L’enquête d’un journaliste italien dont parlait Edward Pentin (cf. Domenico Giani, l’homme qui en savait trop) soulève plus de questions qu’elle n’en résout, mais elle est suffisamment exhaustive pour balayer le spectre des possibles. Dernière minute: comment interpréter alors cette nouvelle publiée aujourd’hui sur le site Vatican News, selon laquelle François en personne s’est rendu au domicile de l’ex-chef de la gendarmerie « pour passer un long moment avec lui, son épouse et sa fille »… ?

Giani et le cardinal Becciu

Vatican, pourquoi le commandant Giani a-t-il été démissionné? Faits et hypothèses

Andrea Mainardi
startmag.it
14 octobre 2019
Ma traduction

La démission forcée au Vatican de Giani – ex-officier de la Guardia di Finanza italienne – et la nomination de Broccoletti ont-elles quelque chose à voir avec l’annonce d’un imminent Vatileaks par Gianluigi Nuzzi [l’auteur de Sua Santità] ?

Que la démission soudaine du commandant de la Gendarmerie du Vatican, Domenico Giani, soit dûe à la diffusion hors des Murs Léonins d’une fiche signalétique (Scandale financier au Vatican) pour avertir de l’interdiction d’entrée faite à cinq employés par mesure de précaution, personne ne le croit.

Certes: pour beaucoup, cela ressemblait à une affiche « Wanted for » style Far West. Confectionnée avec les photos de cinq employés de la Secrétairerie d’Etat et de l’Autorité de lutte contre le blanchiment d’argent (quatre laïcs et un monsignor [Mauro Carlino]), et pas vraiment miséricordieuse. Ce sont les noms et les visages de personnes « suspendues de leur service par mesure conservatoire ». Innocents jusqu’à preuve du contraire de crimes financiers non spécifiés. Mais il s’agissait d’une disposition de service destinée à l’usage interne des Gendarmes et de la Garde Suisse. Un très banal instrument de contrôle de frontière.

Pourtant, en un clin d’oeil, elle a fini dans les journaux. Certains jurent qu’elle a été faxée à l’Espresso, qui a été le premier à la publier. Et voilà que Giani, directeur des services de sécurité du sol pétrinien, qui a signé cette disposition, perd son poste. Il n’a pas localisé la source des fuites.

Est-ce crédible? Non. Entre-temps, aujourd’hui [14 octobre], le pape François a nommé au poste de Giani – comme directeur de la Direction des services de sécurité et de la protection civile de l’État de la Cité du Vatican et commandant du corps de gendarmerie – Gianluca Gauzzi Broccoletti, jusqu’à présent directeur adjoint et commandant adjoint,.

Le premier à soulever l’affaire de la fiche a été le blog autorisé Il Sismografo. Très proche du Saint-Siège. A peine quelques heures plus tard et voilà la voix officieuse du Pape, L’Osservatore Romano, qui envoie un ‘J’accuse‘ à la presse pour le « pilori médiatique » contre les cinq. Ça ne tient pas la route. De fait, le Pape intervient. Il définit ce qui s’est passé comme quelque chose de comparable à un « péché mortel ». Escalade de propos solennels. Le Vatican confirme l’ouverture d’une enquête. Et c’est à Domenico, le natif d’Arezzo, de partir après vingt ans de travail pour le Saint-Siège.

Estimé et aimé, autant que discuté et critiqué. Donc détesté. L’ancien officier de la Guardia di Finanza avec un passé dans les services secrets italiens connaît chaque centimètre carré du Vatican. A côté du « petit jardin » du Pape François, lors des audiences, il court, agile, en pleine forme pour ses 57 ans. A Rome comme dans les voyages internationaux. Le placage athlétique d’une exaltée qui, la veille de Noël 2009, avait franchi les barrières entraînant le pape Ratzinger au sol et causant une fracture du fémur au cardinal Etchegaray, est restée iconique.

Souriant aux côtés des papes qu’il a servis à la tête de la police du Vatican; très doux avec les enfants qu’il prend dans ses bras pendant les audiences pour les approcher du Pape. Autant que dur, selon les personnes concernées, dans son rôle de gendarme judiciaire. L’ancien majordome de Benoît XVI – qui a fait l’objet d’une enquête, et le seul condamné pour avoir fait sortir des papiers de l’Appartement papal au moment des premiers Vatileaks (règne de Ratzinger) – se souvient des façons abruptes des interrogatoires, tout comme Libero Milone, le contôleur des comptes du Vatican, démissionnaire depuis deux ans et jamais remplacé (règne de Bergoglio). La dernière histoire, non clarifiée, voit comme co-protagoniste l’ex substitut de la Secrétairerie d’État, Angelo Becciu. Aux dires du monsignore, Milone l’espionnait. Milone était le réviseur, c’est-à-dire qu’il contrôlait les affaires et travaillait par mandat pétrinien sur la transparence financière de la citadelle vaticane. Mais Milone – proche du cardinal Pell – n’a jamais fait l’objet d’une enquête.

