Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

6 août 1993

Lettre encyclique Veritatis Splendor

Sur quelques questions fondamentales de l'enseignement moral de l'Eglise

Table des matières

À tous les évêques de l’é­glise catho­lique sur quelques ques­tions fon­da­men­tales de l’en­sei­gne­ment moral de l’église

Vénérés Frères dans l’é­pis­co­pat, salut et Bénédiction apostolique !

LA SPLENDEUR DE LA VERITE se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d’une manière par­ti­cu­lière, dans l’homme créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu (cf. Gn 1, 26) : la véri­té éclaire l’in­tel­li­gence et donne sa forme à la liber­té de l’homme, qui, de cette façon, est ame­né à connaître et à aimer le Seigneur. C’est dans ce sens que prie le psal­miste : « Fais lever sur nous la lumière de ta face » (Ps 4, 7).

Introduction

Jésus Christ, lumière véri­table qui illu­mine tout homme

1. Appelés au salut par la foi en Jésus Christ, « lumière véri­table qui éclaire tout homme » (Jn 1, 9), les hommes deviennent « lumière dans le Seigneur » et « enfants de la lumière » (Ep 5, 8), et ils se sanc­ti­fient par « l’o­béis­sance à la véri­té » (1 P 1, 22).

Cette obéis­sance n’est pas tou­jours facile. A la suite du mys­té­rieux péché ori­gi­nel, com­mis à l’ins­ti­ga­tion de Satan, « men­teur et père du men­songe » (Jn 8, 44), l’homme est ten­té en per­ma­nence de détour­ner son regard du Dieu vivant et vrai pour le por­ter vers les idoles (cf. Th 1, 9), échan­geant « la véri­té de Dieu contre le men­songe » (Rm 1, 25) ; même la capa­ci­té de connaître la véri­té se trouve alors obs­cur­cie et sa volon­té de s’y sou­mettre, affai­blie. Et ain­si, en s’a­ban­don­nant au rela­ti­visme et au scep­ti­cisme (cf. Jn 18, 38), l’homme recherche une liber­té illu­soire en dehors de la véri­té elle-même.

Mais les ténèbres de l’er­reur et du péché ne peuvent sup­pri­mer tota­le­ment en l’homme la lumière du Dieu Créateur. De ce fait, la nos­tal­gie de la véri­té abso­lue et la soif de par­ve­nir à la plé­ni­tude de sa connais­sance demeurent tou­jours au fond de son cœur. L’inépuisable recherche humaine dans tous les domaines et dans tous les sec­teurs en est la preuve élo­quente. Sa recherche du sens de la vie le montre encore davan­tage. Le déve­lop­pe­ment de la science et de la tech­nique, magni­fique témoi­gnage des capa­ci­tés de l’in­tel­li­gence et de la téna­ci­té des hommes, ne dis­pense pas l’hu­ma­ni­té de se poser les ques­tions reli­gieuses essen­tielles ; il la pousse plu­tôt à affron­ter les com­bats les plus dou­lou­reux et les plus déci­sifs, ceux du cœur et de la conscience morale.

2. Aucun homme ne peut se déro­ber aux ques­tions fon­da­men­tales : Que dois-​je faire ? Comment dis­cer­ner le bien du mal ? La réponse n’est pos­sible que grâce à la splen­deur de la véri­té qui éclaire les pro­fon­deurs de l’es­prit humain, comme l’at­teste le psal­miste : « Beaucoup disent : » Qui nous fera voir le bon­heur ? » Fais lever sur nous, Seigneur, la lumière de ta face » (Ps 4, 7).

La lumière de la face de Dieu brille de tout son éclat sur le visage de Jésus Christ, « image du Dieu invi­sible » (Col 1, 15), « res­plen­dis­se­ment de sa gloire » (He 1, 3), « plein de grâce et de véri­té » (Jn 1, 14) : il est « le che­min, la véri­té et la vie » (Jn 14, 6). De ce fait, la réponse déci­sive à toute inter­ro­ga­tion de l’homme, en par­ti­cu­lier à ses inter­ro­ga­tions reli­gieuses et morales, est don­née par Jésus Christ ; bien plus, c’est Jésus Christ lui-​même, comme le rap­pelle le deuxième Concile du Vatican : « En réa­li­té, le mys­tère de l’homme ne s’é­claire vrai­ment que dans le mys­tère du Verbe incar­né. Adam, en effet, le pre­mier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révé­la­tion même du mys­tère du Père et de son amour, mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même et lui découvre la subli­mi­té de sa voca­tion » 1.

Le Christ, « la lumière des nations », éclaire le visage de son Eglise, qu’il envoie dans le monde entier pour annon­cer l’Evangile à toute créa­ture (cf. Mc 16, 15) 2. Ainsi, peuple de Dieu au milieu des nations 3, l’Eglise, atten­tive aux nou­veaux défis de l’his­toire et aux efforts que les hommes accom­plissent dans la recherche du sens de la vie, pro­pose à tous la réponse qui vient de la véri­té de Jésus Christ et de son Evangile. L’Eglise a tou­jours la vive conscience de son « devoir, à tout moment, de scru­ter les signes des temps, et de les inter­pré­ter à la lumière de l’Evangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adap­tée à chaque géné­ra­tion, aux ques­tions éter­nelles des hommes sur le sens de la vie pré­sente et future et sur leurs rela­tions réci­proques » 4.

3. Les pas­teurs de l’Eglise, en com­mu­nion avec le Successeur de Pierre, sont proches des fidèles dans cet effort, les accom­pagnent et les guident par leur magis­tère, trou­vant des expres­sions tou­jours nou­velles de l’a­mour et de la misé­ri­corde pour se tour­ner non seule­ment vers les croyants, mais vers tous les hommes de bonne volon­té. Le Concile Vatican II demeure un témoi­gnage extra­or­di­naire de cette atti­tude de l’Eglise qui, « experte en huma­ni­té » 5, se met au ser­vice de tout homme et du monde entier 6.

L’Eglise sait que la ques­tion morale rejoint en pro­fon­deur tout homme, implique tous les hommes, même ceux qui ne connaissent ni le Christ et son Evangile, ni même Dieu. Elle sait que pré­ci­sé­ment sur le che­min de la vie morale la voie du salut est ouverte à tous, comme l’a clai­re­ment rap­pe­lé le Concile Vatican II : « Ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Evangile du Christ et son Eglise, mais cherchent pour­tant Dieu d’un cœur sin­cère, et s’ef­forcent, sous l’in­fluence de sa grâce, d’a­gir de façon à accom­plir sa volon­té telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-​là peuvent arri­ver au salut éter­nel ». Et il ajoute : « A ceux-​là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore par­ve­nus à une connais­sance expresse de Dieu, mais tra­vaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours néces­saires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trou­ver de bon et de vrai, l’Eglise le consi­dère comme une pré­pa­ra­tion évan­gé­lique et comme un don de Celui qui illu­mine tout homme pour que, fina­le­ment, il ait la vie » 7.

L’objet de la pré­sente encyclique

4. Depuis tou­jours, mais par­ti­cu­liè­re­ment au cours des deux der­niers siècles, les Souverains Pontifes, per­son­nel­le­ment ou avec le Collège épis­co­pal, ont déve­lop­pé et pro­po­sé un ensei­gne­ment moral sur les mul­tiples aspects dif­fé­rents de la vie humaine. Au nom du Christ et avec son auto­ri­té, ils ont exhor­té, dénon­cé et expli­qué ; fidèles à leur mis­sion, dans les com­bats en faveur de l’homme, ils ont confor­té, sou­te­nu et conso­lé ; avec la cer­ti­tude de l’as­sis­tance de l’Esprit de véri­té, ils ont contri­bué à une meilleure intel­li­gence des exi­gences morales dans le domaine de la sexua­li­té humaine, de la famille, de la vie sociale, éco­no­mique et poli­tique. Dans la tra­di­tion de l’Eglise et dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, leur ensei­gne­ment consti­tue un appro­fon­dis­se­ment inces­sant de la connais­sance morale 8.

Aujourd’hui, cepen­dant, il paraît néces­saire de relire l’en­semble de l’en­sei­gne­ment moral de l’Eglise, dans le but pré­cis de rap­pe­ler quelques véri­tés fon­da­men­tales de la doc­trine catho­lique, qui risquent d’être défor­mées ou reje­tées dans le contexte actuel. En effet, une nou­velle situa­tion est appa­rue dans la com­mu­nau­té chré­tienne elle-​même, qui a connu la dif­fu­sion de nom­breux doutes et de nom­breuses objec­tions, d’ordre humain et psy­cho­lo­gique, social et cultu­rel, reli­gieux et même pro­pre­ment théo­lo­gique, au sujet des ensei­gne­ments moraux de l’Eglise. Il ne s’a­git plus d’op­po­si­tions limi­tées et occa­sion­nelles, mais d’une mise en dis­cus­sion glo­bale et sys­té­ma­tique du patri­moine moral, fon­dée sur des concep­tions anthro­po­lo­giques et éthiques déter­mi­nées. Au point de départ de ces concep­tions, on note l’in­fluence plus ou moins mas­quée de cou­rants de pen­sée qui en viennent à sépa­rer la liber­té humaine de sa rela­tion néces­saire et consti­tu­tive à la véri­té. Ainsi, on repousse la doc­trine tra­di­tion­nelle de la loi natu­relle, de l’u­ni­ver­sa­li­té et de la vali­di­té per­ma­nente de ses pré­ceptes ; cer­tains ensei­gne­ments moraux de l’Eglise sont sim­ple­ment décla­rés inac­cep­tables ; on estime que le Magistère lui-​même ne peut inter­ve­nir en matière morale que pour « exhor­ter les consciences » et « pour pro­po­ser les valeurs » dont cha­cun s’ins­pi­re­ra ensuite, de manière auto­nome, dans ses déci­sions et dans ses choix de vie.

Il faut noter, en par­ti­cu­lier, la dis­cor­dance entre la réponse tra­di­tion­nelle de l’Eglise et cer­taines posi­tions théo­lo­giques, répan­dues même dans des sémi­naires et des facul­tés de théo­lo­gie,sur des ques­tions de pre­mière impor­tance pour l’Eglise et pour la vie de foi des chré­tiens, ain­si que pour la convi­via­li­té humaine. On s’in­ter­roge notam­ment : les com­man­de­ments de Dieu, qui sont ins­crits dans le cœur de l’homme et qui appar­tiennent à l’Alliance, ont-​ils réel­le­ment la capa­ci­té d’é­clai­rer les choix quo­ti­diens de chaque per­sonne et des socié­tés entières ? Est-​il pos­sible d’o­béir à Dieu, et donc d’ai­mer Dieu et son pro­chain, sans res­pec­ter ces com­man­de­ments dans toutes les situa­tions ? L’opinion qui met en doute le lien intrin­sèque et indis­so­luble unis­sant entre elles la foi et la morale est répan­due, elle aus­si, comme si l’ap­par­te­nance à l’Eglise et son uni­té interne devaient être déci­dées uni­que­ment par rap­port à la foi, tan­dis qu’il serait pos­sible de tolé­rer en matière morale une plu­ra­li­té d’o­pi­nions et de com­por­te­ments, lais­sés au juge­ment de la conscience sub­jec­tive indi­vi­duelle ou dépen­dant de la diver­si­té des contextes sociaux et culturels.

5. Dans un tel contexte, tou­jours actuel, la déci­sion a mûri en moi d’é­crire — comme je l’an­non­çais déjà dans la Lettre apos­to­lique Spiritus Domini, publiée le 1er août 1987 à l’oc­ca­sion du deuxième cen­te­naire de la mort de saint Alphonse-​Marie de Liguori — une ency­clique des­ti­née à trai­ter « plus pro­fon­dé­ment et plus ample­ment les ques­tions concer­nant les fon­de­ments mêmes de la théo­lo­gie morale » 9, fon­de­ments qui sont atta­qués par cer­tains cou­rants contemporains.

Je m’a­dresse à vous, véné­rés Frères dans l’é­pis­co­pat qui par­ta­gez avec moi la res­pon­sa­bi­li­té de gar­der « la saine doc­trine » (2 Tm 4, 3), dans l’in­ten­tion de pré­ci­ser cer­tains aspects doc­tri­naux qui paraissent déter­mi­nants pour faire face à ce qui est sans aucun doute une véri­table crise, tant les dif­fi­cul­tés entraî­nées sont graves pour la vie morale des fidèles, pour la com­mu­nion dans l’Eglise et aus­si pour une vie sociale juste et solidaire.

Si cette ency­clique, atten­due depuis long­temps, n’est publiée que main­te­nant, c’est notam­ment parce qu’il est appa­ru oppor­tun de la faire pré­cé­der du Catéchisme de l’Eglise catho­lique, qui contient un expo­sé com­plet et sys­té­ma­tique de la doc­trine morale chré­tienne. Le caté­chisme pré­sente la vie morale des croyants, dans ses fon­de­ments et dans les mul­tiples aspects de son conte­nu, comme une vie de « fils de Dieu » : « En recon­nais­sant dans la foi leur digni­té nou­velle, les chré­tiens sont appe­lés à mener désor­mais une » vie digne de l’Evangile » (Ph 1, 27). Par les sacre­ments et la prière, ils reçoivent la grâce du Christ et les dons de son Esprit qui les en rendent capables » 10. En ren­voyant donc au Catéchisme « comme texte de réfé­rence sûr et authen­tique pour l’en­sei­gne­ment de la doc­trine catho­lique » 11, l’en­cy­clique se limi­te­ra à déve­lop­per quelques ques­tions fon­da­men­tales de l’en­sei­gne­ment moral de l’Eglise, en pra­ti­quant un néces­saire dis­cer­ne­ment sur des pro­blèmes contro­ver­sés entre les spé­cia­listes de l’é­thique et de la théo­lo­gie morale. C’est là l’ob­jet pré­cis de la pré­sente ency­clique, qui entend expo­ser, sur les pro­blèmes en dis­cus­sion, les rai­sons d’un ensei­gne­ment moral enra­ci­né dans l’Ecriture Sainte et dans la Tradition apos­to­lique vivante 12, en met­tant simul­ta­né­ment en lumière les pré­sup­po­sés et les consé­quences des contes­ta­tions dont cet ensei­gne­ment a été l’objet.

Chapitre I – « Maître, que dois-​je faire de bon ? » (Mt 19, 16) – Le Christ et la réponse à la question morale

6. Le dia­logue de Jésus avec le jeune homme riche, rap­por­té au cha­pitre 19 de l’Evangile de saint Matthieu, peut consti­tuer une trame utile pour réen­tendre, de manière vivante et directe, l’en­sei­gne­ment moral de Jésus : « Et voi­ci qu’un homme s’ap­pro­cha et lui dit : » Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » Il lui dit : » Qu’as-​tu à m’in­ter­ro­ger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » — » Lesquels ? » lui dit-​il. Jésus reprit : » Tu ne tue­ras pas, tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, tu ne vole­ras pas, tu ne por­te­ras pas de faux témoi­gnage, honore ton père et ta mère, et tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même « . » Tout cela, lui dit le jeune homme, je l’ai obser­vé ; que me manque-​t-​il encore ? Jésus lui décla­ra : » Si tu veux être par­fait, va, vends ce que tu pos­sèdes et donne-​le aux pauvres, et tu auras un tré­sor dans les cieux ; puis viens, suis­moi » » (Mt 19, 16–21) 13.

7. « Et voi­ci qu’un homme… ». Dans le jeune homme, que l’Evangile de Matthieu ne nomme pas, nous pou­vons recon­naître tout homme qui, consciem­ment ou non, s’ap­proche du Christ, Rédempteur de l’homme, et qui lui pose la ques­tion morale. Pour le jeune homme, avant d’être une ques­tion sur les règles à obser­ver, c’est une ques­tion de plé­ni­tude de sens pour sa vie. C’est là, en effet, l’as­pi­ra­tion qui est à la source de toute déci­sion et de toute action humaines, la recherche secrète et l’é­lan intime qui meuvent la liber­té. En der­nier lieu, cette ques­tion tra­duit une aspi­ra­tion au Bien abso­lu qui nous attire et nous appelle à lui ; elle est l’é­cho de la voca­tion qui vient de Dieu, ori­gine et fin de la vie humaine. Dans cette même pers­pec­tive, le Concile Vatican II a invi­té à appro­fon­dir la théo­lo­gie morale de telle sorte que son expo­si­tion mette en valeur la très haute voca­tion que les fidèles ont reçue dans le Christ 14, unique réponse qui comble plei­ne­ment le désir du cœur humain.

Pour que les hommes puissent vivre cette « ren­contre » avec le Christ, Dieu a vou­lu son Eglise. En effet, « l’Eglise désire ser­vir cet objec­tif unique : que tout homme puisse retrou­ver le Christ, afin que le Christ puisse par­cou­rir la route de l’exis­tence, en com­pa­gnie de cha­cun » 15.

« Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » (Mt 19, 16)

8. C’est du fond du cœur que le jeune homme riche adresse cette ques­tion à Jésus de Nazareth, ques­tion essen­tielle et iné­luc­table pour la vie de tout homme : elle concerne, en effet, le bien moral à pra­ti­quer et la vie éter­nelle. L’interlocuteur de Jésus pressent qu’il existe un lien entre le bien moral et le plein accom­plis­se­ment de sa des­ti­née per­son­nelle. C’est un israé­lite pieux qui a gran­di, pour ain­si dire, à l’ombre de la Loi du Seigneur. S’il pose cette ques­tion à Jésus, nous pou­vons ima­gi­ner qu’il ne le fait pas par igno­rance de la réponse ins­crite dans la Loi. Il est plus pro­bable que l’at­trait de la per­sonne de Jésus fait naître en lui de nou­velles inter­ro­ga­tions sur le bien moral. Le jeune homme res­sen­tait l’exi­gence d’ap­pro­cher Celui qui avait com­men­cé sa pré­di­ca­tion par cette nou­velle et déci­sive annonce : « Le temps est accom­pli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-​vous et croyez à l’Evangile » (Mc 1, 15).

Il convient que l’homme d’au­jourd’­hui se tourne de nou­veau vers le Christ pour rece­voir de lui la réponse sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Le Christ est le Maître, le Ressuscité qui a en lui la vie et qui est tou­jours pré­sent dans son Eglise et dans le monde. Il ouvre aux fidèles le livre des Ecritures et, en révé­lant plei­ne­ment la volon­té du Père, il enseigne la véri­té sur l’a­gir moral. A la source et au som­met de l’é­co­no­mie du salut, le Christ, Alpha et Oméga de l’his­toire humaine (cf. Ap 1, 8 ; 21, 6 ; 22, 13), révèle la condi­tion de l’homme et sa voca­tion inté­grale. C’est pour­quoi « l’homme qui veut se com­prendre lui-​même jus­qu’au fond ne doit pas se conten­ter pour son être propre de cri­tères et de mesures qui seraient immé­diats, par­tiaux, sou­vent super­fi­ciels et même seule­ment appa­rents ; mais il doit, avec ses inquié­tudes, ses incer­ti­tudes et même avec sa fai­blesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’ap­pro­cher du Christ. Il doit, pour ain­si dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit » s’ap­pro­prier » et assi­mi­ler toute la réa­li­té de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrou­ver lui-​même. S’il laisse ce pro­ces­sus se réa­li­ser pro­fon­dé­ment en lui, il pro­duit alors des fruits non seule­ment d’a­do­ra­tion envers Dieu, mais aus­si de pro­fond émer­veille­ment pour lui-​même » 16.

Si nous vou­lons péné­trer au cœur de la morale évan­gé­lique et en recueillir le conte­nu pro­fond et immuable, nous devons donc recher­cher soi­gneu­se­ment le sens de l’in­ter­ro­ga­tion du jeune homme riche de l’Evangile et, plus encore, le sens de la réponse de Jésus, en nous lais­sant gui­der par Lui. Jésus, en effet, avec une déli­cate atten­tion péda­go­gique, répond en condui­sant le jeune homme presque par la main, pas à pas, vers la véri­té tout entière.

« Un seul est le Bon » (Mt 19, 17)

9. Jésus dit : « Qu’as-​tu à m’in­ter­ro­ger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17). Dans la ver­sion des évan­gé­listes Marc et Luc, la ques­tion est ain­si for­mu­lée : « Pourquoi m’appelles-​tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18 ; cf. Lc 18, 19).

Avant de répondre à la ques­tion, Jésus veut que le jeune homme cla­ri­fie pour lui-​même le motif de sa démarche. Le « bon Maître » montre à son inter­lo­cu­teur — et à nous tous — que la réponse à l’in­ter­ro­ga­tion « que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » ne peut être trou­vée qu’en orien­tant son esprit et son cœur vers Celui qui « seul est le Bon » : « Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18 ; cf. Lc 18, 19). Dieu seul peut répondre à la ques­tion sur le bien, parce qu’il est le Bien.

En effet, s’in­ter­ro­ger sur le bien signi­fie en der­nier res­sort se tour­ner vers Dieu, plé­ni­tude de la bon­té. Jésus mani­feste que la demande du jeune homme est en réa­li­té unedemande reli­gieuse, et que la bon­té, qui attire et en même temps engage l’homme, a sa source en Dieu, bien plus, qu’elle est Dieu lui-​même, qui seul mérite d’être aimé « de tout 1 cœur, de toute 2 âme et de tout 3 esprit » (Mt 22, 37), Dieu qui est la source du bon­heur de l’homme. Jésus rap­proche la ques­tion de l’ac­tion mora­le­ment bonne de ses racines reli­gieuses et de la recon­nais­sance de Dieu, unique bon­té, plé­ni­tude de la vie, fin ultime de l’a­gir humain, béa­ti­tude parfaite.

10. Instruite par les paroles du Maître, l’Eglise croit que l’homme, fait à l’i­mage du Créateur, rache­té par le sang du Christ et sanc­ti­fié par la pré­sence du Saint-​Esprit, a comme fin ultime de son exis­tence d’être « à la louange de la gloire » de Dieu (cf. Ep 1, 12), en fai­sant en sorte que cha­cune de ses actions soit le reflet de sa splen­deur. « Donc, connais-​toi toi-​même, ô belle âme : tu es l’i­mage de Dieu, écrit saint Ambroise. Connais-​toi toi-​même, ô homme : tu es la gloire de Dieu (1 Co 11, 7). Ecoute de quelle manière tu en es la gloire. Le pro­phète dit : ta sagesse est deve­nue admi­rable, car elle pro­vient de moi (Ps 138, 6), c’est-​à-​dire que, dans mes œuvres, ta majes­té est la plus admi­rable, ta sagesse est exal­tée dans le cœur de l’homme. Alors que je me regarde moi-​même, que tu scrutes mes pen­sées secrètes et mes sen­ti­ments pro­fonds, je recon­nais les mys­tères de ta science. Donc, connais-​toi toi-​même, ô homme, et tu décou­vri­ras com­bien tu es grand, et veille sur toi… » 17.

