem de l'ordure des Gentils, qui l'avaient souillée pendant environ quatre cents ans. La consécration canonique d'un saint évêque en cette ville et l'élévation d'un roi rendit le nom des Francs célèbre par tout l’Orient, et fit reluire, même aux yeux des Infidèles, la toute-puissance de Jésus-Christ, crucifié en ce lieu. Après que l'évêque et le roi eurent été joyeusement consacrés, des députés de la ville de Naplouse vinrent, attirés par la splendeur de cette lumière de grâce, vers le roi Godefroi, et lui apportèrent un message de leurs concitoyens, le priant de leur envoyer quelqu'un des siens pour les recevoir eux et leur ville sous son gouvernement et sa domination, car ils voulaient que son empire s'étendît sur eux, parce qu'ils aimaient mieux être gouvernés par lui que par d'autres. Naplouse est une ville de la Carie, province d'Asie, le roi ayant tenu conseil, leur envoya son frère Eustache et Tancrède accompagnés d'une grande troupe de chevaliers et de gens de pied, ils les reçurent avec toutes les marques d'un grand respect et se remirent eux et leur ville sous la domination de Godefroi.

III.

Lorsqu'ils eurent ainsi fait, ce serpent tortueux et rampant, qui envie toujours les félicités des fidèles, sentit une violente douleur de voir s'étendre ainsi la gloire du nom chrétien et s'agrandir le royaume de Jérusalem régénérée. Il excita violemment contre eux l'émir de Babylone, Clément ou plutôt l'Insensé,[23] et souleva avec lui tout l'Orient. Il espérait, cet audacieux auteur de toute malice, les exterminer entièrement eux et leur ville, et effacer complètement la mémoire du sépulcre du Seigneur. Mais de même que sont vaines les pensées des hommes, de même s'évanouit leur puissance, Clément rassembla tout ce qu'il put de gens et marcha vers Ascalon en pompeux appareil : lorsqu'il y fut arrivé, un messager vint en toute diligence en apporter au roi la nouvelle.

Le roi, sans tarder, fît savoir à ceux qu'il avait envoyés à Naplouse, qu'ils se hâtassent devenir prendre part au combat qu'allait leur livrer l'émir de Babylone, car il était déjà à Ascalon avec une troupe innombrable, et se préparait à assiéger Jérusalem. Eustache et Tancrède, et les autres hommes de guerre, ayant ouï ce message, firent connaître aux citoyens de Naplouse que la guerre était imminente, et leur disant adieu, s'en séparèrent joyeux et de bon accord. Les nôtres aspirant à rencontrer les Turcs, montèrent la montagne, et, marchant toute là nuit, vinrent sans se reposer jusqu'à Césarée. Le lendemain matin ils côtoyèrent le rivage de la mer, et arrivant à une certaine ville nommée Ramla, y trouvèrent beaucoup d'Arabes qui venaient en avant de l'armée. Les nôtres les ayant vigoureusement poursuivis, en prirent plusieurs, qui leur déclarèrent avec vérité l'état des forces de l'ennemi. L'ayant appris, ils envoyèrent au roi sur le champ des messagers, montés sur des chevaux très rapides, pour lui mander qu'il se mît en marche sans délai et vînt combattre auprès d'Ascalon. Ascalon est une ville considérable de la Palestine, située à vingt-cinq milles de Jérusalem, elle fut autrefois bâtie par les Philistins, qui la nommèrent Ascalon, du nom de Ceslon, petit-fils de Cham, et fils de Mesraïm. Elle fut toujours ennemie de Jérusalem, et, quoique dans son voisinage, ne voulut jamais avoir avec elle aucune relation d'amitié; c'était là qu'était l'émir de Babylone, lorsque les messagers vinrent trouver le roi et lui rapportèrent ce que l'on vient de dire. Lorsque le roi l'eut entendu, il fit appeler le patriarche, et, d'après son conseil, ordonna de publier par toute la ville que tous eussent à se rendre le lendemain de grand matin à l'église, et, après avoir entendu la sainte messe, à recevoir le corps de Notre-Seigneur, pour chevaucher ensuite vers Ascalon.

