Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

12 août 1950

Lettre encyclique Humani generis

Sur les opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique

Vénérables Frères,

Que la famille humaine tout entière ne s’en­tende pas en matière reli­gieuse et morale et qu’elle tende à se tenir loin de la véri­té, c’est bien là pour tout homme hon­nête et plus encore pour tous les vrais fils de l’Eglise la rai­son d’une dou­leur très vive : en tous temps certes, mais com­bien plus aujourd’­hui que nous voyons les coups frap­per de toutes parts les prin­cipes mêmes de la for­ma­tion chrétienne.

On ne peut s’é­ton­ner, il est vrai, que mésen­tentes en ces domaines et éloi­gne­ment de la véri­té aient tou­jours sévi, en dehors du ber­cail du Christ. En effet, si, en prin­cipe du moins, la rai­son humaine est, par sa propre force et à sa seule lumière natu­relle, apte à par­ve­nir à la connais­sance vraie et cer­taine d’un Dieu unique et per­son­nel, qui par sa Providence pro­tège et gou­verne le monde, et à l’in­tui­tion aus­si de la loi natu­relle ins­crite par Dieu en nos âmes, nom­breux, pour­tant, sont les obs­tacles qui empêchent cette même rai­son d’u­ser de sa force native effi­ca­ce­ment et avec fruits. Et de fait, les véri­tés qui concernent Dieu et qui ont rap­port aux rela­tions qui existent entre Dieu et les hommes ne transcendent-​elles pas abso­lu­ment l’ordre du sen­sible ? et, pas­sées dans le domaine de la vie pra­tique qu’elles doivent infor­mer ne commandent-​elles pas le don de soi et l’ab­né­ga­tion ? Or, l’in­tel­li­gence humaine, dans la recherche de si hautes véri­tés, souffre d’une grave dif­fi­cul­té en rai­son d’a­bord de l’im­pul­sion des sens et de l’i­ma­gi­na­tion et en rai­son aus­si des pas­sions vicieuses nées du péché ori­gi­nel. Voilà com­ment les hommes en sont venus à se péné­trer si faci­le­ment eux-​mêmes de ce prin­cipe que, dans ce domaine, est faux ou pour le moins dou­teux tout ce qu’ils ne veulent pas être vrai.

C’est pour­quoi il faut tenir que la révé­la­tion divine est mora­le­ment néces­saire pour que tout ce qui n’est pas, de soi, inac­ces­sible à la rai­son en matière de foi et de mœurs, puisse être, dans l’é­tat actuel du genre humain, connu de tous promp­te­ment, avec une cer­ti­tude ferme et sans mélange d’er­reur [1].

Bien plus, l’es­prit humain peut éprou­ver par­fois des dif­fi­cul­tés à for­mu­ler un simple juge­ment cer­tain de « cré­di­bi­li­té » au sujet de la foi catho­lique, encore que Dieu ait dis­po­sé un grand nombre de signes exté­rieurs écla­tants qui nous per­mettent de prou­ver, de façon cer­taine, l’o­ri­gine divine de la reli­gion chré­tienne avec les seules lumières natu­relles de notre rai­son. En effet, que le mènent les pré­ju­gés ou que l’ex­citent les pas­sions et la volon­té mau­vaise, l’homme peut oppo­ser un refus et résis­ter autant à l’é­vi­dence irré­cu­sable des signes exté­rieurs qu’aux célestes lumières que Dieu verse en nos âmes.

Quiconque observe atten­ti­ve­ment ceux qui sont hors du ber­cail du Christ découvre sans peine les prin­ci­pales voies sur les­quelles se sont enga­gés un grand nombre de savants. En effet, c’est bien eux qui pré­tendent que le sys­tème dit de l’é­vo­lu­tion s’ap­plique à l’o­ri­gine de toutes les choses ; or, les preuves de ce sys­tème ne sont pas irré­fu­tables même dans le champ limi­té des sciences natu­relles. Ils l’ad­mettent pour­tant sans pru­dence aucune, sans dis­cer­ne­ment et on les entend qui pro­fessent, avec com­plai­sance et non sans audace, le pos­tu­lat moniste et pan­théiste d’un unique tout fata­le­ment sou­mis à l’é­vo­lu­tion conti­nue. Or, très pré­ci­sé­ment, c’est de ce pos­tu­lat que se servent les par­ti­sans du com­mu­nisme pour faire triom­pher et pro­pa­ger leur maté­ria­lisme dia­lec­tique dans le but d’ar­ra­cher des âmes toute idée de Dieu.

La fic­tion de cette fameuse évo­lu­tion, fai­sant reje­ter tout ce qui est abso­lu, constant et immuable, a ouvert la voie à une phi­lo­so­phie nou­velle aber­rante, qui, dépas­sant l’i­déa­lisme, l’im­ma­nen­tisme et le prag­ma­tisme, s’est nom­mé exis­ten­tia­lisme, parce que, négli­geant les essences immuables des choses, elle n’a sou­ci que de l’exis­tence de chacun.

A cela s’a­joute un faux his­to­ri­cisme qui, ne s’at­ta­chant qu’aux évé­ne­ments de la vie humaine, ren­verse les fon­de­ments de toute véri­té et de toute loi abso­lue dans le domaine de la phi­lo­so­phie et plus encore dans celui des dogmes chrétiens.

En pré­sence d’une telle confu­sion d’o­pi­nions, nous pour­rions être sans doute un peu conso­lés de voir ceux qui étaient nour­ris jadis des prin­cipes du ratio­na­lisme dési­rer reve­nir aujourd’­hui aux sources de la véri­té divi­ne­ment révé­lée, recon­naître et pro­fes­ser que la Parole de Dieu, conser­vée dans la Sainte Ecriture, est bien le fon­de­ment de nos sciences sacrées. Mais com­ment ne pas être affli­gés de voir un grand nombre d’entre eux faire d’au­tant plus fi de la rai­son humaine qu’ils adhé­rent plus fer­me­ment à la Parole de Dieu et repous­ser d’au­tant plus vive­ment le magis­tère ecclé­sias­tique qu’ils exaltent plus volon­tiers l’au­to­ri­té de Dieu révé­lant : ils oublient, ce fai­sant, que ce magis­tère est ins­ti­tué par le Christ Notre Seigneur pour gar­der et inter­pré­ter le dépôt divin révé­lé. Toutes pré­ten­tions qui sont non seule­ment en contra­dic­tion fla­grante avec la Sainte Ecriture, mais démon­trées fausses encore par l’ex­pé­rience de tous. En effet ceux qui sont sépa­rés de la véri­table Eglise se plaignent sou­vent, et publi­que­ment, de leur désac­cord en matière dog­ma­tique au point d’a­vouer, comme mal­gré eux, la néces­si­té d’un magis­tère vivant.