Ce qu’est l’homme et ce qu’il doit faire se découvrent au moment où Dieu se révèle lui-​même. En effet, le Décalogue s’ap­puie sur ces paroles : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai fait sor­tir du pays d’Egypte, de la mai­son de ser­vi­tude. Tu n’au­ras pas d’autres dieux devant moi » (Ex 20, 2–3). Dans les « dix paroles » de l’Alliance avec Israël, et dans toute la Loi, Dieu se fait connaître et recon­naître comme Celui qui « seul est le Bon » ; comme Celui qui, mal­gré le péché de l’homme, conti­nue à res­ter le « modèle » de l’a­gir moral, selon l’ap­pel qu’il adresse : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; comme Celui qui, fidèle à son amour pour l’homme, lui donne sa Loi (cf. Ex 19, 9–24 ; 20, 18–21) pour réta­blir l’har­mo­nie ori­gi­nelle avec le Créateur et avec la créa­tion, et plus encore pour l’in­tro­duire dans son amour : « Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple » (Lv 26, 12).

La vie morale se pré­sente comme la réponse due aux ini­tia­tives gra­tuites que l’a­mour de Dieu mul­ti­plie dans ses rela­tions avec l’homme. Elle est une réponse d’a­mour, selon l’é­non­cé qu’en donne le com­man­de­ment fon­da­men­tal du Deutéronome : « Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aime­ras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pou­voir. Que ces paroles que je te dicte aujourd’­hui res­tent dans ton cœur ! Tu les répé­te­ras à tes fils » (Dt 6, 4–7). Ainsi la vie morale, asso­ciée dans la gra­tui­té à l’a­mour de Dieu, est appe­lée à reflé­ter la gloire : « Pour qui aime Dieu, il suf­fit de plaire à Celui qu’il aime : parce qu’on ne doit pas en attendre une plus grande récom­pense que cet amour ; en effet, la cha­ri­té vient de Dieu, car Dieu lui-​même est la cha­ri­té » 18.

11. L’affirmation « un seul est le Bon » nous ren­voie ain­si à la « pre­mière table » des com­man­de­ments, qui appelle à recon­naître Dieu comme l’u­nique Seigneur et l’ab­so­lu, et à ne rendre de culte qu’à lui seul, en rai­son de son infi­nie sain­te­té (cf. Ex 20, 2–11). Le bien, c’est appar­te­nir à Dieu, lui obéir, mar­cher hum­ble­ment avec lui en pra­ti­quant la jus­tice et en aimant la misé­ri­corde (cf. Mi 6, 8). Reconnaître le Seigneur comme Dieu est le noyau fon­da­men­tal, le cœur de la Loi, d’où découlent et auquel sont ordon­nés les pré­ceptes par­ti­cu­liers. Par la pra­tique de la morale des com­man­de­ments se mani­feste l’ap­par­te­nance du peuple d’Israël au Seigneur, parce que Dieu seul est Celui qui est bon. Tel est le témoi­gnage de la Sainte Ecriture, péné­trée à chaque page du sens aigu de l’ab­so­lue sain­te­té de Dieu : « Saint, saint, saint est le Seigneur de l’u­ni­vers » (Is 6, 3).

Mais si Dieu seul est le Bien, aucun effort humain, pas même l’ob­ser­vance la plus rigou­reuse des com­man­de­ments, ne réus­sit à « accom­plir » la Loi, c’est-​à-​dire à recon­naître le Seigneur comme Dieu et à lui rendre l’a­do­ra­tion qui n’est due qu’à lui (cf. Mt 4, 10). « L’accomplissement » ne peut venir que d’un don de Dieu : il est l’of­frande d’une par­ti­ci­pa­tion à la bon­té divine qui se révèle et qui se com­mu­nique en Jésus, celui que le jeune homme riche appelle « bon Maître » (Mc 10, 17 ; Lc 18, 18). Ce que, pour l’ins­tant, le jeune homme ne réus­sit peut-​être qu’à pres­sen­tir, sera plei­ne­ment révé­lé à la fin par Jésus lui-​même dans son invi­ta­tion : « Viens et suis-​moi » (Mt 19, 21).

« Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17)

12. Seul Dieu peut répondre à la ques­tion du bien, parce qu’il est le Bien. Mais Dieu a déjà répon­du à cette ques­tion : il l’a fait en créant l’homme et en l’or­don­nant avec sagesse et avec amour à sa fin, par le moyen de la loi ins­crite dans son cœur (cf. Rm 2, 15), la « loi natu­relle ». Elle « n’est rien d’autre que la lumière de l’in­tel­li­gence, infu­sée en nous par Dieu. Grâce à elle, nous connais­sons ce que nous devons accom­plir et ce que nous devons évi­ter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a don­nées dans la créa­tion » 19. Il les a don­nées ensuite au cours de l’his­toire d’Israël, en par­ti­cu­lier par les « dix paroles », c’est-​à-​dire les com­man­de­ments du Sinaï, par les­quels Il a fon­dé l’exis­tence du peuple de l’Alliance (cf. Ex 24) et l’a appe­lé à être son « bien propre par­mi tous les peuples », « une nation sainte » (Ex 19, 5–6) qui fasse res­plen­dir sa sain­te­té par­mi toutes les nations (cf. Sg 18, 4 ; Ez 20, 41). Le don du Décalogue est pro­messe et signe de l’Alliance nou­velle, lorsque la Loi sera nou­vel­le­ment ins­crite à jamais dans le cœur de l’homme (cf. Jr 31, 31–34) en rem­pla­çant la loi du péché qui avait déna­tu­ré ce cœur (cf. Jr 17, 1). Alors sera don­né « un cœur nou­veau », car « un esprit nou­veau » l’ha­bi­te­ra, l’Esprit de Dieu (cf. Ez 36, 24–28) 20.

C’est pour­quoi, après l’im­por­tante pré­ci­sion « un seul est le Bon », Jésus répond au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17). De cette manière est énon­cé un lien étroit entre la vie éter­nelle et l’o­béis­sance aux […]

13. La réponse de Jésus ne suf­fit pas au jeune homme qui insiste en inter­ro­geant le Maître sur les com­man­de­ments à obser­ver : « » Lesquels ? » lui dit-​il » (Mt 19, 18). Il demande ce qu’il doit faire dans la vie pour mani­fes­ter qu’il recon­naît la sain­te­té de Dieu. Après avoir orien­té le regard du jeune homme vers Dieu, Jésus lui rap­pelle les com­man­de­ments du Décalogue qui ont trait au pro­chain : « Jésus reprit : » Tu ne tue­ras pas, tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, tu ne vole­ras pas, tu ne por­te­ras pas de faux témoi­gnage, honore ton père et ta mère, et tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » » (Mt 19, 18–19).

Du contexte de l’é­change, et spé­cia­le­ment de la confron­ta­tion du texte de Matthieu avec les pas­sages paral­lèles de Marc et de Luc, il res­sort que Jésus n’en­tend pas dres­ser la liste de tous les com­man­de­ments néces­saires pour « entrer dans la vie », mais plu­tôt qu’il entend ren­voyer le jeune homme à ce qui est le « point cen­tral » du Décalogue par rap­port à tout autre pré­cepte, à savoir ce que signi­fie pour l’homme : « Je suis le Seigneur, ton Dieu ». Nous ne pou­vons donc pas ne pas prê­ter atten­tion aux com­man­de­ments de la Loi que le Seigneur Jésus rap­pelle au jeune homme ; ce sont des com­man­de­ments qui font par­tie de ce qu’on appelle la « seconde table » du Décalogue, dont le résu­mé (cf. Rm 13, 8–10) et le fon­de­ment sont le com­man­de­ment de l’a­mour du pro­chain : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Mt 19, 19 ; cf. Mc 12, 31). Dans ce com­man­de­ment s’ex­prime pré­ci­sé­ment la digni­té par­ti­cu­lière de la per­sonne humaine, qui est la « seule créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-​même » 21. Les dif­fé­rents com­man­de­ments du Décalogue ne sont en effet que la réper­cus­sion de l’u­nique com­man­de­ment du bien de la per­sonne, au niveau des nom­breux biens qui carac­té­risent son iden­ti­té d’être spi­ri­tuel et cor­po­rel en rela­tion avec Dieu, avec le pro­chain et avec le monde maté­riel. Comme nous lisons dans le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, « les dix com­man­de­ments appar­tiennent à la révé­la­tion de Dieu. Ils nous enseignent en même temps la véri­table huma­ni­té de l’homme. Ils mettent en lumière les devoirs essen­tiels et donc, indi­rec­te­ment, les droits fon­da­men­taux, inhé­rents à la nature de la per­sonne humaine » 22.

Les com­man­de­ments rap­pe­lés par Jésus à son jeune inter­lo­cu­teur sont des­ti­nés à sau­ve­gar­der le bien de la per­sonne, image de Dieu, par la pro­tec­tion de ses biens. « Tu ne tue­ras pas, tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, tu ne vole­ras pas, tu ne por­te­ras pas de faux témoi­gnage », sont des normes morales for­mu­lées en termes d’in­ter­dits. Les pré­ceptes néga­tifs expriment for­te­ment la néces­si­té impres­crip­tible de pro­té­ger la vie humaine, la com­mu­nion des per­sonnes dans le mariage, la pro­prié­té pri­vée, la véra­ci­té et la bonne réputation.

Les com­man­de­ments repré­sentent donc la condi­tion de base de l’a­mour du pro­chain ; en même temps, ils en sont la véri­fi­ca­tion. Ils sont la pre­mière étape néces­saire sur le che­min vers la liber­té, son com­men­ce­ment : « La pre­mière liber­té, écrit saint Augustin, c’est donc de ne pas com­mettre de péchés graves… comme l’ho­mi­cide, l’a­dul­tère, les souillures de la for­ni­ca­tion, le vol, la trom­pe­rie, le sacri­lège et toutes les autres fautes de ce genre. Quand un homme s’est mis à renon­cer à les com­mettre — et c’est le devoir de tout chré­tien de ne pas les com­mettre —, il com­mence à rele­ver la tête vers la liber­té, mais ce n’est qu’un com­men­ce­ment de liber­té, ce n’est pas la liber­té par­faite… » 23.

14. Cependant ceci ne signi­fie pas que Jésus entend pri­vi­lé­gier l’a­mour du pro­chain ou encore moins le sépa­rer de l’a­mour de Dieu ; en témoigne son dia­logue avec le doc­teur de la Loi : ce der­nier, qui pose une ques­tion très voi­sine de celle du jeune homme, se voit ren­voyé par Jésus aux deux com­man­de­ments de l’a­mour de Dieu et de l’a­mour du pro­chain (cf. Lc 10, 25–27) et il est invi­té à se sou­ve­nir que seule leur obser­vance conduit à la vie éter­nelle : « Fais cela et tu vivras » (Lc 10, 28). Il est donc signi­fi­ca­tif que ce soit pré­ci­sé­ment le second de ces com­man­de­ments qui sus­cite la curio­si­té et l’in­ter­ro­ga­tion du doc­teur de la Loi : « Et qui est mon pro­chain ? » (Lc 10, 29). Le Maître répond par la para­bole du bon Samaritain, parabole-​clé pour la pleine com­pré­hen­sion du com­man­de­ment de l’a­mour du pro­chain (cf. Lc 10, 30–37).

Les deux com­man­de­ments, aux­quels « se rat­tache toute la Loi, ain­si que les Prophètes » (Mt 22, 40), sont pro­fon­dé­ment unis entre eux et s’in­ter­pé­nètrent. Jésus rend témoi­gnage de leur indi­vi­sible uni­té par ses paroles et par sa vie : sa mis­sion culmine à la Croix rédemp­trice (cf. Jn 3, 14–15), signe de son amour insé­pa­rable envers le Père et envers l’hu­ma­ni­té (cf. Jn 13, 1).

L’Ancien et le Nouveau Testament affirment expli­ci­te­ment que, sans l’a­mour du pro­chain qui se concré­tise dans l’ob­ser­vance des com­man­de­ments, l’a­mour authen­tique pour Dieu n’est pas pos­sible. Saint Jean l’é­crit avec une force extra­or­di­naire : « Si quel­qu’un dit » J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un men­teur : celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne sau­rait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). L’évangéliste fait écho à la pré­di­ca­tion morale du Christ, expri­mée de manière admi­rable et sans équi­voque dans la para­bole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 30–37) et dans le « dis­cours » du juge­ment der­nier (cf. Mt 25, 31–46).

15. Dans le « Discours sur la Montagne », qui consti­tue lamagna car­ta de la morale évan­gé­lique 24, Jésus dit : « N’allez pas croire que je sois venu abo­lir la Loi et les Prophètes : je ne suis pas venu abo­lir, mais accom­plir » (Mt 5, 17). Le Christ est la clé des Ecritures : « Vous scru­tez les Ecritures, 1 ce sont elles qui me rendent témoi­gnage » (Jn 5, 39) ; il est le centre de l’é­co­no­mie du salut, la réca­pi­tu­la­tion de l’Ancien et du Nouveau Testament, des pro­messes de la Loi et de leur accom­plis­se­ment dans l’Evangile ; il est le lien vivant et éter­nel entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Commentant l’af­fir­ma­tion de Paul « la fin de la loi, c’est le Christ » (Rm 10, 4), saint Ambroise écrit : « Fin, non en tant qu’ab­sence, mais en tant que plé­ni­tude de la Loi : elle s’ac­com­plit dans le Christ (ple­ni­tu­do legis in Christo est), du fait qu’il est venu non pour sup­pri­mer la Loi, mais pour la por­ter à son accom­plis­se­ment. De la même manière qu’il y a un Ancien Testament, et que toute véri­té cepen­dant se trouve dans le Nouveau Testament, ain­si en est-​il de la Loi : celle qui a été don­née par l’in­ter­mé­diaire de Moïse est la figure de la vraie Loi. Donc, la Loi mosaïque est le pro­to­type de la véri­té » 25.

Jésus porte à leur accom­plis­se­ment les com­man­de­ments de Dieu, en par­ti­cu­lier le com­man­de­ment de l’a­mour du pro­chain, en inté­rio­ri­sant et en radi­ca­li­sant ses exi­gences ; l’a­mour du pro­chain jaillit d’un cœur qui aime, et qui, pré­ci­sé­ment parce qu’il aime, est dis­po­sé à en vivre les exi­gences les plus hautes. Jésus montre que les com­man­de­ments ne doivent pas être enten­dus comme une limite mini­male à ne pas dépas­ser, mais plu­tôt comme une route ouverte pour un che­mi­ne­ment moral et spi­ri­tuel vers la per­fec­tion, dont le centre est l’a­mour (cf. Col 3, 14). Ainsi, le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » devient l’ap­pel à un amour prompt à sou­te­nir et à pro­mou­voir la vie du pro­chain ; le pré­cepte qui inter­dit l’a­dul­tère devient une invi­ta­tion à un regard pur, capable de res­pec­ter le sens spon­sal du corps : « Vous avez enten­du qu’il a été dit aux ancêtres : » Tu ne tue­ras point » ; et si quel­qu’un tue, il en répon­dra au tri­bu­nal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répon­dra au tri­bu­nal ; 2 Vous avez enten­du qu’il a été dit : » Tu ne com­met­tras pas l’a­dul­tère « . Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la dési­rer a déjà com­mis, dans son cœur, l’a­dul­tère avec elle » (Mt 5, 21–22. 27–28). Jésus est « l’ac­com­plis­se­ment » vivant de la Loi en tant qu’il en réa­lise la signi­fi­ca­tion authen­tique par le don total de lui-​même : il devient lui-​même la Loi vivante per­son­ni­fiée, qui invite à sa suite, qui, par son Esprit, donne la grâce de par­ta­ger sa vie et son amour même, et qui donne la force néces­saire pour en témoi­gner par les choix et par les actes (cf. Jn 13, 34–35).

« Si tu veux être par­fait » (Mt 19, 21)

16. La réponse rap­pe­lant les com­man­de­ments ne satis­fait pas le jeune homme qui inter­roge Jésus : « Tout cela, je l’ai obser­vé ; que me manque-​t-​il encore ? » (Mt 19, 20). Il n’est pas facile de dire avec bonne conscience « tout cela, je l’ai obser­vé », si l’on com­prend à peine la por­tée effec­tive des exi­gences conte­nues dans la Loi de Dieu. Cependant, s’il lui est pos­sible de don­ner une réponse sem­blable, s’il a aus­si sui­vi l’i­déal moral avec sérieux et avec géné­ro­si­té depuis son enfance, le jeune homme riche sait qu’il est encore loin du but ; face à la per­sonne de Jésus, il sai­sit que quelque chose lui manque encore. C’est en fonc­tion de cette prise de conscience d’in­suf­fi­sance que Jésus s’a­dresse à lui dans sa der­nière réponse : en sai­sis­sant la nos­tal­gie d’une plé­ni­tude qui dépasse l’in­ter­pré­ta­tion léga­liste des com­man­de­ments, le bon Maître invite le jeune homme à entrer dans le che­min de la per­fec­tion : « Si tu veux être par­fait, va, vends ce que tu pos­sèdes et donne-​le aux pauvres, et tu auras un tré­sor dans les cieux ; puis viens, suis-​moi » (Mt 19, 21).

Comme on l’a fait pour la par­tie pré­cé­dente de la réponse de Jésus, celle-​ci doit être lue et inter­pré­tée dans le cadre de tout le mes­sage moral de l’Evangile et, spé­cia­le­ment, dans le cadre du Discours sur la Montagne, des Béatitudes (cf. Mt 5, 3–12), dont la pre­mière est pré­ci­sé­ment la béa­ti­tude des pauvres, des « pauvres en esprit », comme le pré­cise saint Matthieu (Mt 5, 3), ou encore des humbles. Dans ce sens, on peut dire que les Béatitudes font aus­si par­tie de l’es­pace ouvert par la réponse que Jésus donne à la ques­tion du jeune homme : « Que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? ». En effet, chaque béa­ti­tude pro­met pré­ci­sé­ment, selon une pers­pec­tive par­ti­cu­lière, ce « bien » qui ouvre l’homme à la vie éter­nelle, et plus encore qui est la vie éter­nelle elle-même.

Les Béatitudes n’ont pas comme objet propre des normes par­ti­cu­lières de com­por­te­ment, mais elles évoquent des atti­tudes et des dis­po­si­tions fon­da­men­tales de l’exis­tence, et, donc, ne coïn­cident pas exac­te­ment avec les com­man­de­ments. D’autre part, il n’y a pas de sépa­ra­tion ou d’op­po­si­tion entre les béa­ti­tudes et les com­man­de­ments : les uns et les autres se réfèrent au bien et à la vie éter­nelle. Le Discours sur la Montagne com­mence par la pro­cla­ma­tion des Béatitudes, mais ren­ferme aus­si la réfé­rence aux com­man­de­ments (cf. Mt 5, 20–48). En même temps, ce Discours montre l’ou­ver­ture et l’o­rien­ta­tion des com­man­de­ments vers la per­fec­tion qui est celle des Béatitudes. Celles-​ci sont, avant tout, des pro­messes, dont découlent aus­si, de manière indi­recte, desindi­ca­tions nor­ma­tives pour la vie morale. Dans leur pro­fon­deur ori­gi­nelle, elles sont une sorte d’au­to­por­trait du Christ et, pré­ci­sé­ment pour cela, elles sont des invi­ta­tions à le suivre et à vivre en com­mu­nion avec lui 26.

17. Nous ne savons pas dans quelle mesure le jeune homme de l’Evangile avait com­pris le conte­nu pro­fond et exi­geant de la pre­mière réponse don­née par Jésus : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » ; cepen­dant, il est cer­tain que l’en­ga­ge­ment mani­fes­té par le jeune homme à res­pec­ter toutes les exi­gences morales des com­man­de­ments consti­tue le ter­rain indis­pen­sable dans lequel peut ger­mer et mûrir le désir de la per­fec­tion, c’est-​à-​dire de réa­li­ser ce qu’ils signi­fient et de l’ac­com­plir en sui­vant le Christ. Le dia­logue entre Jésus et le jeune homme nous aide à sai­sir les condi­tions de la crois­sance morale de l’homme appe­lé à la per­fec­tion : le jeune homme, qui a obser­vé tous les com­man­de­ments, se montre inca­pable de faire par ses seules forces le pas sui­vant. Pour le faire, il faut une liber­té humaine mûre : « Si tu veux », et le don divin de la grâce : « Viens, suis-moi ».

La per­fec­tion exige la matu­ri­té dans le don de soi, à quoi est appe­lée la liber­té de l’homme. Jésus indique au jeune homme les com­man­de­ments comme condi­tion pre­mière et impres­crip­tible pour avoir la vie éter­nelle ; l’a­ban­don de tout ce que pos­sède le jeune homme et la suite du Seigneur prennent en revanche le carac­tère d’une pro­po­si­tion : « Si tu veux… ». La parole de Jésus révèle la dyna­mique par­ti­cu­lière de la crois­sance de la liber­té vers sa matu­ri­té et, en même temps, mani­feste le rap­port fon­da­men­tal de la liber­té avec la Loi divine. La liber­té de l’homme et la Loi de Dieu ne s’op­posent pas, mais, au contraire, s’ap­pellent mutuellement.