Ce bruit, répandu dans la ville, ne troubla nullement les esprits, mais la nuit, suivante leur parut plus longue et plus lente qu'à l'ordinaire; au matin,

dès que parurent les premiers rayons de l'aurore, le son de la cloche les appela tous à la messe. Après les prières de la messe, le peuple s'associa au Seigneur, reçut la bénédiction en même temps que le saint présent de l'Eucharistie, sortit ensuite de l'église, courut aux armes, et, avide de combattre, marcha à jeun à l'ennemi. Les trompettes de l'armée sonnèrent toutes à la fois dès que le roi fut sorti de la ville; et leurs sons, répétés dans les sinuosités des montagnes et par les échos des vallées, frappaient les ennemis de terreur.

Ce fut ainsi que les Chrétiens marchèrent au combat, portant en eux-mêmes le corps et l'esprit du Dieu victorieux, et ne craignant aucune multitude, car ils ne se fiaient point en eux-mêmes, mais dans la vertu du Seigneur. Le patriarche laissa en son lieu Pierre l'Ermite pour faire dire des messes, ordonner des oraisons et conduire des processions au saint sépulcre, afin que l'Homme-Dieu qui y fut déposé prît la défense de son peuple. Le roi, étant arrivé avec son armée à la rivière qui coule aux environs d’Ascalon, y trouva plusieurs milliers de bœufs, de chameaux, d'ânes, mulets et mules, qui n'appartenaient pas seulement à la ville, mais étaient venus en partie avec l'armée de l'émir, ils étaient gardés par cent Arabes ; et ceux-ci ne virent pas plutôt les nôtres qu'ils leur laissèrent tout ce butin, et cherchèrent leur salut dans la fuite ; les nôtres les poursuivirent, mais n'en purent prendre que deux; ils enlevèrent tout ce butin, dont ils approvisionnèrent abondamment Jérusalem. Comme on était déjà sur le soir, le roi fît crier par un héraut que tous prissent du repos et se levassent ensuite au petit point du jour pour marcher au combat, et le patriarche prononça anathème contre quiconque chercherait à faire aucun butin avant qu'on eût complètement remporté la victoire.

La nuit passée, l'aube commença à blanchir, plus brillante qu'à l'ordinaire, et réveilla les nôtres de leur sommeil. C'était la sixième férié, jour auquel le Sauveur du genre humain abattit sous le trophée de la croix le diable, roi de Babylone; et ce jour-là de nouveau, le Seigneur, par le bras de ses guerriers, vainquit encore son émir de Babylone. Le roi, comme nous l'avons dit, traversa le fleuve ; mais le patriarche demeura en deçà avec les évêques et les autres ecclésiastiques, tant grecs que latins. Le roi descendit avec tous les siens dans une vallée belle et spacieuse, et passa sur le rivage de la mer, où il rangea son armée en bataille; il donna le premier rang à sa troupe, le second à celle du comte de Normandie ; celle du comte de Saint-Gilles fut la troisième, celle du comte de Flandre la quatrième, celle du comte Eustache, de Tancrède et de Gaston de Béziers fut la cinquième; les gens de pied se placèrent avec des flèches, des traits et des javelots en avant des chevaliers; ainsi rangés, ils commencèrent à marcher à la rencontre des Babyloniens. Le comte de Saint-Gilles fut à la droite, près de la mer, et le roi à la gauche, au lieu où se trouvait la plus grande force de l'ennemi ; tout le reste se plaça entre eux deux.