Par ailleurs, les théo­lo­giens et les phi­lo­sophes catho­liques, aux­quels incombe la lourde charge de défendre la véri­té divine et humaine et de l’in­cul­quer à toutes les âmes, n’ont pas le droit d’i­gno­rer ni de négli­ger les sys­tèmes qui s’é­cartent plus ou moins de la droite voie. Bien plus, il leur faut les connaître à fond, d’a­bord parce qu’on ne peut gué­rir que les maux que l’on connaît bien, puis parce que dans les sys­tèmes erro­nés peut se cacher quelque lueur de véri­té, et parce qu’en­fin ces erreurs poussent l’es­prit à scru­ter avec plus de soin et à appré­cier mieux telle ou telle véri­té phi­lo­so­phique et théologique.

Ah ! si nos phi­lo­sophes et nos théo­lo­giens s’é­taient effor­cés de tirer de l’exa­men pru­dent de ces sys­tèmes l’a­van­tage que nous disons, il n’y, aurait, pour le magis­tère de l’Eglise, aucune rai­son d’in­ter­ve­nir. Toutefois, même si nous tenons pour cer­tain que les doc­teurs catho­liques se sont gar­dés en géné­ral de ces erreurs, il n’est pas moins cer­tain qu’il en est aujourd’­hui, tout comme aux temps apos­to­liques, pour s’at­ta­cher, plus qu’il convient, aux nou­veau­tés dans la crainte de pas­ser pour igno­rants de tout ce que char­rie un siècle de pro­grès scien­ti­fiques : on les voit alors qui, dans leur pré­ten­tion de se sous­traire à la direc­tion du magis­tère sacré, se trouvent en grand dan­ger de s’é­car­ter peu à peu de la véri­té divi­ne­ment révé­lée et d’in­duire avec eux les autres dans l’erreur.

Il y a plus. Nous obser­vons un autre dan­ger qui est, lui, d’au­tant plus grave qu’il est plus caché sous les voiles de la ver­tu. De fait, par­mi ceux qui déplorent la mésen­tente entre les hommes et la confu­sion des esprits, il en est plu­sieurs qui se montrent remués par un zèle impru­dent des âmes : dans leur ardeur, ils brûlent d’un désir pres­sant d’a­battre les enceintes qui séparent d’hon­nêtes gens : on les voit adop­ter alors un « iré­nisme » tel que, lais­sant de côté tout ce qui divise, ils ne se contentent pas d’en­vi­sa­ger l’at­taque contre un athéisme enva­his­sant par l’u­nion de toutes les forces, mais ils vont jus­qu’à envi­sa­ger une conci­lia­tion des contraires, seraient-​ils même des dogmes. Et de même que cer­tains jadis avaient déjà deman­dé si l’a­po­lo­gé­tique tra­di­tion­nelle de l’Église ne consti­tuait pas un obs­tacle plu­tôt qu’un secours pour gagner les âmes au Christ, aujourd’­hui il en est encore qui ne craignent pas de sou­le­ver, avec sérieux, la ques­tion de savoir si la théo­lo­gie et Sa méthode, telles qu’elles sont ensei­gnées dans nos écoles avec l’ap­pro­ba­tion de l’au­to­ri­té ecclé­sias­tique, ne doivent pas être non seule­ment per­fec­tion­nées, mais en tous points réfor­mées. Ils pensent qu’ain­si le règne du Christ serait plus effi­ca­ce­ment pro­pa­gé dans toutes les par­ties du monde par­mi les hommes de toute culture, et de toute opi­nion religieuse.

Et si ceux-​là ne pré­ten­daient qu’à accom­mo­der aux condi­tions et aux néces­si­tés de notre temps la science ecclé­sias­tique et sa méthode en nous offrant un plan nou­veau, il n’y aurait pour ain­si dire pas de rai­son de nous alar­mer ; mais empor­tés par un iré­nisme impru­dent, quelques-​uns semblent prendre pour des obs­tacles à la res­tau­ra­tion de l’u­ni­té fra­ter­nelle tout ce qui s’ap­puie sur les lois et les prin­cipes mêmes que don­na le Christ, et sur les ins­ti­tu­tions qu’il a éta­blies, sur tout ce qui se dresse, en somme, comme autant de défenses et de sou­tiens pour l’in­té­gri­té de la foi : l’é­crou­le­ment de l’en­semble assu­re­rait l’u­nion, pensent-​ils, mais, disons-​le, ce serait pour la ruine.

Ces opi­nions nou­velles, qu’elles s’ins­pirent d’un désir condam­nable de nou­veau­té ou de quelque rai­son fort louable, ne sont pas expo­sées tou­jours avec la même hâte, la même pré­ci­sion et dans les mêmes termes ; ajou­tons qu’elles sont loin d’ob­te­nir l’ac­cord una­nime de leurs auteurs. En effet ce que cer­tains aujourd’­hui enseignent d’une façon voi­lée avec des pré­cau­tions et des dis­tinc­tions, d’autres le pro­po­se­ront demain avec plus d’au­dace, en plein jour et sans mesure aucune, cau­sant ain­si le scan­dale de beau­coup, sur­tout dans le jeune cler­gé, et un grave tort à l’au­to­ri­té de l’Eglise. Si l’on montre plus de pru­dence en s’ex­pri­mant dans les ouvrages édi­tés, on est plus libre en pri­vé dans les dis­ser­ta­tions qu’on se com­mu­nique, dans les confé­rences et les assem­blées. Et ces opi­nions ne sont pas seule­ment divul­guées par­mi le cler­gé sécu­lier et régu­lier, dans les Séminaires et les ins­ti­tuts reli­gieux, mais aus­si par­mi les laïques et prin­ci­pa­le­ment par­mi ceux qui se consacrent à l’ins­truc­tion de la jeunesse.

En ce qui concerne la théo­lo­gie, le pro­pos de cer­tains est d’af­fai­blir le plus pos­sible la signi­fi­ca­tion des dogmes et de libé­rer le dogme de la for­mu­la­tion en usage dans l’Eglise depuis si long­temps et des notions phi­lo­so­phiques en vigueur chez les Docteurs catho­liques, pour faire retour, dans l’ex­po­si­tion de la doc­trine catho­lique, à la façon de s’ex­pri­mer de la Sainte Ecriture et des Pères. Ils nour­rissent l’es­poir que le dogme, ain­si débar­ras­sé de ses élé­ments qu’ils nous disent extrin­sèques à la révé­la­tion, pour­ra être com­pa­ré, avec fruit, aux opi­nions dog­ma­tiques de ceux qui sont sépa­rés de l’u­ni­té de l’Eglise : on par­vien­drait alors à assi­mi­ler au dogme catho­lique tout ce qui plaît aux dissidents.