Le dis­ciple du Christ sait que sa voca­tion est une voca­tion à la liber­té. « Vous, en effet, mes frères, vous avez été appe­lés à la liber­té » pro­clame avec joie et avec fier­té l’Apôtre Paul. Cependant, il pré­cise aus­si­tôt : « Que cette liber­té ne donne pas pré­texte à satis­faire la chair ; mais par la cha­ri­té mettez-​vous au ser­vice les uns des autres » (Ga 5, 13). La fer­me­té avec laquelle l’Apôtre s’op­pose à celui qui croit en sa propre jus­ti­fi­ca­tion par la Loi n’a rien à voir avec la « libé­ra­tion » de l’homme par les pré­ceptes, qui sont, à l’in­verse, au ser­vice de la pra­tique de l’a­mour : « Celui qui aime autrui a de ce fait accom­pli la loi. En effet, le pré­cepte : Tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, tu ne tue­ras pas, tu ne vole­ras pas, tu ne convoi­te­ras pas, et tous les autres se résument dans cette for­mule : Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Rm 13, 8–9). Après avoir par­lé de l’ob­ser­vance des com­man­de­ments comme de la pre­mière liber­té impar­faite, saint Augustin pour­suit ain­si : « Pourquoi, demande quel­qu’un, n’est-​ce pas la liber­té par­faite ? Parce que je vois dans mes membres une autre loi qui s’é­lève contre la loi de mon esprit 3. C’est une liber­té par­tielle et un escla­vage par­tiel ; ce n’est pas encore la liber­té totale, la pure liber­té, la pleine liber­té parce que ce n’est pas encore l’é­ter­ni­té. La fai­blesse pèse en effet sur nous en par­tie et nous avons reçu une part de liber­té. Tout ce que nous avons com­mis de péché aupa­ra­vant a été effa­cé par le bap­tême. Parce que l’i­ni­qui­té a été entiè­re­ment effa­cée, est-​ce qu’il n’est res­té aucune fai­blesse ? S’il n’en était pas res­té, nous serions sans péché dans cette vie. Mais qui ose­rait le pré­tendre si ce n’est l’or­gueilleux, si ce n’est celui qui est indigne de la misé­ri­corde du Libérateur ? 4 Du fait, par consé­quent, qu’il nous est res­té une cer­taine fai­blesse, j’ose dire que, dans la mesure où nous ser­vons Dieu, nous sommes libres et que, dans la mesure où nous ser­vons la loi du péché, nous sommes encore esclaves » 27.

18. Celui qui vit « selon la chair » res­sent la Loi de Dieu comme un poids, et même comme une néga­tion ou, en tout cas, comme une res­tric­tion de sa propre liber­té. Inversement, celui qui est ani­mé par l’a­mour, qui se laisse « mener par l’Esprit » (Ga 5, 16) et désire ser­vir les autres trouve dans la Loi de Dieu la voie fon­da­men­tale et néces­saire pour pra­ti­quer l’a­mour libre­ment choi­si et vécu. Bien plus, il sai­sit l’ur­gence inté­rieure — une vraie « néces­si­té », et non pas une contrainte — de ne pas s’en tenir aux exi­gences mini­males de la Loi, mais de les vivre dans leur « plé­ni­tude ». C’est un che­min encore incer­tain et fra­gile tant que nous sommes sur la terre, mais ren­du pos­sible par la grâce qui nous donne de pos­sé­der la pleine liber­té des fils de Dieu (cf. Rm 8, 21) et donc de répondre par la vie morale à notre sublime voca­tion : être « fils dans le Fils ».

Cette voca­tion à l’a­mour par­fait n’est pas réser­vée à un groupe de per­sonnes. L’invitation « va, vends ce que tu pos­sèdes et donne-​le aux pauvres », avec la pro­messe « tu auras un tré­sor dans les cieux », s’a­dresse à tous, parce qu’il s’a­git d’une radi­ca­li­sa­tion du com­man­de­ment de l’a­mour du pro­chain, comme l’in­vi­ta­tion « viens, suis-​moi » est la nou­velle forme concrète du com­man­de­ment de l’a­mour de Dieu. Les com­man­de­ments et l’in­vi­ta­tion de Jésus au jeune homme riche sont au ser­vice d’une unique et indi­vi­sible cha­ri­té qui tend spon­ta­né­ment à la per­fec­tion dont Dieu seul est la mesure : « Vous donc, vous serez par­faits comme votre Père céleste est par­fait » (Mt 5, 48). Dans l’Evangile de Luc, Jésus expli­cite la por­tée de cette per­fec­tion : « Montrez-​vous misé­ri­cor­dieux comme votre Père est misé­ri­cor­dieux » (Lc 6, 36).

« Viens, suis-​moi » (Mt 19, 21)

19. La voie et, en même temps, le conte­nu de cette per­fec­tion consistent dans la suite du Christ, dans le fait de suivre Jésus après avoir renon­cé à ses biens par­ti­cu­liers et à soi-​même. C’est pré­ci­sé­ment la conclu­sion du dia­logue entre Jésus et le jeune homme : « Puis viens, suis-​moi » (Mt 19, 21). La mer­veilleuse pro­fon­deur de cette invi­ta­tion sera plei­ne­ment per­çue par les dis­ciples après la résur­rec­tion du Christ, quand l’Esprit Saint les intro­dui­ra dans la véri­té tout entière (cf. Jn 16, 13).

Jésus lui-​même prend l’i­ni­tia­tive et invite à le suivre. L’appel est adres­sé avant tout à ceux aux­quels il confie une mis­sion par­ti­cu­lière, à com­men­cer par les Douze ; mais il appa­raît aus­si clai­re­ment qu’être dis­ciple du Christ est la condi­tion de tout croyant (cf. Ac 6, 1). De ce fait, suivre le Christ est le fon­de­ment essen­tiel et ori­gi­nal de la morale chré­tienne : comme le peuple d’Israël sui­vait Dieu qui le condui­sait dans le désert vers la Terre pro­mise (cf. Ex 13, 21), de même le dis­ciple doit suivre Jésus vers lequel le Père lui-​même l’at­tire (cf. Jn 6, 44).

Il ne s’a­git pas seule­ment ici de se mettre à l’é­coute d’un ensei­gne­ment et d’ac­cueillir dans l’o­béis­sance un com­man­de­ment ; plus radi­ca­le­ment, il s’a­git d’adhé­rer à la per­sonne même de Jésus, de par­ta­ger sa vie et sa des­ti­née, de par­ti­ci­per à son obéis­sance libre et amou­reuse à la volon­té du Père. En sui­vant, par la réponse de la foi, celui qui est la Sagesse faite chair, le dis­ciple de Jésus devient vrai­ment dis­ciple de Dieu (cf. Jn 6, 45). En effet, Jésus est la lumière du monde, la lumière de la vie (cf. Jn 8, 12) ; il est le pas­teur qui guide et nour­rit les bre­bis (cf. Jn 10, 11–16) ; il est le che­min, la véri­té et la vie (cf. Jn 14, 6) ; il est celui qui conduit au Père, de telle sorte que le voir, lui le Fils, c’est voir le Père (cf. Jn 14, 6–10). Par consé­quent, imi­ter le Fils, « l’i­mage du Dieu invi­sible » (Col 1, 15), signi­fie imi­ter le Père.

20. Jésus demande de le suivre et de l’i­mi­ter sur le che­min de l’a­mour, d’un amour qui se donne tota­le­ment aux frères par amour pour Dieu : « Voici quel est mon com­man­de­ment : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). Ce « comme » exige l’i­mi­ta­tion de Jésus, de son amour, dont le lave­ment des pieds est le signe : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aus­si vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai don­né, pour que vous fas­siez, vous aus­si, comme moi j’ai fait pour vous » (Jn 13, 14–15). L’agir de Jésus et sa parole, ses actions et ses pré­ceptes consti­tuent la règle morale de la vie chré­tienne. En effet, ses actions et, de manière par­ti­cu­lière, sa Passion et sa mort en Croix sont la révé­la­tion vivante de son amour pour le Père et pour les hommes. Cet amour, Jésus demande qu’il soit imi­té par ceux qui le suivent. C’est le com­man­de­ment « nou­veau » : « Je vous donne un com­man­de­ment nou­veau : vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez-​vous les uns les autres. A ceci, tous recon­naî­tront que vous êtes mes dis­ciples : si vous avez de l’a­mour les uns pour les autres » (Jn 13, 34–35).

Ce « comme » indique aus­si la mesure avec laquelle Jésus a aimé et avec laquelle ses dis­ciples doivent s’ai­mer entre eux. Après avoir dit : « Voici quel est mon com­man­de­ment : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12), Jésus pour­suit en révé­lant le don sacri­fi­ciel de sa vie sur la Croix, témoi­gnage d’un amour « jus­qu’à la fin » (Jn 13, 1) : « Nul n’a plus grand amour que celui-​ci : don­ner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13).

En appe­lant le jeune homme à le suivre sur le che­min de la per­fec­tion, Jésus lui demande de vivre par­fai­te­ment le com­man­de­ment de l’a­mour, « son » com­man­de­ment : entrer dans le mou­ve­ment de son don total, imi­ter et revivre l’a­mour même du « bon » Maître, de celui qui a aimé « jus­qu’à la fin ». C’est ce que Jésus demande à tout homme qui veut se mettre à sa suite : « Si quel­qu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-​même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mt 16, 24).

21. Suivre le Christ ne peut pas être une imi­ta­tion exté­rieure, parce que cela concerne l’homme dans son inté­rio­ri­té pro­fonde. Etre dis­ciple de Jésus veut dire être ren­du conforme à Celui qui s’est fait ser­vi­teur jus­qu’au don de lui-​même sur la Croix (cf. Ph 2, 5–8). Par la foi, le Christ habite dans le cœur du croyant (cf. Ep 3, 17), et ain­si le dis­ciple est assi­mi­lé à son Seigneur et lui est confi­gu­ré. C’est le fruit de la grâce, de la pré­sence agis­sante de l’Esprit Saint en nous.

Incorporé au Christ, le chré­tien devient membre de son Corps qui est l’Eglise (cf. 1 Co 12, 13. 27). Sous l’im­pul­sion de l’Esprit, le Baptême confi­gure radi­ca­le­ment le fidèle au Christ, dans le mys­tère pas­cal de la mort et de la résur­rec­tion ; il le « revêt » du Christ (cf. Ga 3, 27) : « Réjouissons-​nous et ren­dons grâce, s’ex­clame saint Augustin en s’a­dres­sant aux bap­ti­sés, nous sommes deve­nus non seule­ment chré­tiens, mais le Christ. 5 Soyez éton­nés et joyeux. Nous sommes deve­nus le Christ ! » 28. Mort au péché, le bap­ti­sé reçoit la vie nou­velle (cf. Rm 6, 3–11) : vivant pour Dieu dans le Christ Jésus, il est appe­lé à mar­cher selon l’Esprit et à en mani­fes­ter les fruits dans sa vie (cf. Ga 5, 16–25). Et la par­ti­ci­pa­tion à l’Eucharistie, sacre­ment de la Nouvelle Alliance (cf. 1 Co 11, 23–29), est le plus haut degré de l’as­si­mi­la­tion au Christ, source de « vie éter­nelle » (cf. Jn 6, 51–58), prin­cipe et force du don total de soi, dont Jésus, selon le témoi­gnage trans­mis par Paul, demande de faire mémoire dans la célé­bra­tion et dans la vie : « Chaque fois en effet que vous man­gez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annon­cez la mort du Seigneur jus­qu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26).

« Pour Dieu tout est pos­sible » (Mt 19, 26)

22. Amère est la conclu­sion du dia­logue entre Jésus et le jeune homme riche : « Entendant cette parole, le jeune homme s’en alla contris­té, car il avait de grands biens » (Mt 19, 22). Non seule­ment le riche, mais encore les dis­ciples eux-​mêmes sont effrayés par l’ap­pel de Jésus à le suivre, appel dont les exi­gences dépassent les aspi­ra­tions et les forces humaines : « Entendant cela, les dis­ciples res­tèrent tout inter­dits : » Qui donc peut être sau­vé ? » disaient-​ils » (Mt 19, 25). Mais le Maître ren­voie à la puis­sance de Dieu : « Pour les hommes, c’est impos­sible, mais pour Dieu tout est pos­sible » (Mt 19, 26).

Dans ce même cha­pitre de l’Evangile de Matthieu (19, 3–10), lors­qu’il inter­prète la Loi mosaïque sur le mariage, Jésus refuse le droit à la répu­dia­tion, en invo­quant le « prin­cipe » le plus ancien et le plus auto­ri­sé par rap­port à la Loi de Moïse ; le des­sein pre­mier de Dieu sur l’homme est un des­sein auquel l’homme est deve­nu non conforme à la suite du péché : « C’est en rai­son de votre dure­té de cœur que Moïse vous a per­mis de répu­dier vos femmes, mais dès l’o­ri­gine il n’en fut pas ain­si » (Mt 19, 8). Le rap­pel du « prin­cipe » effraie les dis­ciples qui com­mentent en ces termes : « Si telle est la condi­tion de l’homme envers la femme, il vaut mieux ne pas se marier » (Mt 19, 10). En se réfé­rant de manière spé­ci­fique au cha­risme du céli­bat « à cause du Royaume des cieux » (Mt 19, 12), tout en énon­çant une règle géné­rale, Jésus ren­voie à la nou­velle et sur­pre­nante pos­si­bi­li­té offerte à l’homme par la grâce de Dieu : « Il leur dit : » Tous ne com­prennent pas ce lan­gage, mais ceux-​là à qui c’est don­né » » (Mt 19, 11).

L’homme ne peut pas imi­ter et revivre l’a­mour du Christ par ses seules forces. Il devient capable de cet amour seule­ment en ver­tu d’un don de Dieu. De même que le Seigneur Jésus reçoit l’a­mour de son Père, il le com­mu­nique à son tour gra­tui­te­ment à ses dis­ciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aus­si je vous ai aimés. Demeurez en mon amour » (Jn 15, 9). Le don du Christ, c’est son Esprit, dont le pre­mier « fruit » (cf. Ga 5, 22) est la cha­ri­té : « L’amour de Dieu a été répan­du dans nos cœurs par le Saint-​Esprit qui nous fut don­né » (Rm 5, 5). Saint Augustin s’in­ter­roge : « Est-​ce l’a­mour qui fait obser­ver les com­man­de­ments, ou bien est-​ce l’ob­ser­vance des com­man­de­ments qui fait naître l’a­mour ? » Et il répond : « Mais qui doute que l’a­mour pré­cède l’ob­ser­vance ? De fait, celui qui n’aime pas n’a pas de rai­son d’ob­ser­ver les com­man­de­ments » 29.

23. « La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affran­chi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8, 2). Par ces paroles, l’Apôtre nous amène à consi­dé­rer, dans la pers­pec­tive de l’his­toire du salut qui s’ac­com­plit dans le Christ, le rap­port entre la Loi (ancienne) et la grâce (Loi nou­velle). Il recon­nait le rôle péda­go­gique de la Loi qui, en per­met­tant à l’homme pécheur de prendre la mesure de son impuis­sance et en lui ôtant la pré­ten­tion de l’au­to­suf­fi­sance, l’ouvre à la sup­pli­ca­tion et à l’ac­cueil de la « vie dans l’Esprit ». Il n’est pos­sible de pra­ti­quer les com­man­de­ments de Dieu que dans cette vie nou­velle. C’est par la foi au Christ, en effet, que nous sommes ren­dus justes (cf. Rm 3, 28) : la « jus­tice » que la Loi exige, mais ne peut don­ner à per­sonne, tout croyant la trouve mani­fes­tée et don­née par le Seigneur Jésus. Saint Augustin syn­thé­tise encore, de manière tout aus­si admi­rable, la dia­lec­tique pau­li­nienne de la Loi et de la grâce : « La Loi a donc été don­née pour que l’on demande la grâce ; la grâce a été don­née pour que l’on rem­plisse les obli­ga­tions de la Loi » 30.

L’amour et la vie selon l’Evangile ne peuvent pas être envi­sa­gés avant tout sous la forme du pré­cepte, car ce qu’ils requièrent va au-​delà des forces humaines. Ils ne peuvent être vécus que comme le fruit d’un don de Dieu qui gué­rit et trans­forme le cœur de l’homme par la grâce : « Car la Loi fut don­née par Moïse ; la grâce et la véri­té sont venues par Jésus Christ » (Jn 1, 17). De ce fait, la pro­messe de la vie éter­nelle est liée au don de la grâce, et le don de l’Esprit que nous avons reçu consti­tue déjà « les arrhes de notre héri­tage » (Ep 1, 14).

24. Ainsi se révèle l’as­pect authen­tique et ori­gi­nal du com­man­de­ment de l’a­mour, et de la per­fec­tion à laquelle il est ordon­né ; il s’a­git d’une pos­si­bi­li­té offerte à l’homme exclu­si­ve­ment par la grâce, par le don de Dieu, par son amour. D’autre part, cette conscience d’a­voir reçu ce don, de pos­sé­der en Jésus Christ l’a­mour de Dieu, fait naître et sou­tient la réponse res­pon­sable d’un amour total envers Dieu et entre les frères, comme le rap­pelle avec insis­tance l’Apôtre Jean dans sa pre­mière Lettre : « Bien-​aimés, aimons-​nous les uns les autres, puisque l’a­mour est de Dieu et que qui­conque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour 1. Bien-​aimés, si Dieu nous a aimés ain­si, nous devons, nous aus­si, nous aimer les uns les autres 2. Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le pre­mier » (1 Jn 4, 7–8.11.19).

Ce lien insé­pa­rable entre la grâce du Seigneur et la liber­té de l’homme, entre le don et le devoir, a été expri­mé en termes simples et pro­fonds par saint Augustin qui prie ain­si : « Da quod iubes et iube quod vis » (donne ce que tu com­mandes et com­mande ce que tu veux) 31.

Le don ne dimi­nue pas mais ren­force l’exi­gence morale de l’a­mour : « Or voi­ci son com­man­de­ment : croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous aimer les uns les autres comme il nous en a don­né le com­man­de­ment » (1 Jn 3, 23). On ne peut « demeu­rer » dans l’a­mour qu’à condi­tion d’ob­ser­ver les com­man­de­ments, comme l’af­firme Jésus : « Si vous gar­dez mes com­man­de­ments, vous demeu­re­rez en mon amour, comme moi j’ai gar­dé les com­man­de­ments de mon Père et je demeure dans son amour » (Jn 15, 10).

En résu­mant ce qui est au cœur du mes­sage moral de Jésus et de la pré­di­ca­tion des Apôtres, et en repre­nant dans une admi­rable syn­thèse la grande tra­di­tion des Pères d’Orient et d’Occident — de saint Augustin en par­ti­cu­lier 32 —, saint Thomas a pu écrire que la Loi nou­velle est la grâce de l’Esprit Saint don­né par la foi au Christ 33. Les com­man­de­ments exté­rieurs, dont l’Evangile parle aus­si, pré­dis­posent à cette grâce ou en déploient les effets dans la vie. De fait, la Loi nou­velle ne se contente pas de dire ce qui doit se faire, mais elle donne aus­si la force de « faire la véri­té » (cf. Jn 3, 21). Dans le même sens, saint Jean Chrysostome a fait obser­ver que la Loi nou­velle fut pro­mul­guée pré­ci­sé­ment quand l’Esprit Saint est venu du ciel le jour de la Pentecôte et que les Apôtres « ne des­cen­dirent pas de la mon­tagne en por­tant, comme Moïse, des tables de pierre dans leurs mains, mais qu’ils s’en retour­naient en por­tant l’Esprit Saint dans leurs cœurs, deve­nus par sa grâce une loi vivante et un livre vivant » 34.

« Et voi­ci que je suis avec vous pour tou­jours jus­qu’à la fin du monde » (Mt 28, 20)

25. Le dia­logue entre Jésus et le jeune homme riche se pour­suit, d’une cer­taine manière, dans toutes les périodes de l’his­toire, et encore aujourd’­hui. La ques­tion « Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » naît dans le cœur de tout homme, et c’est tou­jours le Christ, et lui seul, qui donne la réponse inté­grale et finale. Le Maître, qui enseigne les com­man­de­ments de Dieu, qui invite à sa suite et qui accorde la grâce pour une vie nou­velle, est tou­jours pré­sent et agis­sant au milieu de nous, selon sa pro­messe : « Et voi­ci que je suis avec vous pour tou­jours jus­qu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). La pré­sence du Christ aux hommes de tous les temps se réa­lise dans son corps qui est l’Eglise. Pour cela, le Seigneur a pro­mis à ses dis­ciples l’Esprit Saint, qui leur « rap­pel­le­rait » et leur ferait com­prendre ses com­man­de­ments (cf. Jn 14, 26) et qui serait le prin­cipe et la source d’une vie nou­velle dans le monde (cf. Jn 3, 5–8 ; Rm 8, 1–13).

Données par Dieu dans l’Ancienne Alliance et par­ve­nues à leur per­fec­tion dans la Nouvelle et Eternelle Alliance, en la per­sonne même du Fils de Dieu fait homme, les pres­crip­tions morales doivent être fidè­le­ment conser­vées et actua­li­sées en per­ma­nence dans les dif­fé­rentes cultures tout au long de l’his­toire. La charge de leur inter­pré­ta­tion a été confiée par Jésus aux Apôtres et à leurs suc­ces­seurs, assis­tés spé­cia­le­ment par l’Esprit de véri­té : « Qui vous écoute m’é­coute » (Lc 10, 16). Avec la lumière et avec la force de l’Esprit, les Apôtres ont accom­pli la mis­sion de prê­cher l’Evangile et de mon­trer la « voie » du Seigneur (cf. Ac 18, 25), en ensei­gnant avant tout à suivre et à imi­ter le Christ : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Ph 1, 21).

26. Dans la caté­chèse morale des Apôtres, paral­lè­le­ment aux exhor­ta­tions et aux indi­ca­tions rela­tives au contexte his­to­rique et cultu­rel, se trouve un ensei­gne­ment éthique avec des normes pré­cises de com­por­te­ment. Cela appa­raît aus­si dans leurs Lettres, qui contiennent l’in­ter­pré­ta­tion, gui­dée par l’Esprit Saint, des pré­ceptes du Seigneur à vivre dans les dif­fé­rentes situa­tions cultu­relles (cf. Rm 12–15 ; 1 Co 11–14 ; Ga 5–6 ; Ep 4–6 ; Col 3–4 ; 1 P ; Jc ). Aux débuts de l’Eglise, char­gés de la pré­di­ca­tion évan­gé­lique, les Apôtres ont veillé sur la rec­ti­tude de la conduite des chré­tiens 35, en ver­tu de leur res­pon­sa­bi­li­té pas­to­rale, comme ils ont veillé éga­le­ment sur la pure­té de la foi et sur la trans­mis­sion des dons divins par les sacre­ments 36. Les pre­miers chré­tiens, issus du peuple juif ou d’autres nations, se dif­fé­ren­ciaient des païens non seule­ment par leur foi et par leur litur­gie, mais aus­si par le témoi­gnage de leur conduite morale, ins­pi­rée par la Loi nou­velle 37. En effet, l’Eglise est en même temps com­mu­nion de foi et de vie ; sa norme est « la foi opé­rant par la cha­ri­té » (Ga 5, 6).