Mais on ne doit pas passer sous silence les paroles de l'émir Clément, lorsqu'on lui rapporta que les nôtres s'avançaient vers lui au combat. On ne lui avait rien dit du butin qu'ils avaient fait la veille, car personne n'osait lui annoncer d'autres nouvelles que des nouvelles agréables et favorables, vu qu'il voulait être toujours en joie; ainsi quiconque lui annonçait des choses fâcheuses ne pouvait plus jamais trouver grâce devant ses yeux. Cependant il s'inquiétait fort peu de perdre quelque chose de son bien, tant il était riche encore de ce qui lui restait; et qu'on ne regarde pas comme un vain conte ce que nous allons rapporter, car nous l'avons appris d'un Turc qui l'a ensuite raconté à Jérusalem, où il se fit chrétien de son propre mouvement, et reçut au baptême le nom de Boémond. Lors donc qu'au point du jour on dit à l'émir que les Francs, préparés au combat, s'avançaient contre lui et étaient déjà proche, cet insensé, à ce qu'on rapporte, répondit au messager : « Que ne dis-tu? je ne puis croire que je les trouve même m'attendant dans leurs murs. » A quoi le messager répliqua : « Seigneur, que ta grandeur sache pour certain qu’ils viennent tout prêts à combattre et sont déjà proche. » Alors il ordonna que tous prissent les armes et marchassent au combat. Lorsque tous se furent préparés, et qu'il fut instruit par lui-même de l'approche des nôtres ; « ô royaume de Babylone! dit-il, royaume illustre par dessus tous les autres, quelle honte aujourd'hui pour toi en ce jour que contre toi osent marcher de si petites gens, que je n'avais pas même imaginé les trouver à l'abri des remparts d'une ville! et maintenant voilà qu'ils ont l'audace de venir à ma rencontre ! ou ils ont perdu le sens, ou ils sont déterminés à décider ici de leur vie ou de leur mort. Je vous ordonne donc, ô guerriers babyloniens, de les exterminer tous de dessus la terre, que votre œil n'en épargne aucun, n'ayez pitié de personne. » On en vint aux mains ; le comte de Normandie, chevalier sans peur, commença le combat, faisant face à cette partie de l'armée ennemie où était la bannière de l’émir, qu'ils appellent étendard', se faisant une route, l'épée à la main, à travers lès bataillons, il arriva, faisant un grand carnage, jusqu'à celui qui portait cet étendard; il le renversa aux pieds de l’émir, et prit la bannière. L'émir s'échappa à grand' peine, et, fuyant vers Ascalon, s'arrêta devant la porte de la ville; de là, le malheureux vit de loin le déplorable massacre des siens ; le roi et les autres comtes se jetèrent avec une égale audace sur ceux qu'ils avaient en tête, et firent à droite et à gauche un grand carnage de tout ce qu'ils trouvèrent devant eux; les arcs des Turcs ne leur servirent de rien, car le choc des nôtres fut si rapide et si pressé, qu'aucun n'eut le loisir de tirer sa flèche, mais songea seulement à prendre la fuite. Il mourut ici des milliers d'hommes, qui n'eussent pas trouvé la mort s'ils eussent pu parvenir à fuir; mais la foule était si grande que ceux qui étaient derrière poussaient ceux de devant sous le glaive mortel des nôtres. Tancrède et Eustache comte de Boulogne se précipitèrent sur leurs tentes, et firent là beaucoup de grandes actions dignes de mémoire, si elles étaient écrites. Aucun des nôtres ne fut prouvé lent ni craintif; mais tous, animés d'un même esprit, poursuivaient unanimement les ennemis de la croix du Christ; car, chose admirable, cette multitude de gens armés n'effrayait pas le petit nombre des nôtres; bien au contraire, l'appui de la grâce divine augmentait de plus en plus leur force et les disposait à l'opiniâtreté. On combattit donc jusqu'à ce que le soleil fut monté au plus haut point du ciel, à l'heure où notre Seigneur Jésus avait été élevé sur la croix; eu ce moment, toute la vigueur des ennemis les abandonna, car ils étaient hors de sens de voir qu'ils ne pouvaient ni fuir, ni combattre; ils montaient sur les arbres, pensant s'y mettre à l'abri des nôtres et n'en être pas aperçus. Les nôtres les abattaient à coups de flèches comme le chasseur abat les oiseaux; et, lorsqu'ils étaient tombés à terre, ils les tuaient, comme dans la boucherie le boucher tue les animaux. D'autres, l'épée à la main, se jetaient aux pieds des nôtres; et, prosternés à terre, n'osaient se lever contre les Chrétiens.