Bien plus, lorsque la doc­trine catho­lique aura été réduite à un pareil état, la voie sera ouverte, pensent-​ils, pour don­ner satis­fac­tion aux besoins du jour en expri­mant le dogme au moyen des notions de la phi­lo­so­phie moderne, de l’im­ma­nen­tisme, par exemple, de l’i­déa­lisme, de l’exis­ten­tia­lisme ou de tout autre sys­tème à venir. Que cela puisse et doive même être fait ain­si, de plus auda­cieux l’af­firment pour la bonne rai­son, disent-​ils, que les mys­tères de la foi ne peuvent pas être signi­fiés par des notions adé­qua­te­ment vraies, mais par des notions, selon eux, approxi­ma­tives et tou­jours chan­geables, par les­quelles la véri­té est indi­quée sans doute jus­qu’à un cer­tain point, mais fata­le­ment défor­mée. C’est pour­quoi ils ne croient pas absurde, mais abso­lu­ment néces­saire que la théo­lo­gie qui a uti­li­sé au cours des siècles dif­fé­rentes phi­lo­so­phies comme ses ins­tru­ments propres sub­sti­tue aux notions anciennes des notions nou­velles, de telle sorte que, sous des modes divers et sou­vent oppo­sés, et pour­tant pré­sen­tés par eux comme équi­va­lents, elle nous exprime les véri­tés divines, sous le mode qui sied à des êtres humains. Ils ajoutent que l’his­toire des dogmes consiste à expri­mer les formes variées qu’a revê­tues la véri­té suc­ces­si­ve­ment selon les diverses doc­trines et selon les sys­tèmes qui ont vu le jour tout au long des siècles.

Or, il res­sort, avec évi­dence, de ce que nous avons dit, que tant d’ef­forts non seule­ment conduisent à ce qu’on appelle le « rela­ti­visme » dog­ma­tique, mais le com­portent déjà en fait : le mépris de la doc­trine com­mu­né­ment ensei­gnée et le mépris des termes par les­quels on le signi­fie le favo­risent déjà trop. Certes il n’est per­sonne qui ne sache que les mots qui expriment ces notions, tels qu’ils sont employés dans nos écoles et par le magis­tère de l’Église, peuvent tou­jours être amé­lio­rés et per­fec­tion­nés : on sait d’ailleurs que l’Eglise n’a pas eu recours tou­jours aux mêmes termes. Et puis, il va de soi que l’Eglise ne peut se lier à n’im­porte quel sys­tème phi­lo­so­phique dont la vie est de courte durée : ce que les doc­teurs catho­liques, en par­fait accord, ont com­po­sé au cours des siècles pour par­ve­nir à une cer­taine intel­li­gence du dogme, ne s’ap­puie assu­ré­ment pas sur un fon­de­ment aus­si caduc. En effet, il n’est pas d’autre appui que les prin­cipes et les notions tirés de l’ex­pé­rience des choses créées ; et dans la déduc­tion de ces connais­sances, la véri­té révé­lée a, comme une étoile, brillé sur l’in­tel­li­gence des hommes grâce au minis­tère de l’Eglise. On ne s’é­tonne donc pas que les Conciles œcu­mé­niques aient employé et aus­si sanc­tion­né cer­taines de ces notions : aus­si, s’en écar­ter n’est point permis.

Voilà pour­quoi négli­ger, reje­ter ou pri­ver de leur valeur tant de biens pré­cieux qui au cours d’un tra­vail plu­sieurs fois sécu­laire des hommes d’un génie et d’une sain­te­té peu com­mune, sous la garde du magis­tère sacré et la conduite lumi­neuse de l’Esprit-​Saint, ont conçus, expri­més et per­fec­tion­nés en vue d’une pré­sen­ta­tion de plus en plus exacte des véri­tés de la foi, et leur sub­sti­tuer des notions conjec­tu­rales et les expres­sions flot­tantes et vagues d’une phi­lo­so­phie nou­velle appe­lées à une exis­tence éphé­mère, comme la fleur des champs, ce n’est pas seule­ment pécher par impru­dence grave, mais c’est faire du dogme lui-​même quelque chose comme un roseau agi­té par le vent. Le mépris des mots et des notions dont ont cou­tume de se ser­vir les théo­lo­giens sco­las­tiques conduit très vite à éner­ver la théo­lo­gie qu’ils appellent spé­cu­la­tive et tiennent pour dénuée de toute véri­table cer­ti­tude, sous pré­texte qu’elle s’ap­puie sur la rai­son théologique.

De fait, ô dou­leur, les ama­teurs de nou­veau­tés passent tout natu­rel­le­ment du dédain pour la théo­lo­gie sco­las­tique au manque d’é­gards, voire au mépris pour le magis­tère de l’Eglise lui-​même qui si for­te­ment approuve, de toute son auto­ri­té, cette théo­lo­gie. Ne présentent-​ils pas ce magis­tère comme une entrave au pro­grès, un obs­tacle pour la science ? Certains non-​catholiques y voient déjà un injuste frein qui empêche quelques théo­lo­giens plus culti­vés de réno­ver leur science. Et alors que ce magis­tère, en matière de foi et de mœurs, doit être pour tout théo­lo­gien la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té, puisque le Seigneur Christ lui a confié le dépôt de la foi – les Saintes Écritures et la divine Tradition – pour le conser­ver, le défendre et l’in­ter­pré­ter, cepen­dant le devoir qu’ont les fidèles d’é­vi­ter aus­si les erreurs plus ou moins proches de l’hé­ré­sie et pour cela « de conser­ver les consti­tu­tions et les décrets par les­quels le Saint-​Siège pros­crit et inter­dit ces opi­nions qui faussent les esprits » [2], est par­fois aus­si igno­ré d’eux que s’il n’exis­tait pas. Ce qu’ex­posent les Encycliques des Pontifes Romains sur le carac­tère et la consti­tu­tion de l’Eglise est, de façon habi­tuelle et déli­bé­rée, négli­gé par cer­tains dans le but très pré­cis de faire pré­va­loir une notion vague qu’ils nous disent pui­sée chez les anciens Pères et sur­tout chez les Grecs. A les entendre, les Pontifes, en effet, n’au­raient jamais des­sein de se pro­non­cer sur les ques­tions débat­tues entre théo­lo­giens ; aus­si le devoir s’im­pose à tous de reve­nir aux sources pri­mi­tives et aus­si d’ex­pli­quer les consti­tu­tions et décrets plus récents du magis­tère selon les textes des anciens.