Aucune déchi­rure ne doit bri­ser l’har­mo­nie entre la foi et la vie : l’u­ni­té de l’Eglise est bles­sée non seule­ment par les chré­tiens qui refusent ou déforment la véri­té de la foi, mais encore par ceux qui mécon­naissent les obli­ga­tions morales aux­quelles l’Evangile les appelle (cf. 1 Co 5, 9–13). Avec fer­me­té, les Apôtres ont refu­sé toute dis­so­cia­tion entre l’en­ga­ge­ment inté­rieur et les gestes qui l’ex­priment et le confirment (cf. 1 Jn 2, 3–6).

Et depuis les temps apos­to­liques, les Pasteurs de l’Eglise ont dénon­cé clai­re­ment les manières d’a­gir de ceux qui étaient des fau­teurs de divi­sion par leurs ensei­gne­ments et par leurs com­por­te­ments 38.

27. Dans l’u­ni­té de l’Eglise, pro­mou­voir et gar­der la foi et la vie morale, c’est la tâche confiée par Jésus aux Apôtres (cf. Mt 28, 19–20), tâche qui se pour­suit dans le minis­tère de leurs suc­ces­seurs. C’est ce que l’on retrouve dans la Tradition vivante, par laquelle, comme l’en­seigne le Concile Vatican II, « l’Eglise per­pé­tue dans sa doc­trine, sa vie et son culte, et elle trans­met à chaque géné­ra­tion, tout ce qu’elle est elle-​même, tout ce qu’elle croit. Cette Tradition qui vient des Apôtres se pour­suit dans l’Eglise, sous l’as­sis­tance du Saint-​Esprit » 39. Dans l’Esprit, l’Eglise accueille et trans­met l’Ecriture comme témoi­gnage des « grandes choses » que Dieu opère dans l’his­toire (cf. Lc 1, 49) ; elle confesse par la bouche des Pères et des Docteurs la véri­té du Verbe incar­né ; elle met en pra­tique les pré­ceptes et la cha­ri­té dans la vie des saints et des saintes et dans le sacri­fice des mar­tyrs ; elle célèbre l’es­pé­rance dans la litur­gie ; par cette Tradition, les chré­tiens reçoivent « la voix vivante de l’Evangile » 40, comme expres­sion fidèle de la sagesse et de la volon­té divines.

A l’in­té­rieur de la Tradition, avec l’as­sis­tance de l’Esprit Saint, se déve­loppe l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique de la Loi du Seigneur. L’Esprit, qui est à l’o­ri­gine de la Révélation, des com­man­de­ments et des ensei­gne­ments de Jésus, veille à ce qu’ils soient gar­dés sain­te­ment, expo­sés fidè­le­ment et appli­qués cor­rec­te­ment dans tous les temps et dans toutes les situa­tions. Une telle « actua­li­sa­tion » des com­man­de­ments est le signe et le résul­tat d’une pro­fonde intel­li­gence de la Révélation et d’une bonne com­pré­hen­sion, à la lumière de la foi, des nou­velles situa­tions his­to­riques et cultu­relles. Cependant, elle ne peut que confir­mer la vali­di­té per­ma­nente de la Révélation et s’ins­crire dans le sillage de l’in­ter­pré­ta­tion qu’en donne la grande Tradition de l’Eglise par son ensei­gne­ment et par sa vie, Tradition dont témoignent la doc­trine des Pères, la vie des saints, la litur­gie de l’Eglise et l’en­sei­gne­ment du Magistère.

En par­ti­cu­lier, comme l’af­firme le Concile, « la charge d’in­ter­pré­ter de façon authen­tique la parole de Dieu, écrite ou trans­mise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Eglise dont l’au­to­ri­té s’exerce au nom de Jésus Christ » 41. Ainsi l’Eglise, dans sa vie et dans son ensei­gne­ment, se pré­sente comme « colonne et sup­port de la véri­té » (1 Tm 3, 15), et aus­si de la véri­té dans l’a­gir moral. En effet, « il appar­tient à l’Eglise d’an­non­cer en tout temps et en tout lieu les prin­cipes de la morale, même en ce qui concerne l’ordre social, ain­si que de por­ter un juge­ment sur toute réa­li­té humaine, dans la mesure où l’exigent les droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine ou le salut des âmes » 42.

Précisément sur les ques­tions qui font l’ob­jet aujourd’­hui du débat moral et autour des­quelles se sont déve­lop­pées de nou­velles ten­dances et de nou­velles théo­ries, le Magistère, dans la fidé­li­té à Jésus Christ et dans la conti­nui­té de la Tradition de l’Eglise, estime qu’il est de son devoir urgent de pro­po­ser son dis­cer­ne­ment et son ensei­gne­ment, afin d’ai­der l’homme sur le che­min vers la véri­té et vers la liberté.

Chapitre II – « Ne vous modelez pas sur le monde présent » (Rm 12, 2) – L’Eglise et le discernement sur certaines tendances de la théologie morale actuelle

28. En médi­tant le dia­logue entre Jésus et le jeune homme riche, nous avons pu sai­sir le conte­nu essen­tiel de la Révélation de l’Ancien et du Nouveau Testament à pro­pos de l’a­gir moral. Il com­prend : la sou­mis­sion de l’homme et de son agir à Dieu, Celui qui « seul est le Bon » ; le rap­port entre le bien moral des actes humains et la vie éter­nelle ; la marche à la suite du Christ, qui ouvre à l’homme la pers­pec­tive de l’a­mour par­fait ; et, enfin, le don de l’Esprit Saint, source et sou­tien de la vie morale de la « créa­ture nou­velle » (cf. 2 Co 5, 17).

Dans sa réflexion morale, l’Eglise a tou­jours tenu compte des paroles que Jésus a adres­sées au jeune homme riche. L’Ecriture Sainte, en effet, reste la source vive et féconde de la doc­trine morale de l’Eglise, comme l’a rap­pe­lé le Concile Vatican II : « L’Evangile 1 2 la source de toute véri­té salu­taire et de toute règle morale » 43. L’Eglise a gar­dé fidè­le­ment ce qu’en­seigne la Parole de Dieu, non seule­ment sur les véri­tés à croire mais encore sur l’a­gir moral, c’est-​à-​dire l’a­gir qui plaît à Dieu (cf. 1 Th 4, 1), accom­plis­sant un déve­lop­pe­ment doc­tri­nal ana­logue à celui qui s’est pro­duit dans le domaine des véri­tés de la foi. Assistée de l’Esprit Saint qui la conduit vers la véri­té tout entière (cf. Jn 16, 13), l’Eglise n’a ces­sé, et ne peut jamais ces­ser, de scru­ter « le mys­tère du Verbe incar­né », dans lequel « s’é­claire vrai­ment le mys­tère de l’homme » 44.

29. La réflexion morale de l’Eglise, tou­jours menée sous la lumière du Christ, le « Bon Maître », s’est dérou­lée aus­si dans la forme spé­ci­fique de la science théo­lo­gique appe­lée « théo­lo­gie morale », science qui accueille et inter­roge la Révélation divine et en même temps répond aux exi­gences de la rai­son humaine. La théo­lo­gie morale est une réflexion sur la « mora­li­té », c’est-​à-​dire le carac­tère bon ou mau­vais des actes humains et de la per­sonne qui les pose, et, en ce sens, elle concerne tous les hommes ; mais c’est aus­si une « théo­lo­gie », car elle recon­naît le prin­cipe et la fin de l’a­gir moral en Celui qui « seul est le Bon » et qui, en se don­nant à l’homme dans le Christ, lui offre la béa­ti­tude de la vie divine.

Le Concile Vatican II a invi­té les spé­cia­listes às’ap­pli­quer, « avec un soin par­ti­cu­lier à per­fec­tion­ner la théo­lo­gie morale dont la pré­sen­ta­tion scien­ti­fique, plus nour­rie de la doc­trine de la Sainte Ecriture, met­tra en lumière la gran­deur de la voca­tion des fidèles dans le Christ et leur obli­ga­tion de por­ter du fruit dans la cha­ri­té pour la vie du monde » 45. Le même Concile a invi­té les théo­lo­giens, « tout en res­pec­tant les méthodes et les règles propres aux sciences théo­lo­giques, 3 à cher­cher la manière tou­jours plus adap­tée pour com­mu­ni­quer la doc­trine aux hommes de leur temps : car autre chose est le dépôt même ou les véri­tés de la foi, autre chose la façon selon laquelle ces véri­tés sont expri­mées, à condi­tion tou­te­fois d’en sau­ve­gar­der le sens et la signi­fi­ca­tion » 46. De là l’in­vi­ta­tion sui­vante, qui s’ap­plique à tous les fidèles mais qui s’a­dresse par­ti­cu­liè­re­ment aux théo­lo­giens : « Que les croyants vivent donc en très étroite union avec les autres hommes de leur temps et qu’ils s’ef­forcent de com­prendre à fond leurs façons de pen­ser et de sen­tir, telles qu’elles s’ex­priment par la culture » 47.

Les efforts de nom­breux théo­lo­giens, sou­te­nus par les encou­ra­ge­ments du Concile, ont déjà por­té leurs fruits, par des réflexions inté­res­santes et utiles sur les véri­tés de la foi qu’il faut croire et appli­quer dans la vie, pré­sen­tées sous des formes qui répondent davan­tage à la sen­si­bi­li­té et aux inter­ro­ga­tions des hommes de notre temps. L’Eglise, et en par­ti­cu­lier les évêques, aux­quels Jésus Christ a confié avant tout le minis­tère d’en­sei­gne­ment, accueillent ces efforts avec gra­ti­tude et encou­ragent les théo­lo­giens à pour­suivre leur labeur, ani­més par une pro­fonde et authen­tique « crainte du Seigneur, prin­cipe de savoir » (Pr 1, 7).

En même temps, dans le cadre des débats théo­lo­giques post-​conciliaires, se sont tou­te­fois répan­dues cer­taines inter­pré­ta­tions de la morale chré­tienne qui ne sont pas com­pa­tibles avec la « saine doc­trine » (2 Tm 4, 3). Il est évident que le Magistère de l’Eglise n’en­tend pas impo­ser aux fidèles un sys­tème théo­lo­gique par­ti­cu­lier, encore moins un sys­tème phi­lo­so­phique, mais, pour « gar­der sain­te­ment et expo­ser avec fidé­li­té » la Parole de Dieu 48, il a le devoir de décla­rer l’in­com­pa­ti­bi­li­té de cer­taines orien­ta­tions de la pen­sée théo­lo­gique ou de telle ou telle affir­ma­tion phi­lo­so­phique avec la véri­té révé­lée 49.

30. En vous adres­sant cette ency­clique, chers Frères dans l’é­pis­co­pat, je désire énon­cer les prin­cipes néces­saires pour le dis­cer­ne­ment de ce qui est contraire à la « saine doc­trine », et rap­pe­ler les élé­ments de l’en­sei­gne­ment moral de l’Eglise qui semblent aujourd’­hui par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés à l’er­reur, à l’am­bi­guï­té ou à l’ou­bli. Ce sont d’ailleurs les élé­ments dont dépend « la réponse aux énigmes cachées de la condi­tion humaine, qui, hier comme aujourd’­hui, troublent pro­fon­dé­ment le cœur humain : qu’est-​ce que l’homme ? Quel est le sens et le but de la vie ? Qu’est-​ce que le bien et qu’est-​ce que le péché ? Quels sont l’o­ri­gine et le but de la souf­france ? Quelle est la voie pour par­ve­nir au vrai bon­heur ? Qu’est-​ce que la mort, le juge­ment et la rétri­bu­tion après la mort ? Qu’est-​ce enfin que le mys­tère der­nier et inef­fable qui entoure notre exis­tence, d’où nous tirons notre ori­gine et vers lequel nous ten­dons ? » 50.

Ces ques­tions — et d’autres encore comme : qu’est- ce que la liber­té et quelle est son rap­port avec la véri­té conte­nue dans la Loi de Dieu ? quel est le rôle de la conscience dans la for­ma­tion de la phy­sio­no­mie morale de l’homme ? com­ment dis­cer­ner, en confor­mi­té avec la véri­té sur le bien, les droits et les devoirs concrets de la per­sonne humaine ? — peuvent se résu­mer dans la ques­tion fon­da­men­tale que le jeune homme de l’Evangile posa à Jésus : « Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » Envoyée par Jésus pour prê­cher l’Evangile et « de toutes les nations faire des dis­ciples…, leur appre­nant à obser­ver tout » ce qu’il a pres­crit (Mt 28, 19–20), l’Eglise redonne, aujourd’­hui encore, la réponse du Maître, car elle pos­sède une lumière et une force capables de résoudre même les ques­tions les plus dis­cu­tées et les plus com­plexes. Cette force et cette lumière incitent l’Eglise à déve­lop­per d’une manière constante, non seule­ment la réflexion dog­ma­tique, mais aus­si la ré- flexion morale dans un cadre inter­dis­ci­pli­naire, ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment néces­saire pour les pro­blèmes nou­veaux qui se posent 51.

C’est tou­jours sous cette lumière et avec cette force que le Magistère de l’Eglise accom­plit son œuvre de dis­cer­ne­ment, accueillant et fai­sant sienne à nou­veau la recom­man­da­tion que l’Apôtre Paul adres­sait à Timothée : « Je t’ad­jure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne : pro­clame la parole, insiste à temps et à contre­temps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlas­sable et le sou­ci d’ins­truire. Car un temps vien­dra où les hommes ne sup- por­te­ront plus la saine doc­trine, mais au contraire, au gré de leurs pas­sions et l’o­reille les déman­geant, ils se don­ne­ront des maîtres en quan­ti­té et détour­ne­ront l’o­reille de la véri­té pour se tour­ner vers les fables. Pour toi, sois pru­dent en tout, sup­porte l’é­preuve, fais œuvre de pré­di­ca­teur de l’Evangile, acquitte-​toi à la per­fec­tion de ton minis­tère » (2 Tm 4, 1–5 ; cf. Tt 1, 10.13–14).

« Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous libé­re­ra » (Jn 8, 32)

31. Les pro­blèmes humains qui sont les plus débat­tus et diver­se­ment réso­lus par la réflexion morale contem­po­raine se rat­tachent tous, bien que de manière dif­fé­rente, à un pro­blème cru­cial, celui de la liber­té de l’homme.

Il n’y a pas de doute que notre époque est arri­vée à une per­cep­tion par­ti­cu­liè­re­ment vive de la liber­té. « La digni­té de la per­sonne humaine est, en notre temps, l’ob­jet d’une conscience tou­jours plus vive », comme le consta­tait déjà la décla­ra­tion conci­liaire Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse 52. D’où la reven­di­ca­tion de la pos­si­bi­li­té pour l’homme « d’a­gir en ver­tu de ses propres options et en toute libre res­pon­sa­bi­li­té, non pas sous la pres­sion d’une contrainte, mais gui­dé par la conscience de son devoir » 53. En par­ti­cu­lier, le droit à la liber­té reli­gieuse et au res­pect de la conscience dans sa marche vers la véri­té est tou­jours plus res­sen­ti comme le fon­de­ment des droits de la per­sonne consi­dé­rés dans leur ensemble 54.

Il est donc bien cer­tain que le sens le plus aigu de la digni­té de la per­sonne humaine et de son uni­ci­té, comme aus­si du res­pect dû au che­mi­ne­ment de la conscience, consti­tue une acqui­si­tion posi­tive de la culture moderne. Cette per­cep­tion, authen­tique en elle-​même, s’est tra­duite en de mul­tiples expres­sions, plus ou moins adé­quates, dont cer­taines tou­te­fois s’é­cartent de la véri­té sur l’homme en tant que créa­ture et image de Dieu et, par consé­quent, ont besoin d’être cor­ri­gées ou puri­fiées à la lumière de la foi 55.

32. Dans cer­tains cou­rants de la pen­sée moderne, on en est arri­vé à exal­ter la liber­té au point d’en faire un abso­lu, qui serait la source des valeurs. C’est dans cette direc­tion que vont les doc­trines qui perdent le sens de la trans­cen­dance ou celles qui sont expli­ci­te­ment athées. On a attri­bué à la conscience indi­vi­duelle des pré­ro­ga­tives d’ins­tance suprême du juge­ment moral, qui déter­mine d’une manière caté­go­rique et infaillible le bien et le mal. A l’af­fir­ma­tion du devoir de suivre sa conscience, on a indû­ment ajou­té que le juge­ment moral est vrai par le fait même qu’il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la néces­saire exi­gence de la véri­té a dis­pa­ru au pro­fit d’un cri­tère de sin­cé­ri­té, d’au­then­ti­ci­té, d”« accord avec soi-​même », au point que l’on en est arri­vé à une concep­tion radi­ca­le­ment sub­jec­ti­viste du juge­ment moral.

Comme on peut le sai­sir d’emblée, la crise au sujet de la véri­té n’est pas étran­gère à cette évo­lu­tion. Une fois per­due l’i­dée d’une véri­té uni­ver­selle quant au Bien connais­sable par la rai­son humaine, la concep­tion de la conscience est, elle aus­si, inévi­ta­ble­ment modi­fiée : la conscience n’est plus consi­dé­rée dans sa réa­li­té ori­gi­nelle, c’est-​à-​dire comme un acte de l’in­tel­li­gence de la per­sonne, qui a pour rôle d’ap­pli­quer la connais­sance uni­ver­selle du bien dans une situa­tion déter­mi­née et d’ex­pri­mer ain­si un juge­ment sur la juste conduite à choi­sir ici et main­te­nant ; on a ten­dance à attri­buer à la conscience indi­vi­duelle le pri­vi­lège de déter­mi­ner les cri­tères du bien et du mal, de manière auto­nome, et d’a­gir en consé­quence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique indi­vi­dua­liste, pour laquelle cha­cun se trouve confron­té à sa véri­té, dif­fé­rente de la véri­té des autres. Poussé dans ses consé­quences extrêmes, l’in­di­vi­dua­lisme débouche sur la néga­tion de l’i­dée même de nature humaine.

Ces dif­fé­rentes concep­tions sont à l’o­ri­gine des mou­ve­ments de pen­sée qui sou­tiennent l’an­ta­go­nisme entre loi morale et conscience, entre nature et liberté.

33. Parallèlement à l’exal­ta­tion de la liber­té et, para­doxa­le­ment, en oppo­si­tion avec elle, la culture moderne remet radi­ca­le­ment en ques­tion cette même liber­té. Un ensemble de dis­ci­plines, regrou­pées sous le nom de « sciences humaines », ont à juste titre atti­ré l’at­ten­tion sur les condi­tion­ne­ments d’ordre psy­cho­lo­gique et social qui pèsent sur l’exer­cice de la liber­té humaine. La connais­sance de ces condi­tion­ne­ments et l’at­ten­tion qui leur est prê­tée sont des acqui­si­tions impor­tantes, qui ont trou­vé des appli­ca­tions dans divers domaines de l’exis­tence, comme par exemple dans la péda­go­gie ou dans l’ad­mi­nis­tra­tion de la jus­tice. Mais cer­tains, dépas­sant les conclu­sions que l’on peut légi­ti­me­ment tirer de ces obser­va­tions, en sont arri­vés à mettre en doute ou à nier la réa­li­té même de la liber­té humaine.

Il faut aus­si rap­pe­ler cer­taines inter­pré­ta­tions abu­sives de la recherche scien­ti­fique dans le domaine de l’an­thro­po­lo­gie. Tirant argu­ment de la grande varié­té des mœurs, des habi­tudes et des ins­ti­tu­tions pré­sentes dans l’hu­ma­ni­té, on finit, sinon tou­jours par nier les valeurs humaines uni­ver­selles, du moins par conce­voir la morale d’une façon relativiste.

34. « Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » La ques­tion morale, à laquelle le Christ répond,ne peut faire abs­trac­tion de la ques­tion de la liber­té, elle la place même en son centre, car il n’y a pas de morale sans liber­té. « C’est tou­jours libre­ment que l’homme se tourne vers le bien » 56. Mais quelle liber­té ? Face à nos contem­po­rains qui « estiment gran­de­ment » la liber­té et qui la « pour­suivent avec ardeur », mais qui, sou­vent, « la ché­rissent d’une manière qui n’est pas droite, comme la licence de faire n’im­porte quoi, pour­vu que cela plaise, même le mal », le Concile pré­sente la « vraie » liber­té : « La vraie liber­té est en l’homme un signe pri­vi­lé­gié de l’i­mage divine. Car Dieu a vou­lu le lais­ser à son propre conseil (cf. Si 15, 14) pour qu’il puisse de lui-​même cher­cher son Créateur et, en adhé­rant libre­ment à lui, s’a­che­ver ain­si dans une bien­heu­reuse plé­ni­tude » 57. S’il existe un droit à être res­pec­té dans son propre iti­né­raire de recherche de la véri­té, il existe encore anté­rieu­re­ment l’o­bli­ga­tion morale grave pour tous de cher­cher la véri­té et, une fois qu’elle est connue, d’y adhé­rer 58. C’est en ce sens que le Cardinal J. H. Newman, émi­nent défen­seur des droits de la conscience, affir­mait avec force : « La conscience a des droits parce qu’elle a des devoirs » 59.

Sous l’in­fluence des cou­rants sub­jec­ti­vistes et indi­vi­dua­listes évo­qués ci-​dessus, cer­taines ten­dances de la théo­lo­gie morale actuelle inter­prètent d’une manière nou­velle les rap­ports de la liber­té avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la conscience ; elles pro­posent des cri­tères inédits pour l’é­va­lua­tion morale des actes. Malgré leur varié­té, ces ten­dances se rejoignent dans le fait d’af­fai­blir ou même de nier la dépen­dance de la liber­té par rap­port à la vérité.

Si nous vou­lons opé­rer un dis­cer­ne­ment cri­tique sur ces ten­dances pour être en mesure de recon­naître en elles ce qui est légi­time, utile et pré­cieux, et d’en mon­trer en même temps les ambi­guï­tés, les dan­gers et les erreurs, nous devons les exa­mi­ner à la lumière de la dépen­dance fon­da­men­tale de la liber­té par rap­port à la véri­té, expri­mée de la manière la plus claire et la plus auto­ri­sée par les paroles du Christ : « Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous libé­re­ra » (Jn 8, 32).