Déjà la première partie de l'armée des Babyloniens était totalement en fuite, que l'arrière-garde doutait encore à qui appartenait la victoire; car il n'était rien à quoi ils se fussent moins attendus qu'à la victoire des Chrétiens et à la fuite des leurs, et voyant leurs compagnons courir par la plaine en fuyant, ils pensaient qu'ils poursuivaient les Chrétiens pour les tuer; mais lorsqu'ils comprirent que la victoire était aux Chrétiens, la joie qu'ils avaient eue fut changée en tristesse; alors, saisis de frayeur, ils prirent la fuite de compagnie avec les autres et à leur tête; et comme le vent dissipe les nuages ou comme le tourbillon disperse des monceaux de paille, de même les nôtres dispersaient le gros de l'armée et les ailes des ennemis en fuite.

IV.

Pendant que ceci se passait, que les champions du Christ exterminaient ainsi les satellites du diable, et que le comte de Saint-Gilles qui combattait sur le rivage de la mer en tuait une quantité innombrable, et en forçait plusieurs à se précipiter dans la mer, voici ce que disait Clément, cet émir insensé, qui se tenait devant la porte d'Ascalon ; et nous l'avons su du susdit converti, lequel était près de lui comme homme de sa suite et esclave domestique. L'insensé Clément donc disait pendant que les Chrétiens mettaient ses gens en pièces : « O Mahomet, notre docteur et patron, où est ta vertu, où est la vertu des puissances célestes dans lesquelles tu te glorifies? où est cette vertu de puissance créatrice qui accompagne toujours ta présence? Pourquoi as-tu ainsi abandonné ton peuple et le laisses-tu disperser, détruire et tuer sans miséricorde par une race misérable, déguenillée, par des peuples étrangers, par une engeance scélérate, la lie, l'écume et le rebut des nations ? Des gens qui avaient coutume de venir nous demander du pain, ne possédant rien que leur bâton et leur besace! que de fois nous leur avons fait l'aumône, que de fois nous avons eu pitié d'eux! Hélas! hélas! pourquoi avons-nous pris compassion de leur misère? Nous voyons bien maintenant qu'ils venaient, non pas véritablement pour adorer, mais pour espionner avec perfidie ; ils ont vu l'éclat de notre félicité, ils ont convoité nos richesses, ont rapporté la convoitise avec eux dans leur pays et nous ont envoyé ceux-ci, qui altérés de notre or et de notre argent sont venus pour cette raison répandre si cruellement notre sang, mais sont-ce bien des hommes que ceux qui déploient tant de puissance, ne sont-ce pas plutôt des dieux infernaux? Peut-être l'enfer s'est ouvert, et ce peuple s'en est élancé contre nous. L'abîme a crevé, et son bouillonnement a jeté au dehors cette nation, car elle n'a en rien des entrailles humaines, et on ne voit en elle nul signe de compassion, si c'étaient des hommes, ils craindraient la mort, mais ils ne sont nullement épouvantés de retourner dans l'enfer d'où ils ont surgi. O gloire du royaume de Babylone! que tu es honteusement déshonorée en ce jour où tu as envoyé ces guerriers énervés, eux qu'on a vus jadis si courageux! quelle nation pourra désormais résister à cette nation scélérate, si tes peuples ne peuvent aujourd'hui s'en défendre? Hélas! hélas! ils fuient maintenant, eux qui n'avaient jamais appris à fuir ! les voilà honteusement renversés, eux qui avaient coutume de renverser les autres. O douleur! toutes choses nous arrivent à l'inverse de notre coutume ! nous avions accoutumé de vaincre et nous sommes vaincus, nous passions nos jours dans la joie du cœur, et nous voilà dans la tristesse. Que sert de contenir les larmes qui coulent de nos yeux, de réprimer les sanglots qui éclatent du fond de notre cœur? depuis longtemps j'ai consacré tous mes soins à rassembler cette armée avec grande sollicitude, j'y ai consumé en vain beaucoup de temps, j'ai fait venir avec des dépenses incalculables les plus courageux chevaliers de tout l'Orient, et les ai conduits à cette guerre ! et voilà que maintenant j'ai perdu eux et ce qu'ils m'ont coûté ; j'ai dépensé beaucoup d'argent à ramasser des bois propres à construire des tours et des machines de tout genre pour en entourer Jérusalem et les assiéger, et ils sont venus à ma rencontre bien loin en avant de Jérusalem ! Quel honneur puis-je désormais espérer dans mon pays, lorsque je suis ainsi couvert d'ignominie par des étrangers, de nouveaux venus ! ô Mahomet, Mahomet! qui t'a jamais rendu un plus beau culte en des temples enrichis d'or et d'argent, merveilleusement décorés de tes images et honorés par toutes les cérémonies et les solennités de ta sainte religion? Les Chrétiens nous disent d'ordinaire avec insulte que ton pouvoir est moindre que celui du Crucifié, car il est puissant dans le ciel et sur la terre : il paraît bien maintenant que ceux qui se fient en lui obtiennent la victoire, que ceux qui te révèrent sont vaincus; nous ne pouvons l'attribuer à notre négligence, car ta sépulture est enrichie de bien plus d'or, de pierreries et de toutes choses précieuses que ne l'est celle du Christ. La ville ennoblie par ton corps n'a jamais été privée de ses honneurs et s'est au contraire agrandie chaque jour en toutes sortes de gloires; elle a été illustrée par la vénération de tous tes serviteurs; celle au contraire dans laquelle fut enseveli le Crucifié n'a reçu depuis aucun honneur ; elle a été détruite et foulée aux pieds et plusieurs fois réduite à rien. En punition de quelle faute sommes-nous donc ainsi dégénérés? et quand nous te rendons ainsi toutes sortes d'honneurs, pourquoi n'obtenons-nous rien en retour? O Jérusalem, ville séductrice et adultère, s'il arrive jamais que tu rentres dans nos mains, je te raserai au niveau du sol et j'exterminerai de fond en comble le sépulcre de celui que tu as enseveli. » C'était ainsi que l'émir Clément gémissait d'une voix plaintive : les nôtres cependant n'oubliant pas leur courage accoutumé se précipitèrent, devant la porte de la ville, avec tant d'impétuosité sur les Babyloniens, qu'ils n'en laissèrent hors de la porte aucun qui ne fût mort ou couvert de blessures. Ce fut ainsi que la vertu divine vainquit dans ce combat et illustra les nôtres par la victoire. Et qui pourrait rapporter le nombre de ceux qui périrent dans l'étroit passage de la porte ? Clément put alors à bon droit pleurer, lorsqu'il vit devant lui tant de cadavres des siens; d'autres à leurs derniers moments, et encore palpitants, maudissaient Clément qui les avait amenés, et l'on rapporte qu'alors Clément pleura avec des lamentations et maudit les nôtres.