Quand, il y a un mois, une autre affaire économique a éclaté autour d’un investissement immobilier à Londres fait par la Secrétairerie d’Etat, légitime mais peut-être inapproprié depuis ces pièces aux murs couverts de fresques (n’était-il pas plus approprié que ce soit l’Ior ou plutôt la Banque Centrale du Vatican, c’est-à-dire l’Apsa, gestionnaire du patrimoine du Saint-Siège, qui se charge de faire fructifier l’argent?) Becciu n’était plus à la troisième Loggia [les bureaux de la Secrétairerie]. Mais les faits remontent à l’époque où il était ministre de l’Intérieur du Vatican. C’est lui – le partenaire de l’opération, Raffaele Mincione, l’a confirmé au Corriere della Sera – qui s’est intéressé à l’investissement. Becciu n’est pas effleuré par les enquêtes en cours. Élevé à la pourpre par Bergoglio, il s’occupe aujourd’hui des affaires célestes. Il est à la tête du Dicastère de la Congrégation des saints. Où même les candidats à la canonisation, en plus des vertus héroïques, doivent faire confiance aux ressources financières terrestres du diocèse ou des ordres religieux qui financeront les longs – et inévitablement coûteux – procès.

Giani et ses policiers sont arrivés à l’improviste dans le bureau de Milone, plaçant des documents sous séquestre. Sur mandat de la magistrature vaticane, avec la publication de documents inhabituellement signés par Becciu. Passent les années et Giani, toujours sur mandat de la magistrature, fait irruption à la Secrétairerie d’Etat. Perquisitions inédites. Saisie de PC, de téléphones portables et de documents. Blocage des comptes de certains des collaborateurs les plus haut placés de la machine vaticane.

Quelques jours plus tard, le Bureau de presse donne la nouvelle de quelque chose qui a manifestement été décidé depuis un certain temps: à la présidence du Tribunal du Vatican, l’ex-procureur général de Rome, Pignatone succède au juriste Della Torre. D’un juriste, on passe à un magistrat enquêteur en Italie, appelé à juger au nom du successeur de Pierre. Encore quelques feuilles du calendrier à tourner, et Giani est invité à démissionner. Pour des faits – dit-on – assaisonnés d’une réaction de colère de la part du Pape. Les faits? Ces visages, sur la fiche signalétique.

Communiqués mis à part, tout reste à déchiffrer.

Pignatone s’est occupé de la disparition d’Emanuela Orlandi. En tant que magistrat italien, il a demandé et obtenu l’archivage des enquêtes. Oltretevere – jurent-ils – on continue à chercher. Giani s’est occupé lui aussi d’Emmanuella Orlandi. Ne serait-ce que pour gérer préventivement les différentes manifestations organisées sur la place Saint-Pierre par ceux qui – lisait-on sur les banderoles – demandent la vérité. Giani s’en est bien tiré, contenant la clameur. Les reconstitutions journalistiques de ces dernières années confirment la signature par le désormais ex-commandant de gendarmerie d’un dossier sur l’affaire, mis à jour ponctuellement et diffusé aux personnes relevant de sa compétence. Que le commandant de la police interne suive certaines affaires n’est pas une nouvelle. Mais c’est du grain à moudre pour les journalistes.

Et puis, bien sûr, il y a eu des empiétements peu clairs de la Gendarmerie du Vatican au-delà des murs. Nous sommes le 21 janvier 2012. Devant l’église de Sant’Apollinare à Rome, lors d’une manifestation qui n’était pas bienveillante envers le Vatican – toujours pour l’affaire Orlandi – un gendarme du Vatican en civil armé d’un téléobjectif a été vu en train de prendre des photos. Qui l’a autorisé ? L’épisode a suscité un débat jusqu’au Parlement. La police d’un pays souverain qui intervient dans un autre pays souverain. Tel quel. Pourquoi?

La question rouvre, ponctuellement, l’interrogation sur une intelligence [un service de renseignement] vaticane. Des services secrets que le Saint-Siège n’a pas. Sous le Dôme, on dément l’existence d’un bureau dédié. Mais apparemment, il est arrivé que des 007 italiens traversent le pont. Ont-ils été favorisés par l’ancien fonctionnaire du SISDE [services secrets italiens] Giani ? Entre commérages et réalité, le diplômé en pédagogie avec mention, avec une carrière dans les flammes jaunes et la police, reste dans la ligne de mire. Il suscite l’antipathie. Contre lui, corbeaux et poisons. Le dernier était un SMS envoyé le 2 octobre dernier à des ecclésiastiques et à des journalistes pour le discréditer. Le jour de la fête des Anges Gardiens. Contre le (désormais ex-) chef d’un corps de gendarmerie qui célèbre fin septembre la fête de l’archange Michel. Celui qui s’est battu contre le diable.