I. La liber­té et la loi

« De l’arbre de la connais­sance du bien et du mal, tu ne man­ge­ras pas » (Gn 2, 17)

35. Nous lisons dans le livre de la Genèse : « Le Seigneur Dieu fit à l’homme ce com­man­de­ment : » Tu peux man­ger de tous les arbres du jar­din. Mais de l’arbre de la connais­sance du bien et du mal, tu ne man­ge­ras pas, car le jour où tu en man­ge­ras, tu devien­dras pas­sible de mort » » (Gn 2, 16–17).

Par cette image, la Révélation enseigne que le pou­voir de déci­der du bien et du mal n’ap­par­tient pas à l’homme, mais à Dieu seul. Assurément, l’homme est libre du fait qu’il peut com­prendre et rece­voir les com­man­de­ments de Dieu. Et il jouit d’une liber­té très consi­dé­rable, puis­qu’il peut man­ger « de tous les arbres du jar­din ». Mais cette liber­té n’est pas illi­mi­tée : elle doit s’ar­rê­ter devant « l’arbre de la connais­sance du bien et du mal », car elle est appe­lée à accep­ter la loi morale que Dieu donne à l’homme. En réa­li­té, c’est dans cette accep­ta­tion que la liber­té humaine trouve sa réa­li­sa­tion plé­nière et véri­table. Dieu qui seul est bon connaît par­fai­te­ment ce qui est bon pour l’homme en ver­tu de son amour même, il le lui pro­pose dans les commandements.

La Loi de Dieu n’at­té­nue donc pas la liber­té de l’homme et encore moins ne l’é­li­mine ; au contraire, elle la pro­tège et la pro­meut. Allant pour­tant dans un sens bien dif­fé­rent, cer­taines ten­dances de la culture actuelle ont sus­ci­té de nom­breux cou­rants dans l’é­thique qui placent au centre de leur réflexion un pré­ten­du conflit entre la liber­té et la loi. C’est le cas des doc­trines qui attri­buent aux indi­vi­dus ou aux groupes sociaux la facul­té de déter­mi­ner le bien et le mal : la liber­té humaine pour­rait « créer les valeurs » et joui­rait d’une pri­mau­té sur la véri­té, au point que la véri­té elle-​même serait consi­dé­rée comme une créa­tion de la liber­té. Cette der­nière reven­di­que­rait donc une telle auto­no­mie morale que cela signi­fie­rait pra­ti­que­ment son abso­lue sou­ve­rai­neté.

36. La requête moderne d’au­to­no­mie n’a pas man­qué d’exer­cer aus­si son influence dans le domaine de la théo­lo­gie morale catho­lique. Si celle-​ci n’a évi­dem­ment jamais enten­du oppo­ser la liber­té humaine à la Loi divine, ni remettre en ques­tion l’exis­tence du fon­de­ment reli­gieux ultime des normes morales, elle a cepen­dant été ame­née à repen­ser entiè­re­ment le rôle de la rai­son et de la foi dans la déter­mi­na­tion des normes morales qui se rap­portent à des com­por­te­ments pré­cis « dans le monde », c’est-​à-​dire envers soi-​même, envers les autres et envers le monde des choses.

Il faut recon­naître que, à l’o­ri­gine de cet effort pour renou­ve­ler la réflexion, on trouve cer­taines requêtes posi­tives qui, d’ailleurs, appar­tiennent dans une large mesure à la meilleure tra­di­tion de la pen­sée catho­lique. A l’in­vi­ta­tion du Concile Vatican II 60, on a dési­ré favo­ri­ser le dia­logue avec la culture moderne, en met­tant en lumière le carac­tère ration­nel — et donc uni­ver­sel­le­ment intel­li­gible et com­mu­ni­cable — des normes morales appar­te­nant au domaine de la loi morale natu­relle 61. En outre, on a vou­lu insis­ter sur le carac­tère inté­rieur des exi­gences éthiques qui en découlent et qui ne s’im­posent à la volon­té comme une obli­ga­tion qu’en ver­tu de leur recon­nais­sance préa­lable par la rai­son humaine et, concrè­te­ment, par la conscience personnelle.

Mais, en oubliant la dépen­dance de la rai­son humaine par rap­port à la Sagesse divine et, dans l’é­tat actuel de la nature déchue, la néces­si­té et sur­tout la réa­li­té effec­tive de la Révélation divine pour pou­voir connaître les véri­tés morales même d’ordre natu­rel 62, cer­tains en sont arri­vés à faire la théo­rie de la sou­ve­rai­ne­té totale de la rai­son dans le domaine des normes morales por­tant sur la conduite droite de la vie dans ce monde : ces normes consti­tue­raient le domaine d’une morale pure­ment « humaine », c’est-​à- dire qu’elles seraient l’ex­pres­sion d’une loi que l’homme se donne à lui-​même de manière auto­nome et qui a sa source exclu­si­ve­ment dans la rai­son humaine. Dieu ne pour­rait aucu­ne­ment être consi­dé­ré comme l’au­teur de cette loi, si ce n’est dans la mesure où la rai­son humaine exerce sa fonc­tion de régu­la­tion auto­nome en ver­tu de la délé­ga­tion ori­gi­nelle et com­plète que Dieu a don­née à l’homme. Or ces façons de pen­ser ont ame­né, à l’en­contre de la Sainte Ecriture et de la doc­trine constante de l’Eglise, à nier que la loi morale natu­relle ait Dieu pour auteur et que l’homme, par sa rai­son, par­ti­cipe de la Loi éter­nelle qu’il ne lui appar­tient pas d’établir.

37. Cependant, dési­rant main­te­nir la vie morale dans un contexte chré­tien, cer­tains théo­lo­giens mora­listes ont intro­duit une nette dis­tinc­tion, contraire à la doc­trine catho­lique 63, entre un ordre éthique, qui n’au­rait qu’une ori­gine humaine et une valeur seule­ment ter­restre, et un ordre du salut, pour lequel n’au­raient d’im­por­tance que cer­taines inten­tions et cer­taines atti­tudes inté­rieures envers Dieu et le pro­chain. En consé­quence, on en est venu à nier l’exis­tence, dans la Révélation divine, d’un conte­nu moral spé­ci­fique et déter­mi­né, de vali­di­té uni­ver­selle et per­ma­nente : la Parole de Dieu se limi­te­rait à pro­po­ser une exhor­ta­tion, une paré­nèse géné­rale, que la rai­son auto­nome aurait seule ensuite le devoir de pré­ci­ser par des déter­mi­na­tions nor­ma­tives véri­ta­ble­ment « objec­tives », c’est-​à-​dire appro­priées à la situa­tion his­to­rique concrète. Naturellement, une telle concep­tion de l’au­to­no­mie entraîne aus­si la néga­tion de la com­pé­tence doc­tri­nale spé­ci­fique de l’Eglise et de son Magistère sur les normes morales pré­cises concer­nant ce qu’on appelle le « bien humain » : elles n’ap­par­tien­draient pas au conte­nu propre de la Révélation et ne seraient pas en elles-​mêmes impor­tantes pour le salut.

On ne peut pas ne pas voir qu’une telle inter­pré­ta­tion de l’au­to­no­mie de la rai­son humaine com­porte des thèses incom­pa­tibles avec la doc­trine catholique.

Dans ce contexte, il est abso­lu­ment néces­saire de cla­ri­fier, à la lumière de la Parole de Dieu et de la Tradition vivante de l’Eglise, les notions fon­da­men­tales de liber­té humaine et de loi morale, de même que les rap­ports pro­fonds qui les lient étroi­te­ment. C’est seule­ment ain­si que l’on pour­ra répondre aux requêtes légi­times de la ratio­na­li­té humaine, en inté­grant les élé­ments valables de cer­tains cou­rants de la théo­lo­gie morale actuelle, sans por­ter atteinte au patri­moine moral de l’Eglise par des thèses résul­tant d’un concep­tion erro­née de l’autonomie.

Dieu a vou­lu lais­ser l’homme « à son conseil » (Si 15, 14)

38. Reprenant les paroles du Siracide, le Concile Vatican II explique ain­si la « vraie liber­té » qui est en l’homme « un signe pri­vi­lé­gié de l’i­mage divine » : « Dieu a vou­lu » lais­ser 4 à son conseil » pour qu’il puisse de lui-​même cher­cher son Créateur et, en adhé­rant libre­ment à lui, s’a­che­ver ain­si dans une bien­heu­reuse plé­ni­tude » 64. Ces paroles montrent à quelle admi­rable pro­fon­deur depar­ti­ci­pa­tion à la sei­gneu­rie divine l’homme a été appe­lé : elles montrent que le pou­voir de l’homme s’exerce, en un sens, sur l’homme lui-​même. C’est là un aspect constam­ment sou­li­gné dans la réflexion théo­lo­gique sur la liber­té humaine, com­prise comme une forme de royau­té. Grégoire de Nysse écrit, par exemple, que l’âme mani­feste son carac­tère royal « par son auto­no­mie et son indé­pen­dance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maî­tresse de son propre vou­loir. De qui ceci est-​il le propre, sinon d’un roi ? 5 Ainsi la nature humaine, créée pour domi­ner le monde, à cause de sa res­sem­blance avec le Roi uni­ver­sel, a été faite comme une image vivante qui par­ti­cipe à l’ar­ché­type par la digni­té et par le nom » 65.

La maî­trise du monde consti­tue déjà pour l’homme un devoir impor­tant et une grande res­pon­sa­bi­li­té qui engage sa liber­té dans l’o­béis­sance au Créateur : « Emplissez la terre et soumettez-​la » (Gn 1, 28). De ce point de vue, à l’in­di­vi­du humain, de même qu’à la com­mu­nau­té humaine, appar­tient une juste auto­no­mie, à laquelle la consti­tu­tion conci­liaireGaudium et spes accorde une atten­tion par­ti­cu­lière : il s’a­git de l’au­to­no­mie des réa­li­tés ter­restres qui signi­fie « que les choses créées et les socié­tés elles-​mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à uti­li­ser et à orga­ni­ser » 66.

39. Ce n’est pas seule­ment le monde, mais aus­si l’homme lui-​même qui a été confié à ses propres soins et à sa propre res­pon­sa­bi­lité. Dieu l’a « lais­sé à son conseil » (Si 15, 14), afin qu’il cherche son Créateur et qu’il par­vienne libre­ment à la per­fec­tion. Y par­ve­nir signi­fie construire per­son­nel­le­ment en soi cette per­fec­tion. En effet, de même que l’homme façonne le monde par son intel­li­gence et par sa volon­té en le maî­tri­sant, de même l’homme confirme, déve­loppe et conso­lide en lui-​même sa res­sem­blance avec Dieu en accom­plis­sant des actes mora­le­ment bons.

Toutefois, le Concile demande d’être atten­tif à une fausse concep­tion de l’au­to­no­mie des réa­li­tés ter­restres, celle qui consiste à consi­dé­rer que « les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en dis­po­ser sans réfé­rence au Créateur » 67. En ce qui concerne l’homme, cette concep­tion de l’au­to­no­mie pro­duit des effets par­ti­cu­liè­re­ment dom­ma­geables, car elle finit par avoir un sens athée : « La créa­ture sans Créateur s’é­va­nouit 6. Et même, l’ou­bli de Dieu rend opaque la créa­ture elle-​même » 68.

40. L’enseignement du Concile sou­ligne, d’un côté, le rôle rem­pli par la rai­son humaine pour la déter­mi­na­tion et pour l’ap­pli­ca­tion de la loi morale : la vie morale sup­pose de la part de la per­sonne créa­ti­vi­té et ingé­nio­si­té, car elle est source et cause de ses actes déli­bé­rés. D’un autre côté, la rai­son puise sa part de véri­té et son auto­ri­té dans la Loi éter­nelle qui n’est autre que la Sagesse divine elle-​même 69. A la base de la vie morale, il y a donc le prin­cipe d’une « juste auto­no­mie » 70 de l’homme, sujet per­son­nel de ses actes. La loi morale vient de Dieu et trouve tou­jours en lui sa source : à cause de la rai­son natu­relle qui découle de la Sagesse divine, elle est, en même temps, la loi propre de l’homme. En effet, la loi natu­relle, comme on l’a vu, « n’est rien d’autre que la lumière de l’in­tel­li­gence mise en nous par Dieu. Grâce à elle, nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons évi­ter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a don­nées par la créa­tion » 71. La juste auto­no­mie de la rai­son pra­tique signi­fie que l’homme pos­sède en lui-​même sa loi, reçue du Créateur. Toutefois, l’au­to­no­mie de la rai­son ne peut pas signi­fier la créa­tion des valeurs et des normes morales par la rai­son elle-​même 72. Si cette auto­no­mie impli­quait la néga­tion de la par­ti­ci­pa­tion de la rai­son pra­tique à la sagesse du Créateur et divin Législateur, ou bien si elle sug­gé­rait une liber­té créa­trice des normes morales en fonc­tion des contin­gences his­to­riques ou de la diver­si­té des socié­tés et des cultures, une telle pré­ten­tion d’au­to­no­mie contre­di­rait l’en­sei­gne­ment de l’Eglise sur la véri­té de l’homme 73. Ce serait la mort de la liber­té véri­table : « Mais de l’arbre de la connais­sance du bien et du mal, tu ne man­ge­ras pas, car le jour où tu en man­ge­ras, tu devien­dras pas­sible de mort » (Gn 2, 17).

41. L’autonomie morale authen­tique de l’homme ne signi­fie nul­le­ment qu’il refuse, mais bien qu’il accueille la loi morale, le com­man­de­ment de Dieu : « Le Seigneur Dieu fit à l’homme ce com­man­de­ment… » (Gn 2, 16). La liber­té de l’homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appe­lées à s’in­ter­pé­né­trer, c’est- à‑dire qu’il s’a­git de l’o­béis­sance libre de l’homme à Dieu et de la bien­veillance gra­tuite de Dieu envers l’homme. Par consé­quent, l’o­béis­sance à Dieu n’est pas, comme le croient cer­tains, une hété­ro­no­mie, comme si la vie morale était sou­mise à la volon­té d’une toute-​puissance abso­lue, exté­rieure à l’homme et contraire à l’af­fir­ma­tion de sa liber­té. En réa­li­té, si l’hé­té­ro­no­mie de la morale signi­fiait la néga­tion de l’au­to­dé­ter­mi­na­tion de l’homme ou l’im­po­si­tion de normes exté­rieures à son bien, elle serait en contra­dic­tion avec la révé­la­tion de l’Alliance et de l’Incarnation rédemp­trice. Cette hété­ro­no­mie ne serait qu’une forme d’a­lié­na­tion, contraire à la Sagesse divine et à la digni­té de la per­sonne humaine.

Certains parlent, à juste titre, de théo­no­mie, ou dethéo­no­mie par­ti­ci­pée, parce que l’o­béis­sance libre de l’homme à la Loi de Dieu implique effec­ti­ve­ment la par­ti­ci­pa­tion de la rai­son et de la volon­té humaines à la sagesse et à la pro­vi­dence de Dieu. En défen­dant à l’homme de man­ger « de l’arbre de la connais­sance du bien et du mal » (Gn 2, 17), Dieu affirme qu’à l’o­ri­gine l’homme ne pos­sède pas en propre cette « connais­sance », mais qu’il y par­ti­cipe seule­ment par la lumière de la rai­son natu­relle et de la révé­la­tion divine qui lui mani­festent les exi­gences et les appels de la Sagesse éter­nelle. On doit donc dire que la loi est une expres­sion de la Sagesse divine : en s’y sou­met­tant, la liber­té se sou­met à la véri­té de la créa­tion. C’est pour­quoi il convient de recon­naître dans la liber­té de la per­sonne humaine l’i­mage et la proxi­mi­té de Dieu qui est pré­sent en tous (cf. Ep 4, 6) ; de même, il faut confes­ser la majes­té du Dieu de l’u­ni­vers et véné­rer la sain­te­té de la Loi de Dieu infi­ni­ment trans­cen­dante. Deus sem­per maior 74.

Heureux l’homme qui se plaît dans la Loi du Seigneur (cf. Ps 1, 1–2)

42. La liber­té de l’homme, for­mée sur le modèle de celle de Dieu, n’est pas sup­pri­mée par son obéis­sance à la Loi divine, mais elle ne demeure dans la véri­té et elle n’est conforme à la digni­té de l’homme que par cette obéis­sance, comme l’é­crit clai­re­ment le Concile : « La digni­té de l’homme exige de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déter­mi­né par une convic­tion per­son­nelle et non sous le seul effet de pous­sées ins­tinc­tives ou d’une contrainte exté­rieure. L’homme par­vient à cette digni­té lorsque, se déli­vrant de toute ser­vi­tude des pas­sions, par le choix libre du bien, il marche vers sa des­ti­née et prend soin de s’en pro­cu­rer réel­le­ment les moyens par son ingé­nio­si­té » 75.

En ten­dant vers Dieu, vers Celui qui « seul est le Bon », l’homme doit accom­plir le bien et évi­ter le mal libre­ment. Mais, pour cela, l’homme doit pou­voir dis­tin­guer le bien du mal. Et cela s’ef­fec­tue sur­tout grâce à la lumière de la rai­son natu­relle, reflet en l’homme de la splen­deur du visage de Dieu. Dans ce sens, saint Thomas écrit en com­men­tant un ver­set du Psaume 4 : « Quand le Psaume disait : » Offrez des sacri­fices de jus­tice » (Ps 4, 6), il ajou­tait comme pour ceux qui deman­daient quelles sont ces œuvres de jus­tice :  » Beaucoup disent : Qui nous mon­tre­ra le bien ? » et il leur don­nait cette réponse :  » Seigneur, nous avons la lumière de ta face impri­mée en nous « , c’est-​à-​dire que la lumière de notre rai­son natu­relle, nous fai­sant dis­cer­ner ce qui est bien et ce qui est mal — ce qui relève de la loi natu­relle —, n’est autre qu’une impres­sion en nous de la lumière divine » 76. On voit là pour­quoi cette loi est appe­lée loi natu­relle : elle est appe­lée ain­si non pas par rap­port à la nature des êtres irra­tion­nels, mais parce que la rai­son qui la pro­mulgue est pré­ci­sé­ment celle de la nature humaine 77.

43. Le Concile Vatican II rap­pelle que « la norme suprême de la vie humaine est la Loi divine elle-​même, éter­nelle, objec­tive et uni­ver­selle, par laquelle Dieu, dans son des­sein de sagesse et d’a­mour, règle, dirige et gou­verne le monde entier, ain­si que les voies de la com­mu­nau­té humaine. De cette Loi qui est sienne, Dieu rend l’homme par­ti­ci­pant de telle sorte que, par une heu­reuse dis­po­si­tion de la pro­vi­dence divine, celui-​ci puisse tou­jours davan­tage accé­der à l’im­muable véri­té » 78.

Le Concile ren­voie à la doc­trine clas­sique sur la Loi éter­nelle de Dieu. Saint Augustin la défi­nit comme « la rai­son ou la volon­té de Dieu qui per­met de gar­der l’ordre natu­rel et inter­dit de le trou­bler » 79 ; Saint Thomas l’i­den­ti­fie avec « la rai­son de la sagesse divine qui meut toute chose à la fin requise » 80. Et la sagesse de Dieu est pro­vi­dence, amour qui veille. C’est donc Dieu lui-​même qui aime et qui veille, dans le sens le plus lit­té­ral et fon­da­men­tal, sur toute la créa­tion (cf. Sg 7, 22 ; 8, 11). Dieu prend soin des hommes autre­ment que des êtres non per­son­nels : non pas « de l’ex­té­rieur » par les lois de la nature phy­sique, mais « de l’in­té­rieur » par la rai­son qui, du fait qu’elle connaît la Loi éter­nelle de Dieu par une lumière natu­relle, est en mesure de mon­trer à l’homme la juste direc­tion de son agir libre 81. De cette manière, Dieu appelle l’homme à par­ti­ci­per à sa pro­vi­dence, vou­lant, par l’homme lui-​même, c’est-​à-​dire par son action rai­son­nable et res­pon­sable, conduire le monde, non seule­ment le monde de la nature, mais encore celui des per­sonnes humaines. La loi natu­relle se situe dans ce contexte, en tant qu’ex­pres­sion humaine de la Loi éter­nelle de Dieu : « Parmi tous les êtres — écrit saint Thomas —, la créa­ture rai­son­nable est sou­mise à la pro­vi­dence divine d’une manière plus excel­lente par le fait qu’elle par­ti­cipe elle-​même de cette pro­vi­dence en pour­voyant à soi-​même et aux autres. En cette créa­ture, il y a donc une par­ti­ci­pa­tion de la rai­son éter­nelle selon laquelle elle pos­sède une incli­na­tion natu­relle au mode d’a­gir et à la fin qui sont requis. C’est cette par­ti­ci­pa­tion de la Loi éter­nelle qui, dans la créa­ture rai­son­nable, est appe­lée loi natu­relle » 82.

44. L’Eglise s’est sou­vent réfé­rée à la doc­trine tho­miste de la loi natu­relle, l’in­té­grant dans son ensei­gne­ment moral. Mon véné­ré pré­dé­ces­seur Léon XIII a ain­si sou­li­gné la sou­mis­sion essen­tielle de la rai­son et de la loi humaine à la Sagesse de Dieu et à sa Loi. Après avoir dit que « la loi natu­relle est écrite et gra­vée dans le cœur de chaque homme, car elle est la rai­son même de l’homme lui ordon­nant de bien faire et lui inter­di­sant de pécher », Léon XIII ren­voie à la « rai­son plus haute » du Législateur divin : « Mais cette pres­crip­tion de la rai­son humaine ne pour­rait avoir force de loi, si elle n’é­tait l’or­gane et l’in­ter­prète d’une rai­son plus haute, à laquelle notre esprit et notre liber­té doivent obéis­sance ». En effet, l’au­to­ri­té de la loi réside dans son pou­voir d’im­po­ser des devoirs, de confé­rer des droits et de sanc­tion­ner cer­tains com­por­te­ments : « Or tout cela ne pour­rait exis­ter dans l’homme, s’il se don­nait à lui-​même en légis­la­teur suprême la règle de ses propres actes ». Et il conclut : « Il s’en­suit que la loi natu­relle est la Loi éter­nelle elle-​même, ins­crite dans les êtres doués de rai­son et les incli­nant à l’acte et à la fin qui leur sont propres ; et elle n’est que la rai­son éter­nelle du Dieu créa­teur et modé­ra­teur du monde » 83.