Cependant, sur la mer voisine de la cité, étaient des barques et navires venus des contrées maritimes environnantes, qui par l’ordre de l'émir apportaient toutes les choses qui pouvaient fournir l'opulence pour le siège de Jérusalem : lorsqu'ils virent les leurs ainsi que leur maître dans une si honteuse déroute, saisis de crainte, ils déployèrent leurs voiles et gagnèrent la haute mer, tandis que les nôtres, les mains élevées vers le ciel, rendirent grâce à Dieu du fond du cœur et retournant aux tentes des ennemis y trouvèrent de l'or et de l'argent, d'innombrables babillements, des aliments en abondance, des animaux de toute espèce, des assortiments d'armes. Ils trouvèrent aussi des chevaux et des juments, des mulets et des mules, des ânes et des ânesses, et un dromadaire : que dirai-je ? des brebis, des béliers et des autres bestiaux rassemblés pour la nourriture; on y trouva aussi des casseroles, des chaudières, des marmites, des lits avec leurs garnitures, des coffres remplis d'or et d'argent, des vêtements dorés, et tout ce qui servait à la parure; et ceux qui eurent pour leur partage les tentes de l’émir, pleines d'un luxe royal, furent enrichis d'un magnifique butin. Le comte de Normandie porta au sépulcre du Seigneur l'étendard de l'émir, dont le bâton en argent était terminé par une pomme d'or, et qui fut estimé vingt-deux marcs; un autre eut une épée de soixante byzantins. Les nôtres revenant en triomphe trouvèrent des troupes de paysans portant des vases de vin et d'eau, dont ils jugeaient que leurs maîtres auraient besoin au siège : saisis de stupeur, ils demeuraient comme des brutes, et au lieu de fuir, attendaient prosternés l'épée des nôtres : plusieurs se roulaient dans le sang des morts et se cachaient comme morts entre les cadavres. Les nôtres en arrivant à la rivière où ils avaient laisse le patriarche, s'arrêtèrent fatigués, pour prendre quelque sommeil-.lorsque l'aurore rendit ensuite le jour à la terre, ils se levèrent et reprirent leur route : arrivés environ à deux milles de la ville, ils commencèrent à faire retentir le son triomphal des trompettes, des fifres et des cors, et de toutes sortes d'instruments de musique, afin que les échos des collines et des montagnes leur répondissent par une semblable harmonie, et se réjouissent avec eux dans le Seigneur. Alors s'accomplit réellement ce qu’Isaïe avait écrit dans le sens spirituel de l'Eglise des fidèles : « Les montagnes et les collines retentiront devant vous des cantiques de louanges.[24] » C'était une harmonie délectable et d'une grande et agréable douceur, que celle des voix des guerriers et des sons des trompettes renvoyés par l'écho des montagnes, des roches creuses et des profondes vallées. Lorsqu'ils arrivèrent devant les portes de la ville, ceux qui y étaient demeurés firent retentir les louanges de Dieu dans les hauteurs non de la terre, mais du ciel, et ils louèrent Dieu à bon droit de voir Jérusalem, les portes ouvertes, recevoir avec acclamations ses pèlerins, qui autrefois n'y arrivaient qu'au travers de grandes difficultés, beaucoup d'outrages, et même à force de présents. C'est de ces pèlerins et de ces portes que le Seigneur a dit par la bouche d'Isaïe : « Des portes leur seront toujours ouvertes, elles ne seront fermées ni le jour ni la nuit?[25] » Et cette prophétie s'est accomplie de nos temps, car maintenant s'ouvriront aux fils des pèlerins les portes de Jérusalem qui leur étaient précédemment fermées le jour et la nuit. Ce combat se livra, à la louange de Jésus-Christ, le 12 du mois d'août.