Tout cela semble dit de façon très habile, mais tout cela est faux en réa­li­té. Car s’il est exact que, en géné­ral, les Pontifes laissent la liber­té aux théo­lo­giens dans les matières où les doc­teurs du meilleur renom pro­fessent des opi­nions dif­fé­rentes, l’his­toire pour­tant nous apprend que bien des choses lais­sées d’a­bord à la libre dis­cus­sion ne peuvent plus dans la suite souf­frir aucune discussion.

l’on ne doit pas pen­ser que ce qui est pro­po­sé dans les lettres Encycliques n’exige pas de soi l’as­sen­ti­ment, sous le pré­texte que les Papes n’y exer­ce­raient pas le pou­voir suprême de leur magistère

Et l’on ne doit pas pen­ser que ce qui est pro­po­sé dans les lettres Encycliques n’exige pas de soi l’as­sen­ti­ment, sous le pré­texte que les Papes n’y exer­ce­raient pas le pou­voir suprême de leur magis­tère. C’est bien, en effet, du magis­tère ordi­naire que relève cet ensei­gne­ment et pour ce magis­tère vaut aus­si la parole : « Qui vous écoute, m’é­coute… » [3], et le plus sou­vent ce qui est pro­po­sé et impo­sé dans les Encycliques appar­tient depuis long­temps d’ailleurs à la doc­trine catho­lique. Que si dans leurs Actes, les Souverains Pontifes portent à des­sein un juge­ment sur une ques­tion jus­qu’a­lors dis­pu­tée, il appa­raît donc à tous que, confor­mé­ment à l’es­prit et à la volon­té de ces mêmes Pontifes, cette ques­tion ne peut plus être tenue pour une ques­tion libre entre théologiens.

Il est vrai encore que les théo­lo­giens doivent tou­jours remon­ter aux sources de la révé­la­tion divine ; car il leur appar­tient de mon­trer de quelle manière ce qui est ensei­gné par le magis­tère vivant « est expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment trou­vé » [4] dans la Sainte Ecriture et la divine « tra­di­tion ». Ajoutons que ces deux sources de la doc­trine révé­lée contiennent tant de tré­sors et des tré­sors si pré­cieux de véri­tés qu’il est impos­sible de les épui­ser jamais. C’est bien la rai­son pour laquelle nos sciences sacrées trouvent tou­jours une nou­velle jeu­nesse dans l’é­tude des sources sacrées ; tan­dis que toute spé­cu­la­tion qui néglige de pous­ser plus avant l’exa­men du dépôt sacré ne peut qu’être sté­rile : l’ex­pé­rience est là, qui le prouve. Mais on ne peut pas, pour cette rai­son, équi­pa­rer la théo­lo­gie, même celle qu’on dit posi­tive, à une science pure­ment his­to­rique. Car Dieu a don­né à son Eglise, en même temps que les sources sacrées, un magis­tère vivant pour éclai­rer et pour déga­ger ce qui n’est conte­nu qu’obs­cu­ré­ment et comme impli­ci­te­ment dans le dépôt de la foi. Et ce dépôt, ce n’est ni à chaque fidèle, ni même aux théo­lo­giens que le Christ l’a confié pour en assu­rer l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique, mais au seul magis­tère de l’Eglise. Or si l’Eglise exerce sa charge, comme cela est arri­vé tant de fois au cours des siècles, par la voie ordi­naire ou par la voie extra­or­di­naire, il est évident qu’il est d’une méthode abso­lu­ment fausse d’ex­pli­quer le clair par l’obs­cur, disons bien qu’il est néces­saire que tous s’as­treignent à suivre l’ordre inverse. Aussi notre Prédécesseur, d’im­mor­telle mémoire, Pie IX, lors­qu’il enseigne que la théo­lo­gie a la si noble tâche de démon­trer com­ment une doc­trine défi­nie par l’Eglise est conte­nue dans les sources, ajoute ces mots, non sans de graves rai­sons : « dans le sens même où l’Eglise l’a définie ».

Mais pour en reve­nir aux sys­tèmes nou­veaux aux­quels nous avons tou­ché plus haut, il y a cer­tains points que quelques-​uns pro­posent ou qu’ils dis­til­lent, pour ain­si dire, dans les esprits, qui tournent au détri­ment de l’au­to­ri­té divine de la Sainte Ecriture. Ainsi on a auda­cieu­se­ment per­ver­ti le sens de la défi­ni­tion du Concile du Vatican sur Dieu, auteur de la Sainte Ecriture ; et la théo­rie qui n’ad­met l’i­ner­rance des lettres sacrées que là où elles enseignent Dieu, la morale et la reli­gion, on la pro­fesse en la renou­ve­lant, bien qu’elle ait été plu­sieurs fois condam­née. Bien plus, de la façon la plus incor­recte, on nous parle d’un sens humain des Livres Saints, sous lequel se cache­rait le sens divin, le seul, nous dit-​on, qui serait infaillible. Dans l’in­ter­pré­ta­tion de la Sainte Ecriture, on s’in­ter­dit de tenir compte de l’a­na­lo­gie de la foi et de la tra­di­tion ecclé­sias­tique. En consé­quence, c’est la doc­trine des Saints Pères et du magis­tère sacré qui devrait être rame­née, pour ain­si dire, à la juste balance de l’Ecriture et de l’Ecriture telle qu’elle est expli­quée par des exé­gètes qui ne font appel qu’à la lumière de la rai­son ; et, par­tant, ce n’est plus la Sainte Ecriture qu’il fau­drait expli­quer selon la pen­sée de l’Eglise que le Christ ins­ti­tua gar­dienne et inter­prète de tout le dépôt de la véri­té divi­ne­ment révélée.

En outre, le sens lit­té­ral de la Sainte Ecriture et son expli­ca­tion faite labo­rieu­se­ment, sous le contrôle de l’Eglise, par tant d’exé­gètes de si grande valeur doivent céder, d’a­près les inven­tions qui plaisent aux nova­teurs, à une exé­gèse nou­velle, dite sym­bo­lique et spi­ri­tuelle ; et ain­si seule­ment, les Livres Saints de l’Ancien Testament, qui seraient aujourd’­hui encore igno­rés dans l’Eglise, comme une source qu’on aurait enclose, seraient enfin ouverts à tous. Ils assurent que toutes les dif­fi­cul­tés, par ce moyen, s’é­va­noui­ront, qui ne para­lysent que ceux-​là qui se tiennent atta­chés au sens lit­té­ral de la Bible.