L’homme peut recon­naître le bien et le mal grâce au dis­cer­ne­ment du bien et du mal que lui-​même opère par sa rai­son, en par­ti­cu­lier par sa rai­son éclai­rée par la Révélation divine et par la foi, en ver­tu de la Loi que Dieu a don­née au peuple élu, à com­men­cer par les com­man­de­ments du Sinaï. Israël a été appe­lé à rece­voir et à vivre la Loi de Dieu comme don spé­cial et signe de l’é­lec­tion et de l’Alliance divines, et en même temps comme attes­ta­tion de la béné­dic­tion de Dieu. Moïse pou­vait ain­si s’a­dres­ser aux fils d’Israël et leur deman­der : « Quelle est la grande nation dont les dieux se fassent aus­si proches que le Seigneur notre Dieu l’est pour nous chaque fois que nous l’in­vo­quons ? Et quelle est la grande nation dont les lois et cou­tumes soient aus­si justes que toute cette Loi que je vous pres­cris aujourd’­hui ? » (Dt 4, 7–8). C’est dans les Psaumes que nous trou­vons l’ex­pres­sion de la louange, de la gra­ti­tude et de la véné­ra­tion que le peuple élu est appe­lé à nour­rir envers la Loi de Dieu, en même temps que l’ex­hor­ta­tion à la connaître, à la médi­ter et à la mettre en œuvre dans la vie : « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des éga­rés ne s’ar­rête, ni au siège des rieurs ne s’as­sied, mais se plaît dans la Loi du Seigneur, mais mur­mure sa Loi jour et nuit ! » (Ps 1, 1–2). « La Loi du Seigneur est par­faite, récon­fort pour l’âme ; le témoi­gnage du Seigneur est véri­dique, sagesse du simple. Les pré­ceptes du Seigneur sont droits, joie pour le cœur ; le com­man­de­ment du Seigneur est lim­pide, lumière des yeux » (Ps 1918, 8–9).

45. L’Eglise accueille avec recon­nais­sance tout le dépôt de la Révélation et le conserve avec amour ; elle le consi­dère avec un res­pect reli­gieux quand elle rem­plit sa mis­sion d’in­ter­pré­ter la Loi de Dieu de manière authen­tique à la lumière de l’Evangile. En outre, l’Eglise reçoit comme un don la Loi nou­velle qui est l”« accom­plis­se­ment » de la Loi de Dieu en Jésus Christ et dans son Esprit : c’est une loi « inté­rieure » (cf. Jr 31, 31–33), « écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs » (2 Co 3, 3) ; une loi de per­fec­tion et de liber­té (cf. 2 Co 3, 17) ; c’est « la Loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2). Saint Thomas écrit au sujet de cette loi : « On peut dire que c’est une loi 1 dans un pre­mier sens : la loi de l’es­prit est l’Esprit Saint 2 qui, habi­tant dans l’âme, non seule­ment enseigne ce qu’il faut faire en éclai­rant l’in­tel­li­gence sur les actes à accom­plir, mais encore incline à agir avec rec­ti­tude 3 Dans un deuxième sens, la loi de l’es­prit peut se dire de l’ef­fet propre de l’Esprit Saint, c’est-​à-​dire la foi opé­rant par la cha­ri­té (Ga 5, 6) et qui, par là, ins­truit inté­rieu­re­ment sur les choses à faire 4 et dis­pose l’af­fec­tion à agir » 84.

Même si, dans la réflexion théo­lo­gique et morale, on a pris l’ha­bi­tude de dis­tin­guer la Loi de Dieu posi­tive et révé­lée de la loi natu­relle, et, dans l’é­co­no­mie du salut, la loi « ancienne » de la loi « nou­velle », on ne peut oublier que ces dis­tinc­tions utiles et d’autres encore se réfèrent tou­jours à la Loi dont l’au­teur est le Dieu unique lui-​même et dont le des­ti­na­taire est l’homme. Les dif­fé­rentes manières dont Dieu veille sur le monde et sur l’homme dans l’his­toire non seule­ment ne s’ex­cluent pas, mais, au contraire, se ren­forcent l’une l’autre et s’in­ter­pé­nètrent. Toutes pro­viennent du des­sein éter­nel de sagesse et d’a­mour par lequel Dieu pré­des­tine les hommes « à repro­duire l’i­mage de son Fils » (Rm 8, 29) et elles le mani­festent. Ce des­sein ne com­porte aucune menace pour la liber­té authen­tique de l’homme ; au contraire, l’ac­cueil de ce des­sein est l’u­nique voie pour affir­mer la liberté.

« Ils montrent la réa­li­té de la Loi ins­crite en leur cœur » (Rm 2, 15).

46. Le pré­ten­du conflit entre la liber­té et la loi se pré­sente à nou­veau aujourd’­hui avec une inten­si­té par­ti­cu­lière en ce qui concerne la loi natu­relle, spé­cia­le­ment au sujet de la nature. En réa­li­té, les débats sur la nature et la liberté ont tou­jours accom­pa­gné l’his­toire de la réflexion morale, pre­nant un tour aigu au temps de la Renaissance et de la Réforme, comme on peut le remar­quer dans les ensei­gne­ments du Concile de Trente 85. L’époque contem­po­raine est mar­quée par une ten­sion ana­logue, bien que dans un sens dif­fé­rent : le goût de l’ob­ser­va­tion empi­rique, les pro­ces­sus de l’ob­jec­ti­vi­té scien­ti­fique, le pro­grès tech­nique, cer­taines formes de libé­ra­lisme ont ame­né à oppo­ser les deux termes, comme si la dia­lec­tique — sinon même le conflit — entre la liber­té et la nature était une carac­té­ris­tique qui struc­ture l’his­toire humaine. En d’autres temps, il sem­blait que la « nature » sou­met­tait tota­le­ment l’homme à ses dyna­mismes et même à ses déter­mi­nismes. Aujourd’hui encore, les coor­don­nées spatio-​temporelles du monde sen­sible, les constantes physico-​chimiques, les dyna­mismes cor­po­rels, les pul­sions psy­chiques, les condi­tion­ne­ments sociaux, appa­raissent à beau­coup de gens comme les seuls fac­teurs réel­le­ment déci­sifs des réa­li­tés humaines. Dans ce contexte, les faits de nature morale eux-​mêmes sont sou­vent consi­dé­rés, au mépris de leur spé­ci­fi­ci­té, comme s’il s’a­gis­sait de don­nées sta­tis­ti­que­ment sai­sis­sables, de com­por­te­ments obser­vables ou expli­cables par les seules don­nées des méca­nismes psy­cho­lo­giques et sociaux. C’est ain­si que cer­tains spé­cia­listes de l’é­thique, appe­lés par pro­fes­sion à exa­mi­ner les faits et gestes de l’homme, peuvent avoir la ten­ta­tion de mesu­rer l’ob­jet de leur savoir, ou même leurs pres­crip­tions, à par­tir d’un tableau sta­tis­tique des com­por­te­ments humains concrets et des valeurs admises par la majorité.

D’autres mora­listes, inver­se­ment, sou­cieux d’é­du­quer aux valeurs, res­tent sen­sibles au pres­tige de la liber­té, mais la conçoivent sou­vent en oppo­si­tion, ou en conflit, avec la nature maté­rielle et bio­lo­gique à laquelle elle devrait pro­gres­si­ve­ment s’im­po­ser. A ce pro­pos, diverses concep­tions se rejoignent dans le même oubli de la qua­li­té de créa­ture de la nature et dans la mécon­nais­sance de son inté­gra­li­té. Pour cer­tains, la nature se trouve réduite à n’être qu’un maté­riau de l’a­gir humain et de son pou­voir : elle devrait être pro­fon­dé­ment trans­for­mée ou même dépas­sée par la liber­té, parce qu’elle serait pour celle-​ci une limite et une néga­tion.Pour d’autres, les valeurs éco­no­miques, sociales, cultu­relles et même morales ne se consti­tuent que dans la pro­mo­tion sans limites du pou­voir de l’homme ou de sa liber­té : la nature ne dési­gne­rait alors que tout ce qui, en l’homme et dans le monde, se trouve hors du champ de la liber­té. Cette nature com­pren­drait en pre­mier lieu le corps humain, sa consti­tu­tion et ses dyna­mismes : à ce don­né phy­sique s’op­po­se­rait ce qui est « construit », c’est-​à-​dire la « culture », en tant qu’œuvre et pro­duit de la liber­té. La nature humaine, ain­si com­prise, pour­rait être réduite à n’être qu’un maté­riau bio­lo­gique ou social tou­jours dis­po­nible. Cela signi­fie, en der­nier res­sort, que la liber­té se défi­ni­rait par elle-​même et serait créa­trice d’elle-​même et de ses valeurs. C’est ain­si qu’à la limite l’homme n’au­rait même pas de nature et qu’il serait à lui-​même son propre pro­jet d’exis­tence. L’homme ne serait rien d’autre que sa liberté !

47. C’est dans ce contexte que sont appa­rues les objec­tions du phy­si­cisme et du natu­ra­lisme contre la concep­tion tra­di­tion­nelle de la loi natu­relle : cette der­nière pré­sen­te­rait comme lois morales celles qui ne seraient en elles-​mêmes que des lois bio­lo­giques. On aurait ain­si attri­bué trop super­fi­ciel­le­ment à cer­tains com­por­te­ments humains un carac­tère per­ma­nent et immuable et, à par­tir de là, on aurait pré­ten­du for­mu­ler des normes morales uni­ver­sel­le­ment valables. Selon cer­tains théo­lo­giens, une telle « argu­men­ta­tion bio­lo­giste ou natu­ra­liste » serait même pré­sente dans cer­tains docu­ments du Magistère de l’Eglise, spé­cia­le­ment dans ceux qui abordent le domaine de l’é­thique sexuelle et matri­mo­niale. Ce serait en se fon­dant sur une concep­tion natu­ra­liste de l’acte sexuel qu’au­raient été condam­nés comme mora­le­ment inad­mis­sibles la contra­cep­tion, la sté­ri­li­sa­tion directe, l’auto-​érotisme, les rap­ports pré-​matrimoniaux, les rela­tions homo­sexuelles, de même que la fécon­da­tion arti­fi­cielle. Or, selon l’a­vis de ces théo­lo­giens, l’é­va­lua­tion mora­le­ment néga­tive de ces actes ne pren­drait pas conve­na­ble­ment en consi­dé­ra­tion le carac­tère ration­nel et libre de l’homme, ni le condi­tion­ne­ment cultu­rel de toute norme morale. Ils disent que l’homme, comme être ration­nel, non seule­ment peut, mais même doit déter­mi­ner libre­ment le sens de ses com­por­te­ments. Cette « déter­mi­na­tion du sens » devra tenir compte, évi­dem­ment, des mul­tiples limites de l’être humain qui est dans une condi­tion cor­po­relle et his­to­rique. Elle devra éga­le­ment tenir compte des modèles de com­por­te­ment et du sens qu’ils prennent dans une culture par­ti­cu­lière. Surtout, elle devra res­pec­ter le com­man­de­ment fon­da­men­tal de l’a­mour de Dieu et du pro­chain. Mais Dieu — affirment-​ils ensuite — a créé l’homme comme être ration­nel et libre, il l’a lais­sé « à son conseil » et attend de lui qu’il façonne lui-​même ration­nel­le­ment sa vie. L’amour du pro­chain signi­fie­rait avant tout ou exclu­si­ve­ment le res­pect pour la libre déter­mi­na­tion de lui-​même. Les méca­nismes du com­por­te­ment propres à l’homme, mais aus­si ce qu’on appelle ses « incli­na­tions natu­relles », fon­de­raient tout au plus — disent-​ils — une orien­ta­tion géné­rale du com­por­te­ment droit, mais ils ne pour­raient pas déter­mi­ner la valeur morale des actes humains sin­gu­liers, si com­plexes en fonc­tion des situations.

48. Face à cette inter­pré­ta­tion, il convient de consi­dé­rer avec atten­tion le rap­port exact qui existe entre la liber­té et la nature humaine et, en par­ti­cu­lier, la place du corps humain du point de vue de la loi naturelle.

Une liber­té qui pré­tend être abso­lue finit par trai­ter le corps humain comme un don­né brut, dépour­vu de signi­fi­ca­tion et de valeur morales tant que la liber­té ne l’a pas sai­si dans son pro­jet. En consé­quence, la nature humaine et le corps appa­raissent comme des pré­sup­po­sés ou des pré­li­mi­naires,maté­riel­le­ment néces­saires au choix de la liber­té, maisextrin­sèques à la per­sonne, au sujet et à l’acte humain. Leurs dyna­mismes ne pour­raient pas consti­tuer des points de réfé­rence pour le choix moral, parce que la fina­li­té de ces incli­na­tions ne serait autre que des biens « phy­siques », que cer­tains appellent « pré-​moraux ». Les prendre comme réfé­rence, pour y cher­cher des indi­ca­tions ration­nelles dans l’ordre de la mora­li­té, cela devrait être consi­dé­ré comme du phy­si­cisme ou du bio­lo­gisme. Dans ce contexte, la ten­sion entre la liber­té et une nature conçue dans un sens réduc­teur se tra­duit par une divi­sion à l’in­té­rieur de l’homme lui-même.

Cette théo­rie morale n’est pas conforme à la véri­té sur l’homme et sur sa liber­té. Elle contre­dit les ensei­gne­ments de l’Eglise sur l’u­ni­té de l’être humain dont l’âme ration­nelle est per se et essen­tia­li­ter la forme du corps 86. L’âme spi­ri­tuelle et immor­telle est le prin­cipe d’u­ni­té de l’être humain, elle est ce pour quoi il existe comme un tout — cor­pore et ani­ma unus 87 — en tant que per­sonne. Ces défi­ni­tions ne montrent pas seule­ment que même le corps, auquel est pro­mise la résur­rec­tion, aura part à la gloire ; elles rap­pellent éga­le­ment le lien de la rai­son et de la volon­té libre avec toutes les facul­tés cor­po­relles et sen­sibles. La per­sonne, com­pre­nant son corps, est entiè­re­ment confiée à elle-​même, et c’est dans l’u­ni­té de l’âme et du corps qu’elle est le sujet de ses actes moraux. Grâce à la lumière de la rai­son et au sou­tien de la ver­tu, la per­sonne découvre en son corps les signes annon­cia­teurs, l’ex­pres­sion et la pro­messe du don de soi, en confor­mi­té avec le sage des­sein du Créateur. C’est à la lumière de la digni­té de la per­sonne humaine, qui doit être affir­mée pour elle-​même, que la rai­son sai­sit la valeur morale spé­ci­fique de cer­tains biens aux­quels la per­sonne est natu­rel­le­ment por­tée. Et, puisque la per­sonne humaine n’est pas réduc­tible à une liber­té qui se pro­jette elle-​même, mais qu’elle com­porte une struc­ture spi­ri­tuelle et cor­po­relle déter­mi­née, l’exi­gence morale pre­mière d’ai­mer et de res­pec­ter la per­sonne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aus­si intrin­sè­que­ment le res­pect de cer­tains biens fon­da­men­taux, hors duquel on tombe dans le rela­ti­visme et dans l’arbitraire.

49. Une doc­trine qui dis­so­cie l’acte moral des dimen­sions cor­po­relles de son exer­cice est contraire aux ensei­gne­ments de la Sainte Ecriture et de la Tradition : une telle doc­trine fait revivre, sous des formes nou­velles, cer­taines erreurs anciennes que l’Eglise a tou­jours com­bat­tues, car elles réduisent la per­sonne humaine à une liber­té « spi­ri­tuelle » pure­ment for­melle. Cette réduc­tion mécon­naît la signi­fi­ca­tion morale du corps et des com­por­te­ments qui s’y rat­tachent (cf. 1 Co 6, 19). L’Apôtre Paul déclare que n’hé­ri­te­ront du Royaume de Dieu « ni impu­diques, ni ido­lâtres, ni adul­tères, ni dépra­vés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’i­vrognes, insul­teurs ou rapaces » (1 Co 6, 9–10). Cette condam­na­tion, for­mel­le­ment expri­mée par le Concile de Trente 88 met au nombre des « péchés mor­tels », ou des « pra­tiques infâmes », cer­tains com­por­te­ments spé­ci­fiques dont l’ac­cep­ta­tion volon­taire empêche les croyants d’a­voir part à l’hé­ri­tage pro­mis. En effet, le corps et l’âme sont indis­so­ciables : dans la per­sonne, dans l’agent volon­taire et dans l’acte déli­bé­ré, ils demeurent ou se perdent ensemble.

50. On peut alors com­prendre le vrai sens de la loi natu­relle : elle se réfère à la nature propre et ori­gi­nale de l’homme, à la « nature de la per­sonne humaine » 89, qui est la per­sonne elle-​même dans l’u­ni­té de l’âme et du corps, dans l’u­ni­té de ses incli­na­tions d’ordre spi­ri­tuel ou bio­lo­gique et de tous les autres carac­tères spé­ci­fiques néces­saires à la pour­suite de sa fin. « La loi morale natu­relle exprime et pres­crit les fina­li­tés, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature cor­po­relle et spi­ri­tuelle de la per­sonne humaine. Aussi ne peut-​elle pas être conçue comme nor­ma­ti­vi­té sim­ple­ment bio­lo­gique, mais elle doit être défi­nie comme l’ordre ration­nel selon lequel l’homme est appe­lé par le Créateur à diri­ger et à régler sa vie et ses actes, et, en par­ti­cu­lier, à user et à dis­po­ser de son propre corps » 90. Par exemple, l’o­ri­gine et le fon­de­ment du devoir de res­pec­ter abso­lu­ment la vie humaine doivent être cher­chés dans la digni­té propre à la per­sonne et non pas seule­ment dans l’in­cli­na­tion natu­relle à conser­ver sa vie phy­sique. Ainsi la vie humaine, tout en étant un bien fon­da­men­tal de l’homme, acquiert une signi­fi­ca­tion morale par rap­port au bien de la per­sonne, qui doit tou­jours être recon­nue pour elle-​même : s’il est tou­jours mora­le­ment illi­cite de tuer un être humain inno­cent, il peut être licite et louable de don­ner sa vie (cf. Jn 15, 13) par amour du pro­chain ou pour rendre témoi­gnage à la véri­té, et cela peut même être un devoir. En réa­li­té, ce n’est qu’en réfé­rence à la per­sonne humaine dans sa « tota­li­té uni­fiée », c’est-​à-​dire « une âme qui s’ex­prime dans un corps et un corps ani­mé par un esprit immor­tel » 91, que l’on peut déchif­frer le sens spé­ci­fi­que­ment humain du corps. En effet, les incli­na­tions natu­relles ne prennent une qua­li­té morale qu’en tant qu’elles se rap­portent à la per­sonne humaine et à sa réa­li­sa­tion authen­tique qui, d’autre part, ne peut jamais exis­ter que dans la nature humaine. L’Eglise sert l’homme en refu­sant les mani­pu­la­tions affec­tant la cor­po­réi­té, qui en altèrent la signi­fi­ca­tion humaine, et elle lui montre la voie de l’a­mour véri­table, sur laquelle seule il peut trou­ver le vrai Dieu.

La loi natu­relle ain­si com­prise ne laisse pas place à la sépa­ra­tion entre la liber­té et la nature. En effet, celles-​ci sont har­mo­nieu­se­ment liées entre elles et inti­me­ment alliées l’une avec l’autre.

« Mais dès l’o­ri­gine il n’en fut pas ain­si » (Mt 19, 8)

51. Le pré­ten­du conflit entre la liber­té et la nature reten­tit aus­si sur l’in­ter­pré­ta­tion de cer­tains aspects spé­ci­fiques de la loi natu­relle, sur­tout de son uni­ver­sa­li­té et de son immu­ta­bi­li­té. « Où donc ces règles sont-​elles écrites — se deman­dait saint Augustin —, 1 sinon dans le livre de la lumière qu’on appelle véri­té ? C’est là qu’est ins­crite toute loi juste, et de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui fait œuvre de jus­tice, non par mode de dépla­ce­ment mais, pour ain­si dire, d’im­pres­sion, comme l’ef­fi­gie du sceau va se dépo­ser sur la cire sans quit­ter le sceau » 92.

C’est pré­ci­sé­ment grâce à cette « véri­té » que la loi natu­relle sup­pose l’u­ni­ver­sa­li­té. En tant qu’ins­crite dans la nature rai­son­nable de la per­sonne, elle s’im­pose à tout être doué de rai­son et vivant dans l’his­toire. Pour se per­fec­tion­ner dans son ordre, la per­sonne doit faire le bien et évi­ter le mal, veiller à la trans­mis­sion et à la pré­ser­va­tion de la vie, affi­ner et déve­lop­per les richesses du monde sen­sible, culti­ver la vie sociale, cher­cher la véri­té, pra­ti­quer le bien, contem­pler la beau­té 93​.La cou­pure faite par cer­tains entre la liber­té des indi­vi­dus et la nature com­mune à tous, ain­si qu’il res­sort de cer­taines théo­ries phi­lo­so­phiques qui ont une grande influence dans la culture contem­po­raine, obs­cur­cit la per­cep­tion de l’u­ni­ver­sa­li­té de la loi morale par la rai­son. Mais, du fait qu’elle exprime la digni­té de la per­sonne humaine et éta­blit le fon­de­ment de ses droits et de ses devoirs pri­mor­diaux, la loi natu­relle est uni­ver­selle dans ses pres­crip­tions et son auto­ri­té s’é­tend à tous les hommes. Cette uni­ver­sa­li­té ne laisse pas de côté la sin­gu­la­ri­té des êtres humains, et elle ne s’op­pose pas à l’u­ni­ci­té et au carac­tère irrem­pla­çable de chaque per­sonne ; au contraire, elle inclut à leur source tous ses actes libres qui doivent attes­ter l’u­ni­ver­sa­li­té du bien authen­tique. En se sou­met­tant à la loi com­mune, nos actes construisent la vraie com­mu­nion des per­sonnes et, avec la grâce de Dieu, mettent en pra­tique la cha­ri­té, « en laquelle se noue la per­fec­tion » (Col 3, 14). Au contraire, quand ils mécon­naissent ou seule­ment ignorent la loi, de manière res­pon­sable ou non, nos actes blessent la com­mu­nion des per­sonnes, au pré­ju­dice de tous.