V.

Comme ce discours historique a traité dès son commencement, dans son milieu et sa fin, de la ville de Jérusalem, il ne paraîtra inconvenant à personne qu'on expose à la fin de cet ouvrage qui a d'abord fondé cette ville et lui a donné son nom. On rapporte que Melchisédech, que les Juifs assurent avoir été fils de Noé, la bâtit, après le déluge, dans la Syrie, et l'appela Salem. Il y régna longtemps, et elle fut ensuite occupée par les Jébuséens, qui y ajoutèrent une partie de leur nom, à savoir Jébu et en firent un seul nom qui, en changeant le b en r, est devenu Jérusalem. Elle fut ensuite plus noblement ornée par Salomon, qui y bâtit le temple du Seigneur, sa résidence royale, la remplit d'autres édifices, jardins et piscines, et l'appela Hiérosolyme ; ce qu'il faut entendre Hiérosalomonie, comme si elle eût été appelée du propre nom de Salomon. De là, les poètes l'ont appelée, par corruption, Solyme, et elle a été nommée par les prophètes Sion, qui, dans notre langue, veut dire sentinelle, parce que, bâtie sur une montagne, elle peut de loin apercevoir ceux qui viennent. Jérusalem, en notre langage, se traduit par pacifique. Nous trouvons écrit dans le livre des Rois, au sujet de son ancienne et glorieuse opulence, que Salomon fit en telle sorte qu'il y eût à Jérusalem autant d'argent que de pierres. Elle est illustrée aujourd'hui par de beaucoup plus abondantes richesses, car c'est là que, pour la rédemption du genre humain, le Fils de Dieu a été attaché à la croix, les astres du ciel s'obscurcirent, la terre trembla, les pierres se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui dormaient se levèrent : en quelle ville s'accomplit jamais un si merveilleux mystère, d'où est sorti le salut de tous les fidèles? C'est de là qu'il a été conjecturé que cette ville, ayant été illustrée par la glorieuse mort du Fils de Dieu, avec la permission de nos ancêtres, elle ne devait pas se nommer Jérusalem, mais plutôt, changeant r en b, Jébusalem, en sorte qu'elle pourrait se traduire dans notre langage par salut de paix. Ce sont ces faits et autres faits emblématiques qui nous ont présenté Jérusalem comme la forme et la figure mystique de la Jérusalem céleste, de laquelle il est dit: « Sion est la ville de notre force et de notre salut; on y mettra un second rempart. Ouvrez les portes, et la race des justes y entrera pour garder la vérité. »