Il n’est per­sonne qui ne puisse voir à quel point tant de pré­ten­tions s’é­cartent des prin­cipes et des règles d’her­mé­neu­tique si jus­te­ment fixés par Nos Prédécesseurs d’heu­reuse mémoire Léon XIII dans l’Encyclique Providentissimus et Benoît XV dans l’Encyclique Spiritus Paraclitus et par Nous-​même dans l’Encyclique Divino afflante Spiritu.

Il n’est pas éton­nant que pareilles nou­veau­tés aient déjà pro­duit des fruits empoi­son­nés dans toutes les par­ties, ou presque, de la théo­lo­gie. On révoque en doute que la rai­son humaine, sans le secours de la révé­la­tion et de la grâce divine, puisse démon­trer l’exis­tence d’un Dieu per­son­nel par des argu­ments tirés des choses créées ; on nie que le monde ait eu un com­men­ce­ment et l’on sou­tient que la créa­tion est néces­saire, puis­qu’elle pro­cède de la néces­saire libé­ra­li­té de l’a­mour de Dieu ; on refuse aus­si à Dieu l’é­ter­nelle et infaillible pres­cience des libres actions de l’homme. Or tout cela s’op­pose aux décla­ra­tions du Concile du Vatican [5].

D’autres cor­rompent la véri­table gra­tui­té de l’ordre sur­na­tu­rel, puis­qu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’in­tel­li­gence sans les ordon­ner et les appe­ler à la vision béatifique

Quelques-​uns aus­si se demandent si les Anges sont des créa­tures per­son­nelles, et si la matière dif­fère essen­tiel­le­ment de l’es­prit. D’autres cor­rompent la véri­table gra­tui­té de l’ordre sur­na­tu­rel, puis­qu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’in­tel­li­gence sans les ordon­ner et les appe­ler à la vision béa­ti­fique. Ce n’est pas assez ! au mépris de toutes défi­ni­tions du Concile de Trente, on a per­ver­ti la notion du péché ori­gi­nel, et du même coup, la notion du péché en géné­ral, dans le sens même où il est une offense à Dieu, et ain­si la notion de la satis­fac­tion offerte pour nous par le Christ. Il s’en trouve encore pour pré­tendre que la doc­trine de la trans­sub­stan­tia­tion, toute fon­dée sur une notion phi­lo­so­phique péri­mée (la notion de sub­stance), doit être cor­ri­gée, de telle sorte que la pré­sence réelle dans la Sainte Eucharistie soit rame­née à un cer­tain sym­bo­lisme, en ce sens que les espèces consa­crées ne seraient que les signes effi­caces de la pré­sence spi­ri­tuelle du Christ et de son intime union avec les membres fidèles dans le Corps Mystique.

Certains estiment qu’ils ne sont pas liés par la doc­trine que Nous avons expo­sée il y a peu d’an­nées dans notre lettre Encyclique et qui est fon­dée sur les sources de la « révé­la­tion », selon laquelle le Corps Mystique et l’Eglise catho­lique romaine sont une seule et même chose [6]. Quelques-​uns réduisent à une for­mule vaine la néces­si­té d’ap­par­te­nir à la véri­table Eglise pour obte­nir le salut éter­nel. D’autres enfin attaquent injus­te­ment le carac­tère ration­nel de la cré­di­bi­li­té de la foi chrétienne.

Il est trop cer­tain que ces erreurs et d’autres du même ordre s’in­si­nuent dans l’es­prit de plu­sieurs de Nos fils, qu’a­buse un zèle impru­dent des âmes ou une fausse science : il Nous faut donc, l’âme acca­blée de tris­tesse, leur répé­ter des véri­tés très connues et leur signa­ler, non sans angoisse pour le cœur, des erreurs mani­festes et des dan­gers d’er­reur aux­quels ils s’exposent.

On sait com­bien l’Eglise estime la rai­son humaine dans le pou­voir qu’elle a de démon­trer avec cer­ti­tude l’exis­tence d’un Dieu per­son­nel, de prou­ver vic­to­rieu­se­ment par les signes divins les fon­de­ments de la foi chré­tienne elle-​même, d’ex­pri­mer exac­te­ment la loi que le Créateur a ins­crite dans l’âme humaine et enfin de par­ve­nir à une cer­taine intel­li­gence des mys­tères, qui nous est très fruc­tueuse [7]. La rai­son cepen­dant ne pour­ra rem­plir tout son office avec aisance et en pleine sécu­ri­té que si elle reçoit une for­ma­tion qui lui est due : c’est-​à-​dire quand elle est impré­gnée de cette phi­lo­so­phie saine qui est pour nous un vrai patri­moine trans­mis par les siècles du pas­sé chré­tien et qui jouit encore d’une auto­ri­té d’un ordre supé­rieur, puisque le magis­tère de l’Eglise a sou­mis à la balance de la révé­la­tion divine, pour les appré­cier, ses prin­cipes et ses thèses essen­tielles qu’a­vaient peu à peu mis en lumière et défi­nis des hommes de génie. Cette phi­lo­so­phie recon­nue et reçue dans l’Eglise défend, seule, l’au­then­tique et juste valeur de la connais­sance humaine, les prin­cipes inébran­lables de la méta­phy­sique, à savoir de rai­son suf­fi­sante, de cau­sa­li­té et de fina­li­té la pour­suite enfin, effec­tive, de toute véri­té cer­taine et immuable.

Dans cette phi­lo­so­phie, sans doute sont trai­tées des par­ties qui ni direc­te­ment ni indi­rec­te­ment ne touchent à la foi et aux mœurs : aus­si l’Eglise les laisse-​t-​elle à la libre dis­cus­sion des phi­lo­sophes. Mais pour beau­coup d’autres, sur­tout dans le domaine des prin­cipes et des thèses essen­tielles que Nous avons rap­pe­lés plus haut, de liber­té de dis­cus­sion il n’y a point. Même dans ces ques­tions essen­tielles, il est per­mis de don­ner à la phi­lo­so­phie un vête­ment plus juste et plus riche, de la ren­for­cer de déve­lop­pe­ments plus effi­caces, de la débar­ras­ser de quelques pro­cé­dés sco­laires insuf­fi­sam­ment adap­tés, de l’en­ri­chir dis­crè­te­ment aus­si d’élé­ments appor­tés par une pen­sée humaine qui sai­ne­ment pro­gresse, mais il n’est jamais pos­sible de la bou­le­ver­ser, de la conta­mi­ner de prin­cipes faux ou même de la tenir pour un monu­ment sans doute impo­sant mais abso­lu­ment sur­an­né. Car la véri­té et toute son expli­ca­tion phi­lo­so­phique ne peuvent pas chan­ger chaque jour, sur­tout quand il s’a­git de prin­cipes évi­dents, par soi, pour tout esprit humain ou de ces thèmes qui prennent appui aus­si bien sur la sagesse des siècles que sur leur accord avec la révé­la­tion divine qui les étaye si for­te­ment. Tout ce que l’es­prit humain, adonne à la recherche sin­cère, peut décou­vrir de vrai ne peut abso­lu­ment pas s’op­po­ser à une véri­té déjà acquise ; Dieu, Souveraine Vérité a créé l’in­tel­li­gence humaine et la dirige, il faut le dire, non point pour qu’elle puisse oppo­ser chaque jour des nou­veau­tés à ce qui est soli­de­ment acquis, mais pour que, ayant reje­té les erreurs qui se seraient insi­nuées en elle, elle élève pro­gres­si­ve­ment le vrai sur le vrai selon l’ordre et la com­plexion même que nous dis­cer­nons dans la nature des choses d’où nous tirons la vérité.