Des fumées sulfureuses, Giani en a traversées. Il a enquêté sur des affaires de sexe et de drogue, d’employés déloyaux, avec les différents Vatileaks. D’argent, surtout. Il a pris trop de pouvoir, lui reproche-t-on. La chronique garde la mémoire de la gestion d’un centre d’opérations capable de capter chaque conversation dans les salles sacrées. Qui probablement fonctionne. Et provoque plus d’un mécontentement.

Ce n’est pas la premère fois que Giani aurait franchi les bornes. Par exemple, en 2008, la Secrétairerie d’Etat n’a pas apprécié que le Gouvernorat (sorte de super-municipalité du Vatican dont dépend la gendarmerie), ait mis en vigueur le nouveau règlement des policiers du Vatican. Les récentes inspections de la troisième Loggia ont fait déborder le vase. Mais il est évident qu’un policier n’effectue des perquisitions que sur ordre de la magistrature. Et en effet, le président du Tribunal Vatican a pris sa retraite quelques heures après la clameur sur la question de l’investissement de la Secrétairerie d’Etat à de Londres.

Et ce n’est pas tout. On avait enregistré des frictions entre la Gendarmerie dirigée par Giani et la Garde suisse. L’Arétin est, entre autres, accusé d’avoir donné une empreinte militaire à ses policiers. Malignité ? Peut-être. Le fait est que dans le petit Etat, il n’y a que les Suisses qui soient militaires. Les 150 gendarmes et son commandement sont responsables de la coordination de la sécurité sur la place, des enquêtes, mais aussi de la protection civile et des pompiers. Mais ce ne sont pas des militaires. Giani, multidécoré par des États et des Ordres de chevalerie – avec sur sa veste des insignes qu’il aime exhiber – a signé une lettre organisant ce qui était censé être une fête. Qui a fait des mécontents.

Une affaire mineure, mais significative. Le journaliste Gianluigi Nuzzi en parle dans son livre « Sa Sainteté ». Lorsqu’en 2011 le commandant prépare la cérémonie pour la donation au Vatican par un prince romain du drapeau pontifical remis aux troupes papales qui avaient combattu à Porta Pia en 1870, il propose une liturgie avec le déploiement de la Garde Suisse. Il prévoyait que les Suisses participent au défilé dirigé par un officier de la Gendarmerie. Les chefs de l’armée la plus colorée du monde répondirent: « On n’a jamais vu que dans un piquet d’honneur, une armée rende les honneurs militaires au corps de police ».

De l’entrelacement de corbeaux et de vipères qui nichent et couvent au Vatican, pas un mot des journalistes. C’est ce qu’avait déclaré à l’époque le secrétaire d’État sortant, Tarcisio Bertone. « Malheureusement, au Vatican, le sens de la loyauté et de la fidélité aux institutions s’estompe. Si nous nous déchirons et nous attaquons entre haine et luttes de pouvoir, être Eglise perd son sens », affirmait dimanche aux micros de Mediaset le Cardinal Angelo Becciu. Pour rendre compte de l’acceptation par le Pape de la démission de Giani, le Bureau de presse parle aujourd’hui d’un Pontife qui l’accepte comme « une expression de liberté et de sensibilité institutionnelle ». Puis, tout plein de cordialité, reconnaissance des vingt ans de service de Giani au Saint-Siège. Et ainsi de suite.

Mais le problème demeure ailleurs. Les jugements peut-être malheureux de Giani sur l’ex-fonctionnaire de l’Apsa, Nunzio Scarano – défini par les journaux comme « Monseigneur 500 » en raison de son habitude d’utiliser certaines dénominations de billets de banque – sont enregistrés dans le dossier. La rénovation de son appartement au Vatican – advenue lors du passage de consigne Ratzinger-Bergoglio -, avec agrandissement et décoration pas vraiment modestes, et vue sur le Borgo Pio et les bâtiments du Vatican – où il vit (pour le moment) avec son épouse et ses enfants – est une histoire de gravure de magazine. La substance est autre.

Giani est dans le collimateur d’un jeu de pouvoir du Vatican qui doit être déchiffré. Catholique dévot, cofondateur de diverses associations contre la guerre, de spiritualité franciscaine (celle d’Assise), va-t-il vraiment, dans quelques jours, sortir par la Porta Sant’Anna juste pour une circulaire de service avec photos des intéressés? Ou cela aurait-il quelque chose à voir avec les frictions entre Ior et Secrétairerie d’État sur les questions financières? La démission de Giani – ex-officier de la Guardia di Finanza italienne – a-t-elle quelque chose à voir avec l’annonce de Vatileaks imminents, sous la plume de Gianluigi Nuzzi?

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