Nous ne pouvons rapporter tout ce qui a été dit à sa louange par les prophètes et les docteurs de la loi. La Jérusalem terrestre a été de nos jours délaissée de Dieu, et prise en haine à cause de la méchanceté de ses habitants. Mais, lorsqu'il a plu à ce même Dieu, il a amené la nation des Francs des extrémités de la terre, et par eux, l'a voulu délivrer des immondes Gentils, ce qui avait été dès longtemps prédit par le prophète Isaïe, lorsqu'il dit : « Je ferai venir vos enfants de loin, et avec eux leur argent et leur or, au nom du Seigneur votre Dieu et du saint d'Israël qui vous a glorifiée. Les enfants des étrangers bâtiront vos murailles, et leurs lois vous rendront service[26] ! » Nous trouvons ces paroles et beaucoup d'autres dans les livres des prophètes, toutes se rapportant à l'événement de la délivrance qui a été opérée de nos jours. Pour toutes ces choses, et par dessus tout, soit béni Dieu, dont la justice frappe et blesse, et dont la gratuite bonté, quand il le veut, et comme il le veut, nous prend en miséricorde et nous guérit !

 


 

 

 

[1] Évang. selon saint Matth., ch. 10, v. 37.

[2] Ibid., ch.19, v. 39.

[3] Nombres, ch. 13, v. 28.

[4] Matth., 10, v. 38.

[5] Anne Comnène le nomme Xérigordon.

[6] Isaïe, 43, v. 5 et 6.

[7] Voici le passage textuel, auquel l'auteur a ajouté quelques mots pour en faire l'application : Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés, et il a renvoyé vides ceux qui étaient riches, Évang. selon saint Luc, ch. 1, v. 53.

[8] Évang. selon saint Luc, ch. 1, r. 52.

[9] Isaïe, ch. 60, v. 15 et 16.

[10] Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 13, v. i.

[11] Prov., 13, v. 2.

[12] Mille tomberont à votre gauche, et dix mille à votre droite. Ps. 90, v. 7.

[13] Macchabées.

[14] Le jeu de la quintaine se jouait en courant à cheval sur une figure d'homme armé, tenant à la main gauche un bouclier, à la droite une épée ou un bâton. Il fallait que le chevalier frappât de la lance la poitrine de ce mannequin; si le coup portait ailleurs, le mannequin, placé sur un pivot, tournait et frappait le maladroit de son bâton ou de son bouclier.

[15] Juges, ch. 15, v. 14.

[16] Ps. 106, v. 3.

[17] Revenez à moi, et je retournerai vers vous, dit le Seigneur des armées. Mal., ch. 3, v. 7.

[18] Ps. 27, v. 12.

[19] Cant. des cant., ch. 6, v. 9.

[20] Ps. 78, v.6.

[21] Prov. de Sal.

[22] Le texte porte crines pour crinea ou scrinia.

[23] Il y a ici une espèce de jeu de mots qu'il a fallu renoncer à traduire : Clementem imo Dementem.

[24] Isaïe, ch. 55, v. 12.

[25] Isaïe, ch. 60, v. 11.

[26] Isaïe, ch. 60, v. 9 et 10. Voici le texte de la Vulgate : Me enim insulae expectant, et naves maris in principio, ut adducam filios tuos de longe, argentum eorum et aurum eorum cum eis, nomini Domini, etc. L'auteur n'a cité qu'à partir du mot adducam, ce qui change le sens, en sorte qu'il a fallu traduire dans le sens qu'on a adopté, et non se servir, comme on a coutume de le faire, de la version de Sacy.