C’est pour­quoi un chré­tien, qu’il soit phi­lo­sophe ou théo­lo­gien, ne peut pas se jeter à la légère, pour les adop­ter, sur toutes les nou­veau­tés qui s’in­ventent chaque jour ; qu’il en fasse au contraire un exa­men très appli­qué, qu’il les pèse en une juste balance ; et ain­si, se gar­dant de perdre ou de conta­mi­ner la véri­té déjà acquise, il évi­te­ra de cau­ser un dom­mage cer­tain à la foi elle-​même et de la mettre gra­ve­ment en péril.

la méthode de l’Aquinate l’emporte sin­gu­liè­re­ment sur toutes les autres

Si l’on a bien sai­si ces pré­ci­sions, on ver­ra sans peine pour quelle rai­son l’Eglise exige que ses futurs prêtres soient ins­truits des dis­ci­plines phi­lo­so­phiques « selon la méthode, selon la doc­trine et les prin­cipes du Docteur Angélique » [8]; c’est que l’ex­pé­rience de plu­sieurs siècles lui a par­fai­te­ment appris que la méthode de l’Aquinate l’emporte sin­gu­liè­re­ment sur toutes les autres, soit pour for­mer les étu­diants, soit pour appro­fon­dir les véri­tés peu acces­sibles ; sa doc­trine forme comme un accord har­mo­nieux avec la révé­la­tion divine ; elle est de toutes la plus effi­cace pour mettre en sûre­té les fon­de­ments de la foi, comme pour recueillir uti­le­ment et sans dom­mage les fruits d’un pro­grès véri­table [9].

il est au plus haut point lamen­table que la phi­lo­so­phie reçue et recon­nue dans l’Eglise soit aujourd’­hui mépri­sée par cer­tains qui, non sans impru­dence, la déclarent vieillie

C’est pour tant de motifs, qu’il est au plus haut point lamen­table que la phi­lo­so­phie reçue et recon­nue dans l’Eglise soit aujourd’­hui mépri­sée par cer­tains qui, non sans impru­dence, la déclarent vieillie dans sa forme et ratio­na­liste (comme ils osent dire) dans son pro­ces­sus de pen­sée. Nous les enten­dons répé­tant que cette phi­lo­so­phie, la nôtre, sou­tient faus­se­ment qu’il peut y avoir une méta­phy­sique abso­lu­ment vraie ; et ils affirment de façon péremp­toire que les réa­li­tés, et sur­tout les réa­li­tés trans­cen­dantes, ne peuvent être mieux expri­mées que par des doc­trines dis­pa­rates, qui se com­plètent les unes les autres, encore qu’elles s’op­posent entre elles tou­jours en quelque façon. Aussi concèdent-​ils que la phi­lo­so­phie qu’en­seignent Nos écoles, avec son expo­si­tion claire des pro­blèmes et leurs solu­tions, avec sa déter­mi­na­tion si rigou­reuse du sens de toutes les notions et ses dis­tinc­tions pré­cises, peut être utile pour ini­tier de jeunes esprits à la théo­lo­gie sco­las­tique et qu’elle était remar­qua­ble­ment accom­mo­dée aux esprits du moyen-​âge ; mais elle n’offre plus, selon eux, une méthode qui réponde à notre culture moderne et aux néces­si­tés du temps. Ils opposent ensuite que la phi­lo­so­phia per­en­nis n’est qu’une phi­lo­so­phie des essences immuables, alors que l’es­prit moderne doit néces­sai­re­ment se por­ter vers l’exis­tence de cha­cun et vers la vie tou­jours fluente. Et tan­dis qu’ils méprisent cette phi­lo­so­phie, ils en exaltent d’autres, anciennes ou récentes, de l’Orient ou de l’Occident, de sorte qu’ils semblent insi­nuer dans les esprits que n’im­porte quelle phi­lo­so­phie, n’im­porte quelle manière per­son­nelle de pen­ser, avec, si besoin est, quelques retouches ou quelques com­plé­ments, peut s’ac­cor­der avec le dogme catho­lique : or, cela est abso­lu­ment faux, sur­tout quand il s’a­git de ces pro­duits de l’i­ma­gi­na­tion qu’on appelle l’im­ma­nen­tisme, l’i­déa­lisme, le maté­ria­lisme soit his­to­rique soit dia­lec­tique ou encore l’exis­ten­tia­lisme, qu’il pro­fesse l’a­théisme ou pour le moins qu’il nie toute valeur au rai­son­ne­ment méta­phy­sique. Quel catho­lique pour­rait avoir le moindre doute sur toutes ces choses

Enfin ils reprochent à cette phi­lo­so­phie de ne s’a­dres­ser qu’à l’in­tel­li­gence dans le pro­ces­sus de la connais­sance, puis­qu’elle néglige, disent-​ils, l’of­fice de la volon­té et celui des affec­tions de l’âme. Or cela n’est pas vrai. Jamais la phi­lo­so­phie chré­tienne n’a nié l’u­ti­li­té et l’ef­fi­ca­ci­té des bonnes dis­po­si­tions de toute l’âme humaine pour connaître à fond et pour embras­ser les véri­tés reli­gieuses et morales ; bien mieux, elle a tou­jours pro­fes­sé que le défaut de ces dis­po­si­tions peut être cause que l’in­tel­li­gence, sous l’in­fluence des pas­sions et de la volon­té mau­vaise, s’obs­cur­cisse à ce point qu’elle ne voit plus juste. Bien mieux encore, le Docteur com­mun estime que l’in­tel­li­gence peut d’une cer­taine manière per­ce­voir les biens supé­rieurs d’ordre moral soit natu­rel soit sur­na­tu­rel, mais dans la mesure seule­ment où l’âme éprouve une cer­taine conna­tu­ra­li­té affec­tive avec ces mêmes biens, soit par nature, soit par don de grâce [10]. Et l’on ne peut pas ne pas sai­sir l’in­té­rêt du secours appor­té par cette connais­sance obs­cure aux recherches de notre esprit. Cependant autre chose est de recon­naître aux dis­po­si­tions affec­tives de la volon­té le pou­voir d’ai­der la rai­son à pour­suivre une science plus cer­taine et plus ferme des choses ; et autre chose, ce que sou­tiennent ces nova­teurs, à savoir : attri­buer aux facul­tés d’ap­pé­tit et d’af­fec­tion un cer­tain pou­voir d’in­tui­tion et dire que l’homme, inca­pable de savoir par la rai­son et avec cer­ti­tude la véri­té qu’il doit embras­ser, se tourne vers la volon­té pour faire choix et déci­der libre­ment entre des opi­nions erro­nées : n’est-​ce pas là mêler indû­ment la connais­sance et l’acte de la volonté ?