52. Il est juste et bon, tou­jours et pour tous, de ser­vir Dieu, de lui rendre le culte requis et d’ho­no­rer nos parents en véri­té. Ces pré­ceptes posi­tifs, qui pres­crivent d’ac­com­plir cer­taines actions et de culti­ver cer­taines atti­tudes, obligent uni­ver­sel­le­ment et ils sont immuables 94 ; ils réunissent dans le même bien com­mun tous les hommes de toutes les époques de l’his­toire, créés pour « la même voca­tion et la même des­ti­née divine » 95. Ces lois uni­ver­selles et per­ma­nentes cor­res­pondent à ce que connaît la rai­son pra­tique et elles sont appli­quées dans les actes par­ti­cu­liers par le juge­ment de la conscience. Le sujet qui agit assi­mile per­son­nel­le­ment la véri­té conte­nue dans la loi : il s’ap­pro­prie et fait sienne cette véri­té de son être par ses actes et par les ver­tus cor­res­pon­dantes. Les pré­ceptes néga­tifs de la loi natu­relle sont uni­ver­sel­le­ment valables : ils obligent tous et cha­cun, tou­jours et en toute cir­cons­tance. En effet, ils inter­disent une action déter­mi­née sem­per et pro sem­per, sans excep­tion, parce que le choix d’un tel com­por­te­ment n’est en aucun cas com­pa­tible avec la bon­té de la volon­té de la per­sonne qui agit, avec sa voca­tion à la vie avec Dieu et à la com­mu­nion avec le pro­chain. Il est défen­du à tous et tou­jours de trans­gres­ser des pré­ceptes qui inter­disent, à tous et à tout prix, d’of­fen­ser en qui­conque et, avant tout, en soi-​même la digni­té per­son­nelle com­mune à tous.

D’autre part, le fait que seuls les com­man­de­ments néga­tifs obligent tou­jours et en toutes cir­cons­tances ne veut pas dire que les pro­hi­bi­tions soient plus impor­tantes dans la vie morale que le devoir de faire le bien, expri­mé par les com­por­te­ments posi­tifs. La rai­son en est plu­tôt la sui­vante : le com­man­de­ment de l’a­mour de Dieu et de l’a­mour du pro­chain ne com­porte dans sa dyna­mique posi­tive aucune limite supé­rieure, mais il a une limite infé­rieure en des­sous de laquelle il est vio­lé. En outre, ce que l’on doit faire dans une situa­tion déter­mi­née dépend des cir­cons­tances, qui ne sont pas toutes pré­vi­sibles à l’a­vance ; au contraire, il y a des com­por­te­ments qui ne peuvent jamais, et dans aucune situa­tion, être la réponse juste, c’est-​à-​dire conforme à la digni­té de la per­sonne. Enfin, il est tou­jours pos­sible que l’homme, sous la contrainte ou en d’autres cir­cons­tances, soit empê­ché d’ac­com­plir cer­taines bonnes actions ; mais il ne peut jamais être empê­ché de ne pas faire cer­taines actions, sur­tout s’il est prêt à mou­rir plu­tôt que de faire le mal.

L’Eglise a tou­jours ensei­gné que l’on ne doit jamais choi­sir des com­por­te­ments pro­hi­bés par les com­man­de­ments moraux, expri­més sous forme néga­tive par l’Ancien et le Nouveau Testament. Comme on l’a vu, Jésus lui-​même redit qu’on ne peut déro­ger à ces inter­dic­tions : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments 1. » Tu ne tue­ras pas, tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, tu ne vole­ras pas, tu ne por­te­ras pas de faux témoi­gnage » » (Mt 19, 17–18).

53. L’homme contem­po­rain se montre très sen­sible à l’his­to­ri­ci­té et à la culture, et cela amène cer­tains à dou­ter de l’immu­ta­bi­li­té de la loi natu­relle elle-​même et donc de l’exis­tence de « normes objec­tives de la mora­li­té » 96 valables pour tous les hommes actuel­le­ment et à l’a­ve­nir, comme elles l’é­taient déjà dans le pas­sé : est-​il pos­sible d’af­fir­mer que sont uni­ver­sel­le­ment valables pour tous et per­ma­nentes cer­taines déter­mi­na­tions ration­nelles éta­blies dans le pas­sé, alors qu’on igno­rait le pro­grès que l’hu­ma­ni­té devait faire par la suite ?

On ne peut nier que l’homme se situe tou­jours dans une culture par­ti­cu­lière, mais on ne peut nier non plus que l’homme ne se défi­nit pas tout entier par cette culture. Du reste, le pro­grès même des cultures montre qu’il existe en l’homme quelque chose qui trans­cende les cultures. Ce « quelque chose » est pré­ci­sé­ment la nature de l’homme : cette nature est la mesure de la culture et la condi­tion pour que l’homme ne soit pri­son­nier d’au­cune de ses cultures, mais pour qu’il affirme sa digni­té per­son­nelle dans une vie conforme à la véri­té pro­fonde de son être. Si l’on remet­tait en ques­tion les élé­ments struc­tu­rels per­ma­nents de l’homme, qui sont éga­le­ment liés à sa dimen­sion cor­po­relle même, non seule­ment on irait contre l’ex­pé­rience com­mune, mais on ren­drait incom­pré­hen­sible la réfé­rence que Jésus a faite à « l’o­ri­gine », jus­te­ment lorsque le contexte social et cultu­rel du temps avait alté­ré le sens ori­gi­nel et le rôle de cer­taines normes morales (cf. Mt 19, 1–9). Dans ce sens, l’Eglise « affirme que, sous tous les chan­ge­ments, bien des choses demeurent qui ont leur fon­de­ment ultime dans le Christ, le même hier, aujourd’­hui et à jamais » 97. C’est lui le « Principe » qui, ayant assu­mé la nature humaine, l’é­claire défi­ni­ti­ve­ment dans ses élé­ments consti­tu­tifs et dans le dyna­misme de son amour envers Dieu et envers le pro­chain 98.

Il convient assu­ré­ment de recher­cher et de trou­ver la for­mu­la­tion la plus appro­priée des normes morales uni­ver­selles et per­ma­nentes selon les contextes cultu­rels divers, plus à même d’en expri­mer constam­ment l’ac­tua­li­té his­to­rique, d’en faire com­prendre et d’en inter­pré­ter authen­ti­que­ment la véri­té. Cette véri­té de la loi morale — de même que celle du « dépôt de la foi » — se déploie à tra­vers les siècles : les normes qui l’ex­priment res­tent valables dans leur sub­stance, mais elles doivent être pré­ci­sées et déter­mi­nées « eodem sen­su eademque sen­ten­tia » 99 selon les cir­cons­tances his­to­riques par le Magistère de l’Eglise, dont la déci­sion est pré­cé­dée et accom­pa­gnée par l’ef­fort de lec­ture et de for­mu­la­tion four­ni par la rai­son des croyants et par la réflexion théo­lo­gique 100.

II. La conscience et la vérité

Le sanc­tuaire de l’homme

54. Le lien qui existe entre la liber­té de l’homme et la Loi de Dieu se noue dans le « cœur » de la per­sonne, c’est-​à-​dire dans sa conscience morale : « Au fond de sa conscience — écrit le Concile Vatican II —, l’homme découvre la pré­sence d’une loi qu’il ne s’est pas don­née lui-​même, mais à laquelle il est tenu d’o­béir. Cette voix, qui ne cesse de le pres­ser d’ai­mer et d’ac­com­plir le bien et d’é­vi­ter le mal, résonne au moment oppor­tun dans l’in­ti­mi­té de son cœur : » Fais ceci, évite cela « . Car c’est une Loi ins­crite par Dieu au cœur de l’homme ; sa digni­té est de lui obéir, et c’est elle qui le juge­ra (cf. Rm 2, 14–16) » 101.

C’est pour­quoi la façon de com­prendre le lien entre la liber­té et la loi se rat­tache étroi­te­ment à l’in­ter­pré­ta­tion que l’on donne de la conscience morale. De ce fait, les ten­dances cultu­relles rap­pe­lées plus haut, oppo­sant et sépa­rant la liber­té et la loi tout en exal­tant la liber­té de manière ido­lâ­trique, conduisent à une inter­pré­ta­tion « créa­tive » de la conscience morale, qui s’é­carte de la posi­tion tra­di­tion­nelle de l’Eglise et de son Magistère.

55. Suivant l’o­pi­nion de divers théo­lo­giens, la fonc­tion de la conscience aurait été réduite, au moins pen­dant cer­taines périodes du pas­sé, à une simple appli­ca­tion de normes morales géné­rales aux cas par­ti­cu­liers qui se posent au cours de la vie d’une per­sonne. Mais de telles normes, disent-​ils, ne peuvent être aptes à accueillir et à res­pec­ter la spé­ci­fi­ci­té inté­grale et unique de cha­cun des actes concrets des per­sonnes ; elles peuvent aus­si aider en quelque manière à une justeéva­lua­tion de la situa­tion, mais elle ne peuvent se sub­sti­tuer aux per­sonnes dans leurs déci­sions per­son­nelles sur le com­por­te­ment à adop­ter dans des cas déter­mi­nés. Dès lors, cette cri­tique de l’in­ter­pré­ta­tion tra­di­tion­nelle de la nature humaine et de son impor­tance pour la vie morale amène cer­tains auteurs à affir­mer que de telles normes sont moins un cri­tère objec­tif et contrai­gnant pour les juge­ments de conscience qu’une pers­pec­tive géné­rale qui, en pre­mière approxi­ma­tion, aide l’homme à ordon­ner avec cohé­rence sa vie per­son­nelle et sa vie sociale. Ces auteurs relèvent encore la com­plexité propre au phé­no­mène de la conscience : elle se réfère inti­me­ment à toute la sphère psy­cho­lo­gique et affec­tive ain­si qu’aux mul­tiples influences de l’en­vi­ron­ne­ment social et cultu­rel de la per­sonne. D’autre part, on exalte au plus haut point la valeur de la conscience, défi­nie par le Concile lui-​même comme « le sanc­tuaire de l’homme, le lieu où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » 102. Cette voix, dit-​on, amène l’homme moins à une obser­va­tion scru­pu­leuse des normes uni­ver­selles qu’à une prise en compte créa­tive et res­pon­sable des mis­sions per­son­nelles que Dieu lui confie.

Dans leur volon­té de mettre en relief le carac­tère « créa­tif » de la conscience, cer­tains auteurs donnent à ses actes le nom de « déci­sions » et non plus de « juge­ments » : c’est seule­ment en pre­nant ces déci­sions de manière « auto­nome » que l’homme pour­rait atteindre sa matu­ri­té morale. Il ne manque pas d’es­prits pour esti­mer que ce pro­ces­sus de matu­ra­tion se ver­rait contra­rié par la posi­tion trop caté­go­rique que prend, sur bien des ques­tions morales, le Magistère de l’Eglise, dont les inter­ven­tions feraient naître, chez les fidèles, d’i­nu­tiles conflits de conscience.

56. Pour jus­ti­fier de telles posi­tions, cer­tains ont pro­po­sé une sorte de double sta­tut de la véri­té morale. En plus du niveau doc­tri­nal et abs­trait, il fau­drait recon­naître l’o­ri­gi­na­li­té d’une cer­taine consi­dé­ra­tion exis­ten­tielle plus concrète. Celle-​ci, compte tenu des cir­cons­tances et de la situa­tion, pour­rait légi­ti­me­ment fon­der des excep­tions à la règle géné­rale et per­mettre ain­si d’ac­com­plir pra­ti­que­ment, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qua­li­fie d’in­trin­sè­que­ment mau­vais. Ainsi s’ins­taure dans cer­tains cas une sépa­ra­tion, voire une oppo­si­tion, entre la doc­trine du pré­cepte valable en géné­ral et la norme de la conscience de cha­cun, qui déci­de­rait effec­ti­ve­ment, en der­nière ins­tance, du bien et du mal. Sur ce fon­de­ment, on pré­tend éta­blir la légi­ti­mi­té de solu­tions pré­ten­du­ment « pas­to­rales », contraires aux ensei­gne­ments du Magistère, et jus­ti­fier une her­mé­neu­tique « créa­trice », d’a­près laquelle la conscience morale ne serait nul­le­ment obli­gée, dans tous les cas, par un pré­cepte néga­tif particulier.

Il n’est per­sonne qui ne com­prenne qu’a­vec ces posi­tions on se trouve devant une mise en ques­tion de l’i­den­ti­té même de la conscience morale face à la liber­té de l’homme et à la Loi de Dieu. Seuls les éclair­cis­se­ments appor­tés plus haut sur le lien entre liber­té et loi, lien fon­dé sur la véri­té, rendent pos­sible le dis­cer­ne­ment à faire sur cette inter­pré­ta­tion « créa­tive » de la conscience.

Le juge­ment de la conscience

57. Le texte de la Lettre aux Romains, qui nous a fait sai­sir l’es­sence de la loi natu­relle, montre éga­le­ment le sens biblique de la conscience, sur­tout dans son lien spé­ci­fique avec la loi : « Quand des païens pri­vés de la Loi accom­plissent natu­rel­le­ment les pres­crip­tions de la Loi, ces hommes, sans pos­sé­der de Loi, se tiennent à eux-​mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réa­li­té de cette loi ins­crite en leur cœur, à preuve le témoi­gnage de leur conscience, ain­si que les juge­ments inté­rieurs de blâme ou d’é­loge qu’ils portent les uns sur les autres » ( Rm 2, 14–15).

D’après les paroles de saint Paul, la conscience place, en un sens, l’homme devant la Loi, en deve­nant elle-​même un « témoin » pour l’homme : témoin de sa fidé­li­té ou de son infi­dé­li­té à la Loi, c’est-​à-​dire de sa droi­ture fon­cière ou de sa malice morale. La conscience est l’unique témoin : ce qui se pro­duit à l’in­time de la per­sonne est voi­lé aux yeux de tous ceux qui sont à l’ex­té­rieur. La conscience ne donne son témoi­gnage qu’à la per­sonne elle-​même. Et, de son côté, seule la per­sonne peut connaître sa réponse à la voix de sa propre conscience.

58. On n’é­va­lue­ra jamais comme il le fau­drait l’im­por­tance de ce dia­logue intime de l’homme avec lui-​même. Mais, en réa­li­té, il s’a­git du dia­logue de l’homme avec Dieu, auteur de la Loi, modèle pre­mier et fin ultime de l’homme. « La conscience — écrit saint Bonaventure — est comme le héraut et le mes­sa­ger de Dieu ; ce qu’il dit, elle ne le pres­crit pas d’elle-​même, mais elle le pres­crit comme venant de Dieu, à la manière d’un héraut lors­qu’il pro­clame l’é­dit du roi. Il en résulte que la conscience a le pou­voir d’o­bli­ger » 103. On peut donc dire que la conscience donne le témoi­gnage de la droi­ture et de la malice de l’homme à l’homme lui-​même, mais en même temps et avant tout, qu’elle est le témoi­gnage de Dieu lui-​même, dont la voix et le juge­ment pénètrent l’in­time de l’homme jus­qu’aux racines de son âme, en l’ap­pe­lant for­ti­ter et sua­vi­ter à l’o­béis­sance : « La conscience morale n’en­ferme pas l’homme dans une soli­tude insur­mon­table et impé­né­trable, mais elle l’ouvre à l’ap­pel, à la voix de Dieu. C’est là et nulle part ailleurs que résident tout le mys­tère et la digni­té de la conscience morale, dans l’exis­tence, c’est-​à-​dire le lieu, l’es­pace sacré où Dieu parle à l’homme » 104.

59. Saint Paul ne se borne pas à recon­naître que la conscience joue le rôle de « témoin », mais il révèle éga­le­ment la manière dont elle s’ac­quitte d’une telle fonc­tion. Il s’a­git de « rai­son­ne­ments », qui blâment ou qui louent les païens selon leur com­por­te­ment (cf. Rm 2, 15). Le terme de « rai­son­ne­ments » met en lumière le carac­tère spé­ci­fique de la conscience, qui est d’é­mettre un juge­ment moral sur l’homme et sur ses actes, juge­ment d’ab­so­lu­tion ou de condam­na­tion selon que les actes humains sont ou non conformes à la Loi de Dieu écrite dans le cœur. C’est bien du juge­ment por­té sur les actes et, en même temps, sur leur auteur et sur le moment de son achè­ve­ment que parle l’Apôtre Paul dans le même texte : « 1 au jour où Dieu juge­ra les pen­sées secrètes des hommes, selon mon Evangile, par le Christ Jésus » (Rm 2, 16).

Le juge­ment de la conscience est un juge­ment pra­tique, un juge­ment qui intime à l’homme ce qu’il doit faire ou ne pas faire, ou bien qui éva­lue un acte déjà accom­pli par lui. C’est un juge­ment qui applique à une situa­tion concrète la convic­tion ration­nelle que l’on doit aimer, faire le bien et évi­ter le mal. Ce pre­mier prin­cipe de la rai­son pra­tique appar­tient à la loi natu­relle, et il en consti­tue même le fon­de­ment, car il exprime la lumière ori­gi­nelle sur le bien et sur le mal, reflet de la sagesse créa­trice de Dieu qui, comme une étin­celle indes­truc­tible (scin­tilla animæ), brille dans le cœur de tout homme. Mais, tan­dis que la loi natu­relle met en lumière les exi­gences objec­tives et uni­ver­selles du bien moral, la conscience applique la loi au cas par­ti­cu­lier, et elle devient ain­si pour l’homme un impé­ra­tif inté­rieur, un appel à faire le bien dans les situa­tions concrètes. La conscience for­mule ain­si l’obli­ga­tion morale à la lumière de la loi natu­relle : c’est l’o­bli­ga­tion de faire ce que l’homme, par un acte de sa conscience, connaît comme un bien qui lui est dési­gné ici et main­te­nant. Le carac­tère uni­ver­sel de la loi et de l’o­bli­ga­tion n’est pas sup­pri­mé, mais bien plu­tôt recon­nu, quand la rai­son en déter­mine les appli­ca­tions dans la vie quo­ti­dienne. Le juge­ment de la conscience affirme « en der­nier res­sort » la confor­mi­té d’un com­por­te­ment concret à la loi ; il for­mule la norme la plus immé­diate de la mora­li­té d’un acte volon­taire, en réa­li­sant « l’ap­pli­ca­tion de la loi objec­tive à un cas par­ti­cu­lier » 105.

60. Comme la loi natu­relle elle-​même et comme toute connais­sance pra­tique, le juge­ment de la conscience a un carac­tère impé­ra­tif : l’homme doit agir en s’y confor­mant. Si l’homme agit contre ce juge­ment ou si, par défaut de cer­ti­tude sur la jus­tesse ou la bon­té d’un acte déter­mi­né, il l’ac­com­plit, il est condam­né par sa conscience elle-​même, norme immé­diate de la mora­li­té per­son­nelle. La digni­té de cette ins­tance ration­nelle et l’au­to­ri­té de sa voix et de ses juge­ments découlent de la véri­té sur le bien et sur le mal moral qu’elle est appe­lée à entendre et à expri­mer. Cette véri­té est éta­blie par la « Loi divine », norme uni­ver­selle et objec­tive de la mora­li­té. Le juge­ment de la conscience ne défi­nit pas la loi, mais il atteste l’au­to­ri­té de la loi natu­relle et de la rai­son pra­tique en rap­port avec le Bien suprême par lequel la per­sonne humaine se laisse atti­rer et dont elle reçoit les com­man­de­ments : « La conscience n’est donc pas une source auto­nome et exclu­sive pour déci­der ce qui est bon et ce qui est mau­vais ; au contraire, en elle est pro­fon­dé­ment ins­crit un prin­cipe d’o­béis­sance à l’é­gard de la norme objec­tive qui fonde et condi­tionne la confor­mi­té de ses déci­sions aux com­man­de­ments et aux inter­dits qui sont à la base du com­por­te­ment humain » 106.

61. La véri­té sur le bien moral, énon­cée par la loi de la rai­son, est recon­nue de manière pra­tique et concrète par le juge­ment de la conscience qui pousse à assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té du bien accom­pli et du mal com­mis : si l’homme com­met le mal, le juste juge­ment de sa conscience demeure en lui témoin de la véri­té uni­ver­selle du bien, comme de la malice de son choix par­ti­cu­lier. Mais le ver­dict de la conscience demeure aus­si en lui comme un gage d’es­pé­rance et de misé­ri­corde : tout en dénon­çant le mal com­mis, il rap­pelle éga­le­ment le par­don à deman­der, le bien à faire et la ver­tu à recher­cher tou­jours, avec la grâce de Dieu.

Ainsi, dans le juge­ment pra­tique de la conscience, qui impose à la per­sonne l’o­bli­ga­tion d’ac­com­plir un acte déter­mi­né, se révèle le lien entre la liber­té et la véri­té. C’est pré­ci­sé­ment pour­quoi la conscience se mani­feste par des actes de « juge­ment » qui reflètent la véri­té sur le bien, et non comme des « déci­sions » arbi­traires. Le degré de matu­ri­té et de res­pon­sa­bi­li­té de ces juge­ments — et, en défi­ni­tive, de l’homme, qui en est le sujet — se mesure non par la libé­ra­tion de la conscience par rap­port à la véri­té objec­tive, en vue d’une pré­ten­due auto­no­mie des déci­sions per­son­nelles, mais, au contraire, par une pres­sante recherche de la véri­té et, dans l’ac­tion, par la remise de soi à la conduite de cette conscience.

Chercher la véri­té et le bien

62. Pour la conscience, en tant que juge­ment d’un acte, une erreur est tou­jours pos­sible. « Il arrive sou­vent — écrit le Concile — que la conscience s’é­gare, par suite d’une igno­rance invin­cible, sans perdre pour autant sa digni­té. Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se sou­cie peu de recher­cher le vrai et le bien et lorsque l’ha­bi­tude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle » 107. Dans ces quelques lignes, le Concile four­nit une syn­thèse de la doc­trine éla­bo­rée par l’Eglise au cours des siècles sur la conscience erro­née.

Il est cer­tain que, pour avoir une « bonne conscience » (1 Tm 1, 5), l’homme doit cher­cher la véri­té et juger selon cette véri­té. Comme le dit l’Apôtre Paul, la conscience doit être éclai­rée par l’Esprit Saint (cf. Rm 9, 1) ; elle doit être « pure » (2 Tm 1, 3) ; elle ne doit pas fal­si­fier avec astuce la parole de Dieu, mais mani­fes­ter clai­re­ment la véri­té (cf. 2 Co 4, 2). D’autre part, le même Apôtre donne aux chré­tiens ce conseil : « Ne vous mode­lez pas sur le monde pré­sent, mais que le renou­vel­le­ment de votre juge­ment vous trans­forme et vous fasse dis­cer­ner la volon­té de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est par­fait » (Rm 12, 2).