Il n’est pas éton­nant que, par ces nou­veaux sys­tèmes, on soit ame­né à mettre en dan­ger les deux dis­ci­plines phi­lo­so­phiques qui, par leur nature même, sont étroi­te­ment liées avec l’en­sei­gne­ment de la foi, la théo­di­cée et l’é­thique ; on en vient donc à pen­ser que leur rôle n’est pas de démon­trer quelque chose de cer­tain sur Dieu ou sur un autre être trans­cen­dant, mais bien plu­tôt de mon­trer que ce que la foi enseigne sur un Dieu per­son­nel et sur ses com­man­de­ments s’ac­corde par­fai­te­ment avec les néces­si­tés de la vie et que par voie de consé­quence il faut que tous l’embrassent pour évi­ter le déses­poir et pour par­ve­nir au salut éter­nel. Or tout cela s’op­pose mani­fes­te­ment aux docu­ments de Nos Prédécesseurs Léon XIII et Pie X et ne peut s’ac­cor­der avec les décrets du Concile du Vatican. Nous n’au­rions certes pas à déplo­rer ces écarts loin de la véri­té si tous, même en phi­lo­so­phie, vou­laient écou­ter le magis­tère de l’Église avec tout le res­pect qui lui est dû ; car il lui revient, de par l’ins­ti­tu­tion divine, non seule­ment de gar­der et d’in­ter­pré­ter le dépôt de la véri­té divi­ne­ment révé­lée, mais encore d’exer­cer toute sa vigi­lance sur les dis­ci­plines phi­lo­so­phiques pour que de faux sys­tèmes ne portent pas atteinte aux dogmes catholiques.

Il nous reste à dire un mot des sciences qu’on dit posi­tives, mais qui sont plus ou moins connexes avec les véri­tés de la foi chré­tienne. Nombreux sont ceux qui demandent avec ins­tance que la reli­gion catho­lique tienne le plus grand compte de ces dis­ci­plines. Et cela est assu­ré­ment louable lors­qu’il s’a­git de faits réel­le­ment démon­trés ; mais cela ne doit être accep­té qu’a­vec pré­cau­tion, dès qu’il s’a­git bien plu­tôt d” « hypo­thèses » qui, même si elles trouvent quelque appui dans la science humaine, touchent à la doc­trine conte­nue dans la Sainte Ecriture et la « Tradition ». Dans le cas où de telles vues conjec­tu­rales s’op­po­se­raient direc­te­ment ou indi­rec­te­ment à la doc­trine révé­lée par Dieu, une requête de ce genre ne pour­rait abso­lu­ment pas être admise.

C’est pour­quoi le magis­tère de l’Eglise n’in­ter­dit pas que la doc­trine de l” « évo­lu­tion », dans la mesure où elle recherche l’o­ri­gine du corps humain à par­tir d’une matière déjà exis­tante et vivante – car la foi catho­lique nous ordonne de main­te­nir la créa­tion immé­diate des âmes par Dieu – soit l’ob­jet, dans l’é­tat actuel des sciences et de la théo­lo­gie d’en­quêtes et de débats entre les savants de l’un et de l’autre par­tis : il faut pour­tant que les rai­sons de chaque opi­nion, celle des par­ti­sans comme celle des adver­saires, soient pesées et jugées avec le sérieux, la modé­ra­tion et la rete­nue qui s’im­posent ; à cette condi­tion que tous soient prêts à se sou­mettre au juge­ment de l’Eglise à qui le man­dat a été confié par le Christ d’in­ter­pré­ter avec auto­ri­té les Saintes Écritures et de pro­té­ger les dogmes de la foi [11]. Cette liber­té de dis­cus­sion, cer­tains cepen­dant la violent trop témé­rai­re­ment : ne se comportent-​ils pas comme si l’o­ri­gine du corps humain à par­tir d’une matière déjà exis­tante et vivante était à cette heure abso­lu­ment cer­taine et plei­ne­ment démon­trée par les indices jus­qu’i­ci décou­verts et par ce que le rai­son­ne­ment en a déduit ; et comme si rien dans les sources de la révé­la­tion divine n’im­po­sait sur ce point la plus grande pru­dence et la plus grande modération.

Mais quand il s’a­git d’une autre vue conjec­tu­rale qu’on appelle le poly­gé­nisme, les fils de l’Eglise ne jouissent plus du tout de la même liber­té. Les fidèles en effet ne peuvent pas adop­ter une théo­rie dont les tenants affirment ou bien qu’a­près Adam il y a eu sur la terre de véri­tables hommes qui ne des­cen­daient pas de lui comme du pre­mier père com­mun par géné­ra­tion natu­relle, ou bien qu’Adam désigne tout l’en­semble des innom­brables pre­miers pères. En effet on ne voit abso­lu­ment pas com­ment pareille affir­ma­tion peut s’ac­cor­der avec ce que les sources de la véri­té révé­lée et les Actes du magis­tère de l’Eglise enseignent sur le péché ori­gi­nel, lequel pro­cède d’un péché réel­le­ment com­mis par une seule per­sonne Adam et, trans­mis à tous par géné­ra­tion, se trouve en cha­cun comme sien [12].

Comme dans le domaine de la bio­lo­gie et de l’an­thro­po­lo­gie, il en est qui, dans le domaine de l’his­toire, négligent auda­cieu­se­ment les limites et les pré­cau­tions que l’Eglise éta­blit. Et en par­ti­cu­lier, il Nous faut déplo­rer une manière vrai­ment trop libre d’in­ter­pré­ter les livres his­to­riques de l’Ancien Testament, dont les tenants invoquent à tort, pour se jus­ti­fier, la lettre récente de la Commission Pontificale biblique à l’Archevêque de Paris [13], Cette lettre, en effet, aver­tit clai­re­ment que les onze pre­miers cha­pitres de la Genèse, quoi­qu’ils ne répondent pas exac­te­ment aux règles de la com­po­si­tion his­to­rique, telles que les ont sui­vies les grands his­to­riens grecs et latins et que les suivent les savants d’au­jourd’­hui, appar­tient néan­moins au genre his­to­rique en un sens vrai, que des exé­gètes devront étu­dier encore et déter­mi­ner : cette Lettre dit encore que les mêmes cha­pitres, dans le style simple et figu­ré, bien appro­prié à l’é­tat des esprits d’un peuple peu culti­vé, rap­portent les véri­tés essen­tielles sur les­quelles repose la pour­suite de notre salut éter­nel, ain­si qu’une des­crip­tion popu­laire de l’o­ri­gine du genre humain et du peuple élu. Si par ailleurs, les anciens hagio­graphes ont pui­sé quelque chose dans les nar­ra­tions popu­laires (ce qu’on peut assu­ré­ment concé­der), on ne doit jamais oublier qu’ils l’ont fait sous l’ins­pi­ra­tion divine qui les a pré­ser­vés de toute erreur dans le choix et l’ap­pré­cia­tion de ces documents.

Mais tout ce qui a été emprun­té aux nar­ra­tions popu­laires et accueilli dans les Saintes Lettres ne peut abso­lu­ment pas être équi­pa­ré aux mytho­lo­gies ou aux fables du même genre, qui pro­cèdent bien plu­tôt de l’i­ma­gi­na­tion dénuée de tout frein que de ce remar­quable sou­ci de véri­té et de sim­pli­ci­té qui éclate dans les Saintes Lettres, même de l’Ancien Testament, à ce point que nos hagio­graphes doivent être pro­cla­més net­te­ment supé­rieurs aux écri­vains pro­fanes de l’antiquité.

Nous savons, certes, que la plu­part des maîtres catho­liques dont les tra­vaux pro­fitent aux lycées, aux sémi­naires, aux col­lèges d’ins­ti­tuts reli­gieux demeurent éloi­gnés de ces erreurs aujourd’­hui répan­dues ouver­te­ment ou on secret, soit par pas­sion de nou­veau­té, soit même par un pro­pos mal réglé d’a­pos­to­lat. Mais nous savons aus­si que ces nou­veaux sys­tèmes peuvent gagner des impru­dents ; c’est pour­quoi Nous pré­fé­rons Nous oppo­ser à elles dès leur prin­cipe, plu­tôt que d’a­voir à por­ter remède à un mal déjà invétéré.

Aussi, après avoir mûre­ment pesé et consi­dé­ré la chose devant Dieu, pour ne pas man­quer à Notre devoir sacré, Nous enjoi­gnons aux Evêques et aux Supérieurs de familles reli­gieuses, leur en fai­sant une très grave obli­ga­tion de conscience, de veiller avec le plus grand soin à ce que ces opi­nions ne soient pas expo­sées dans les écoles, dans les réunions, dans n’im­porte quels écrits, et qu’elles ne soient pas ensei­gnées on quelque manière que ce soit aux clercs et aux fidèles.

Que ceux qui sont pro­fes­seurs d’ins­ti­tuts ecclé­sias­tiques sachent qu’ils ne peuvent exer­cer on toute tran­quilli­té de conscience la charge d’en­sei­gner qui leur est confiée, s’ils n’ac­ceptent pas reli­gieu­se­ment les normes doc­tri­nales que Nous avons édic­tées, et s’ils ne les suivent pas exac­te­ment au cours de la for­ma­tion de leurs élèves. Le res­pect et l’o­béis­sance qu’ils doivent pro­fes­ser envers le magis­tère de l’Eglise dans leur tra­vail quo­ti­dien, ils les doivent incul­quer aus­si au cœur et à l’es­prit de leurs élèves.

Oui, qu’ils tra­vaillent, usant de toutes leurs forces et de toute leur appli­ca­tion, à faire avan­cer les dis­ci­plines qu’ils enseignent, mais qu’ils se gardent aus­si d’ou­tre­pas­ser les limites que nous avons fixées en vue de pro­té­ger les véri­tés de la foi et la doc­trine catho­lique. Face aux nou­veaux pro­blèmes qui se posent pour le grand public en rai­son de la culture et du pro­grès moderne, qu’ils apportent leur large part dans la recherche la plus dili­gente, mais avec la pru­dence et les pré­cau­tions qui s’im­posent ; et enfin qu’ils ne pensent pas, cédant trop volon­tiers à un faux « iré­nisme » que pour­ront être heu­reu­se­ment rame­nés dans le sein de l’Eglise les dis­si­dents et les éga­rés si on ne leur enseigne pas sin­cè­re­ment à tous la véri­té, telle qu’elle est, intègre si vivante dans l’Eglise sans la cor­rompre et sans l’amoindrir.

Fondé sur cet espoir que ravive votre zèle pas­to­ral, comme gage des célestes bien­faits et comme témoi­gnage de Notre pater­nelle bien­veillance, Nous don­nons, de grand cœur, à cha­cun de vous, Vénérables Frères, et aus­si à votre cler­gé et à votre peuple, la Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 12 août 1950, en la dou­zième année de Notre Pontificat. 

Pie XII, Pape.

A.A.S., vol. XXXXII (1950), n. 11, pp. 561 – 578.

Notes de bas de page
  1. Conc. Vatic. D. B., 1876, Const. De Fide cath., ch. 2, De reve­la­tione[]
  2. C. I. C., can. 1324, cfr. Conc. Vatic., D. B., 1820, Const. De Fide cath., ch. 4. De fide et ratione, post canones.[]
  3. Luc, X, 16.[]
  4. PIE IX, Inter gra­vis­si­mas, 28 oct. 1870, Acta, vol. I, p. 260.[]
  5. Cfr. Conc. Vatic., Const. De Fide cath. ch. 1, De Deo rerum omnium crea­tore.[]
  6. Cfr. Litt. Enc. Mystici Corporis Christi, A. A.S., vol. XXXV, p. 193 et suiv.[]
  7. Cfr. Conc. Vat., D. B., 1796.[]
  8. C. I. C., can. 1366, 2.[]
  9. A. A. S., vol. XXXVIII, 1946, p. 387.[]
  10. Cfr. S. THOM., Summa Theol., II-​II, qu. 1, art. 4 ad. 3 et qu. 45, art. 2, in c.[]
  11. Cfr. Allocut. Pont. ad mem­bra Academiae Scientiarum, 30 nov. 1941 ; A. S. S., vol. XXXIII, p. 506.[]
  12. Cfr. Rom., V, 12–19 ; Conc. Trid., sess. V., can. 1–4.[]
  13. 16 jan­vier 1948 : A. A. S., vol. XL, pp. 45–48.[]