L’avertissement de Paul nous incite à la vigi­lance, car il nous fait remar­quer que, dans les juge­ments de notre conscience, se cache tou­jours la pos­si­bi­li­té de l’er­reur. La conscience n’est pas un juge infaillible : elle peut se trom­per. Néanmoins, l’er­reur de la conscience peut être le fruit d’une igno­rance invin­cible, c’est-​à-​dire d’une igno­rance dont le sujet n’est pas conscient et dont il ne peut sor­tir par lui-même.

Dans le cas où cette igno­rance invin­cible n’est pas cou­pable, nous rap­pelle le Concile, la conscience ne perd pas sa digni­té, parce que, tout en nous orien­tant pra­ti­que­ment dans un sens qui s’é­carte de l’ordre moral objec­tif, elle ne cesse de par­ler au nom de la véri­té sur le bien que le sujet est appe­lé à recher­cher sincèrement.

63. Quoi qu’il en soit, c’est tou­jours de la véri­té que découle la digni­té de la conscience : dans le cas de la conscience droite, il s’a­git de la véri­té objec­tive reçue par l’homme, et, dans celui de la conscience erro­née, il s’a­git de ce que l’homme consi­dère par erreur sub­jec­ti­ve­ment vrai. Il n’est jamais accep­table de confondre une erreur « sub­jec­tive » sur le bien moral avec la véri­té « objec­tive », ration­nel­le­ment pro­po­sée à l’homme en ver­tu de sa fin, ni de consi­dé­rer que la valeur morale de l’acte accom­pli avec une conscience vraie et droite équi­vaut à celle de l’acte accom­pli en sui­vant le juge­ment d’une conscience erro­née 108. Le mal com­mis à cause d’une igno­rance invin­cible ou d’une erreur de juge­ment non cou­pable peut ne pas être impu­table à la per­sonne qui le com­met ; mais, même dans ce cas, il n’en demeure pas moins un mal, un désordre par rap­port à la véri­té sur le bien. En outre, le bien non recon­nu ne contri­bue pas à la pro­gres­sion morale de la per­sonne qui l’ac­com­plit : il ne lui confère aucune per­fec­tion et ne l’aide pas à se tour­ner vers le Bien suprême. Ainsi, avant de nous sen­tir faci­le­ment jus­ti­fiés au nom de notre conscience, nous devrions médi­ter la parole du Psaume : « Qui s’a­vise de ses faux pas ? Purifie-​moi du mal caché » (Ps 1918, 13). Il y a des fautes que nous ne par­ve­nons pas à voir et qui n’en demeurent pas moins des fautes, parce que nous avons refu­sé de nous tour­ner vers la lumière (cf. Jn 9, 39–41).

La conscience, en tant que juge­ment concret ultime, com­pro­met sa digni­té lors­qu’elle est cou­pa­ble­ment erro­née, ou « lorsque l’homme se sou­cie peu de cher­cher la véri­té et le bien, et lorsque l’ha­bi­tude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle » 109. C’est au dan­ger d’une défor­ma­tion de la conscience que Jésus fait allu­sion quand il donne cet aver­tis­se­ment : « La lampe du corps, c’est l’œil ; si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera lumi­neux. Mais si ton œil est malade, ton corps tout entier sera téné­breux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! » (Mt 6, 22–23).

64. Dans les paroles de Jésus rap­pe­lées plus haut, nous trou­vons éga­le­ment l’ap­pel à for­mer la conscience et à la rendre objet d’une conver­sion conti­nuelle à la véri­té et au bien. Il faut lire de manière ana­logue l’ex­hor­ta­tion de l’Apôtre à ne pas se confor­mer à la men­ta­li­té de ce monde, mais à se trans­for­mer en renou­ve­lant notre juge­ment (cf. Rm 12, 2). En réa­li­té, c’est le « cœur » tour­né vers le Seigneur et vers l’a­mour du bien qui est la source des juge­ments vrais de la conscience. En effet, « pour pou­voir dis­cer­ner la volon­té de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est par­fait » (Rm 12, 2), la connais­sance de la Loi de Dieu est certes géné­ra­le­ment néces­saire, mais elle n’est pas suf­fi­sante : il est indis­pen­sable qu’il existe une sorte de « conna­tu­ra­li­té » entre l’homme et le bien véri­table 110. Une telle conna­tu­ra­li­té s’en­ra­cine et se déve­loppe dans les dis­po­si­tions ver­tueuses de l’homme lui-​même : la pru­dence et les autres ver­tus car­di­nales, et d’a­bord les ver­tus théo­lo­gales de foi, d’es­pé­rance et de cha­ri­té. C’est en ce sens que Jésus a dit : « Celui qui fait la véri­té vient à la lumière » (Jn 3, 21).

Pour for­mer leur conscience, les chré­tiens sont gran­de­ment aidés par l’Eglise et par son Magistère, ain­si que l’af­firme le Concile : « Les fidèles du Christ, pour se for­mer la conscience, doivent prendre en sérieuse consi­dé­ra­tion la doc­trine sainte et cer­taine de l’Eglise. De par la volon­té du Christ, en effet, l’Eglise catho­lique est maî­tresse de véri­té ; sa fonc­tion est d’ex­pri­mer et d’en­sei­gner authen­ti­que­ment la véri­té qui est le Christ, en même temps que de décla­rer et de confir­mer, en ver­tu de son auto­ri­té, les prin­cipes de l’ordre moral décou­lant de la nature même de l’homme » 111. L’autorité de l’Eglise, qui se pro­nonce sur les ques­tions morales, ne lèse donc en rien la liber­té de conscience des chré­tiens : d’une part, la liber­té de conscience n’est jamais une liber­té affran­chie « de » la véri­té, mais elle est tou­jours et seule­ment « dans » la véri­té ; et, d’autre part, le Magistère ne four­nit pas à la conscience chré­tienne des véri­tés qui lui seraient étran­gères, mais il montre au contraire les véri­tés qu’elle devrait déjà pos­sé­der en les déployant à par­tir de l’acte pre­mier de la foi. L’Eglise se met tou­jours et uni­que­ment au ser­vice de la conscience, en l’ai­dant à ne pas être bal­lot­tée à tout vent de doc­trine au gré de l’im­pos­ture des hommes (cf. Ep 4, 14), à ne pas dévier de la véri­té sur le bien de l’homme, mais, sur­tout dans les ques­tions les plus dif­fi­ciles, à atteindre sûre­ment la véri­té et à demeu­rer en elle.

« Que cette liber­té ne donne pas pré­texte à satis­faire la chair » (Ga 5, 13)

65. L’intérêt que l’on accorde de manière par­ti­cu­liè­re­ment vive aujourd’­hui à la liber­té conduit de nom­breux spé­cia­listes, dans les sciences humaines ou théo­lo­giques, à déve­lop­per une ana­lyse plus péné­trante de sa nature et de ses dyna­mismes. On relève à juste titre que la liber­té ne consiste pas seule­ment à choi­sir telle ou telle action par­ti­cu­lière ; mais elle est, au centre de tels choix, une déci­sion sur soiet une façon de conduire sa vie pour ou contre le Bien, pour ou contre la Vérité, en der­nier res­sort pour ou contre Dieu. On a rai­son de sou­li­gner l’im­por­tance pri­mor­diale de cer­tains choix qui donnent « forme » à toute la vie morale d’un homme et consti­tuent comme un cadre dans lequel pour­ront se situer et se déve­lop­per d’autres choix quo­ti­diens particuliers.

Certains auteurs, tou­te­fois, pro­posent une révi­sion bien plus radi­cale du rap­port entre la per­sonne et ses actes. Ils parlent d’une « liber­té fon­da­men­tale », plus pro­fonde que la liber­té de choix et dis­tincte d’elle ; sans la prendre en consi­dé­ra­tion, on ne pour­rait ni com­prendre ni éva­luer cor­rec­te­ment les actes humains. D’après ces auteurs, dans la vie morale, le rôle-​clé serait à attri­buer à une « option fon­da­men­tale », mise en œuvre par la liber­té fon­da­men­tale grâce à laquelle la per­sonne décide pour elle-​même de manière glo­bale, non par un choix pré­cis, conscient et réflé­chi, mais de manière « trans­cen­dan­tale » et « athé­ma­tique ». Les actes par­ti­cu­liers qui découlent de cette option ne consti­tue­raient que des ten­ta­tives par­tielles et jamais déter­mi­nantes pour l’ex­pri­mer ; ils n’en seraient que les « signes » ou les symptômes.

L’objet immé­diat de ces actes, dit-​on, n’est pas le bien abso­lu — face auquel la liber­té de la per­sonne s’ex­pri­me­rait à un niveau trans­cen­dan­tal — mais ce sont les biens par­ti­cu­liers —, ou encore « caté­go­riels ». Or, d’a­près l’o­pi­nion de quelques théo­lo­giens, aucun de ces biens, par­tiels par nature, ne pour­rait déter­mi­ner la liber­té de l’homme comme per­sonne dans son inté­gra­li­té, même si ce n’é­tait que par leur réa­li­sa­tion ou par leur refus que l’homme pou­vait expri­mer son option fondamentale.

On en vient ain­si à intro­duire une dis­tinc­tion entre l’op­tion fon­da­men­tale et les choix déli­bé­rés de com- por­te­ments concrets, dis­tinc­tion qui, chez cer­tains auteurs, prend la forme d’une dis­so­cia­tion, lors­qu’ils réservent expres­sé­ment les notions de « bien » et de « mal » moral à la dimen­sion trans­cen­dan­tale propre à l’op­tion fon­da­men­tale, qua­li­fiant de « justes » ou de « fau­tifs » les choix des com­por­te­ments par­ti­cu­liers « intra­mon­dains » qui concernent les rela­tions de l’homme avec lui-​même, avec les autres et avec le monde des choses. Il semble ain­si que se des­sine, à l’in­té­rieur de l’a­gir humain, une scis­sion entre deux niveaux de mora­li­té : d’une part, l’ordre du bien et du mal, qui dépend de la volon­té, et, d’autre part, les com­por­te­ments déter­mi­nés, qui ne sont jugés mora­le­ment justes ou fau­tifs qu’en fonc­tion d’un cal­cul tech­nique du rap­port entre biens et maux « pré-​moraux » ou « phy­siques », consé­quences effec­tives de l’ac­tion. On en arrive au point qu’un com­por­te­ment concret, même libre­ment choi­si, est consi­dé­ré comme un pro­ces­sus pure­ment phy­sique et non selon les cri­tères propres de l’acte humain. Dès lors, on réserve la qua­li­fi­ca­tion pro­pre­ment morale de la per­sonne à l’op­tion fon­da­men­tale, en ne l’ap­pli­quant ni tota­le­ment ni par­tiel­le­ment au choix des actes par­ti­cu­liers et des com­por­te­ments concrets.

66. Il n’est pas dou­teux que la doc­trine morale chré­tienne, par ses racines bibliques, recon­naît l’im­por­tance par­ti­cu­lière d’un choix fon­da­men­tal qui qua­li­fie la vie morale et qui engage radi­ca­le­ment la liber­té devant Dieu. Il s’a­git du choix de la foi, de l’o­béis­sance de la foi (cf. Rm 16, 26), « par laquelle l’homme s’en remet tout entier et libre­ment à Dieu dans » un com­plet hom­mage d’in­tel­li­gence et de volon­té » » 112. Cette « foi, opé­rant par la cha­ri­té » (Ga 5, 6), vient du centre de l’homme, de son « cœur » (cf. Rm 10, 10), et elle est appe­lée, à par­tir de là, à fruc­ti­fier dans les œuvres (cf. Mt 12, 33–35 ; Lc 6, 43–45 ; Rm 8, 5–8 ; Ga 5, 22). Dans le Décalogue, on trouve, en tête des dif­fé­rents com­man­de­ments, l’ex­pres­sion fon­da­men­tale : « Je suis le Seigneur, ton Dieu… » (Ex 20, 2) qui, don­nant leur sens authen­tique aux pres­crip­tions par­ti­cu­lières, mul­tiples et variées, confère à la morale de l’Alliance sa cohé­rence, son uni­té et sa pro­fon­deur. Le choix fon­da­men­tal d’Israël concerne alors le com­man­de­ment fon­da­men­tal (cf. Jos 24, 14–25 ; Ex 19, 3–8 ; Mi 6, 8). La morale de la Nouvelle Alliance est, elle aus­si, domi­née par l’ap­pel fon­da­men­tal de Jésus à venir à sa « suite » — ain­si qu’il le dit au jeune homme : « Si tu veux être par­fait… viens et suis-​moi » (Mt 19, 21) — : à cet appel, le dis­ciple répond par une déci­sion et un choix radi­caux. Les para­boles évan­gé­liques du tré­sor et de la perle pré­cieuse, pour laquelle on vend tout ce qu’on pos­sède, sont des images par- lantes et vivantes du carac­tère radi­cal et incon­di­tion­nel du choix qu’exige le Royaume de Dieu. Le carac­tère abso­lu du choix de suivre Jésus est admi­ra­ble­ment expri­mé par ses paroles : « Qui veut sau­ver sa vie la per­dra, mais qui per­dra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sau­ve­ra » (Mc 8, 35).

L’appel de Jésus, « viens et suis-​moi », montre le haut degré de liber­té accor­dé à l’homme et, en même temps, il atteste la véri­té et la néces­si­té des actes de foi et des déci­sions dont on peut dire qu’elles relèvent de l’op­tion fon­da­men­tale. Dans les paroles de saint Paul, nous trou­vons une sem­blable exal­ta­tion de la liber­té humaine : « Vous, mes frères, vous avez été appe­lés à la liber­té » (Ga 5, 13). Mais l’Apôtre ajoute immé­dia­te­ment un sérieux aver­tis­se­ment : « Seulement, que cette liber­té ne donne pas pré­texte à satis­faire la chair ». On entend ici l’é­cho de ce qu’il avait dit plus haut : « C’est pour que nous res­tions libres que le Christ nous a libé­rés. Donc tenez bon et ne vous remet­tez pas sous le joug de l’es­cla­vage » (Ga 5, 1). L’Apôtre Paul nous invite à la vigi­lance : la liber­té est tou­jours sou­mise à la menace de l’es­cla­vage. Et c’est jus­te­ment le moment de faire un acte de foi — au sens d’une option fon­da­men­tale — qui soit dis­tinct du choix des actes par­ti­cu­liers, pour reprendre les opi­nions évo­quées plus haut.

67. Ces opi­nions contre­disent donc l’en­sei­gne­ment biblique lui-​même qui conçoit l’op­tion fon­da­men­tale comme un choix véri­table de la liber­té et qui éta­blit un lien étroit entre ce choix et les actes par­ti­cu­liers. Par son choix fon­da­men­tal, l’homme est capable d’o­rien­ter sa vie et de tendre, avec l’aide de la grâce, vers sa fin, en sui­vant l’ap­pel divin. Mais cette capa­ci­té s’exerce effec­ti­ve­ment dans les choix par­ti­cu­liers d’actes déter­mi­nés, par les­quels l’homme se conforme déli­bé­ré­ment à la volon­té, à la sagesse et à la Loi de Dieu. Il faut donc affir­mer que ce qu’on appelle l’op­tion fon­da­men­tale, dans la mesure où elle se dis­tingue d’une inten­tion géné­rale et par consé­quent non encore déter­mi­née de manière à faire prendre à la liber­té une forme qui l’en­gage, est tou­jours mise en œuvre grâce à des choix conscients et libres. C’est pré­ci­sé­ment pour­quoi elle est récu­sée lorsque l’homme engage sa liber­té par des choix conscients qui s’y opposent, en matière mora­le­ment grave.

Séparer option fon­da­men­tale et com­por­te­ments concrets revient à contre­dire l’in­té­gri­té sub­stan­tielle ou l’u­ni­té per­son­nelle de l’agent moral, corps et âme. Si une option fon­da­men­tale fait abs­trac­tion des poten­tia­li­tés qu’elle met en action et des déter­mi­na­tions qui l’ex­priment, elle ne rend pas jus­tice à la fina­li­té ration­nelle imma­nente à l’a­gir de l’homme et à cha­cun de ses choix déli­bé­rés. En réa­li­té, la mora­li­té des actes humains ne se déduit pas seule­ment de l’in­ten­tion, de l’o­rien­ta­tion ou de l’op­tion fon­da­men­tale, enten­due au sens d’une inten­tion qui ne com­porte pas d’en­ga­ge­ments bien déter­mi­nés ou qui ne serait pas sui­vie d’un effort réel dans les divers domaines où doit s’exer­cer la vie morale. On ne peut juger de la mora­li­té, dès lors qu’on omet de véri­fier si le choix déli­bé­ré d’un com­por­te­ment concret est conforme ou contraire à la digni­té et à la voca­tion inté­grale de la per­sonne humaine. Tout choix implique tou­jours une réfé­rence de la volon­té déli­bé­rée aux biens et aux maux pré­sen­tés par la loi natu­relle comme des biens à recher­cher et des maux à évi­ter. Si l’on consi­dère les pré­ceptes moraux posi­tifs, la pru­dence doit tou­jours véri­fier leur per­ti­nence dans une situa­tion déter­mi­née, en tenant compte, par exemple, d’autres devoirs peut-​être plus impor­tants ou plus urgents. Mais les pré­ceptes moraux néga­tifs, c’est-​à-​dire ceux qui inter­disent cer­tains actes ou com­por­te­ments concrets comme intrin­sè­que­ment mau­vais, n’ad­mettent aucune excep­tion légi­time ; ils ne laissent aucun espace mora­le­ment accep­table pour « créer » une quel­conque déter­mi­na­tion contraire. Une fois recon­nue dans les faits la qua­li­fi­ca­tion morale d’une action inter­dite par une règle uni­ver­selle, le seul acte mora­le­ment bon consiste à obéir à la loi morale et à évi­ter l’ac­tion qu’elle interdit.

68. Il faut ajou­ter une impor­tante consi­dé­ra­tion pas­to­rale. Dans la logique des posi­tions men­tion­nées plus haut, l’homme pour­rait, en ver­tu d’une option fon­da­men­tale, res­ter fidèle à Dieu, indé­pen­dam­ment de la confor­mi­té ou de la non-​conformité de cer­tains de ses choix et de ses actes déli­bé­rés avec les normes ou les règles morales spé­ci­fiques. En rai­son d’une option pre­mière pour la cha­ri­té, l’homme pour­rait demeu­rer mora­le­ment bon, per­sé­vé­rer dans la grâce de Dieu, gagner son salut, même si cer­tains de ses com­por­te­ments concrets étaient déli­bé­ré­ment et gra­ve­ment contraires aux com­man­de­ments de Dieu, tou­jours ensei­gnés par l’Eglise.

En réa­li­té, l’homme ne se perd pas seule­ment par l’in­fi­dé­li­té à l’op­tion fon­da­men­tale, grâce à laquelle il s’est remis « tout entier et libre­ment à Dieu » 113. Avec chaque péché mor­tel com­mis de manière déli­bé­rée, il offense Dieu qui a don­né la Loi et il se rend donc cou­pable à l’é­gard de la Loi tout entière (cf. Jc 2, 8–11) ; tout en res­tant dans la foi, il perd la « grâce sanc­ti­fiante », la « cha­ri­té » et la « béa­ti­tude éter­nelle » 114. « La grâce de la jus­ti­fi­ca­tion, enseigne le Concile de Trente, une fois reçue, peut être per­due non seule­ment par l’in­fi­dé­li­té, qui fait perdre la foi elle-​même, mais aus­si par tout autre péché mor­tel » 115.

Péché mor­tel et péché véniel

69. Les consi­dé­ra­tions sur l’op­tion fon­da­men­tale ont conduit cer­tains théo­lo­giens, comme on vient de le faire obser­ver, à sou­mettre à une pro­fonde révi­sion même la dis­tinc­tion tra­di­tion­nelle entre péchés mor­tels et péchés véniels. Ces théo­lo­giens sou­lignent que l’op­po­si­tion à la Loi de Dieu, qui fait perdre la grâce sanc­ti­fiante — et qui, si l’on meurt en cet état de péché, pro­voque la condam­na­tion éter­nelle —, ne peut être le fruit que d’un acte qui engage la per­sonne tout entière, c’est-​à-​dire un acte d’op­tion fon­da­men­tale. D’après eux, le péché mor­tel, qui sépare l’homme de Dieu, ne se pro­dui­rait que par le refus de Dieu, posé à un niveau de la liber­té qui ne peut être iden­ti­fié avec un choix déli­bé­ré ni accom­pli en toute connais­sance de cause. En ce sens, ajoutent-​ils, il est dif­fi­cile, au moins psy­cho­lo­gi­que­ment, d’ad­mettre le fait qu’un chré­tien qui veut res­ter uni à Jésus Christ et à son Eglise puisse si faci­le­ment et si fré­quem­ment com­mettre des péchés mor­tels, comme le mon­tre­rait, par­fois, la « matière » même de ses actes. Il serait éga­le­ment dif­fi­cile d’ad­mettre que l’homme soit capable, dans un court laps de temps, de bri­ser radi­ca­le­ment son lien de com­mu­nion avec Dieu et, par la suite, de retour­ner vers Lui dans un esprit de péni­tence sin­cère. Il faut donc, dit-​on, éva­luer la gra­vi­té du péché en regar­dant le degré d’en­ga­ge­ment de la liber­té de la per­sonne qui com­met un acte plu­tôt que la matière de cet acte.

70. L’exhortation apos­to­lique post-​synodale Reconciliatio et pæni­ten­tia a redit l’im­por­tance et l’ac­tua­li­té per­ma­nente de la dis­tinc­tion entre péchés mor­tels et péchés véniels, selon la tra­di­tion de l’é­glise. Et le Synode des Evêques de 1983, dont est issue cette exhor­ta­tion, n’a pas « seule­ment réaf­fir­mé ce qui avait été pro­cla­mé par le Concile de Trente sur l’exis­tence et la nature de péchés mor­tels et véniels, mais il a vou­lu rap­pe­ler qu’est péché mor­tel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus, est com­mis en pleine conscience et de consen­te­ment déli­bé­ré » 116.

La décla­ra­tion du Concile de Trente ne consi­dère pas seule­ment la « matière grave » du péché mor­tel, mais elle rap­pelle aus­si, comme condi­tion néces­saire de son exis­tence, « la pleine conscience et le consen­te­ment déli­bé­ré ». Du reste, en théo­lo­gie morale comme dans la pra­tique pas­to­rale, on sait bien qu’il existe des cas où un acte, grave en rai­son de sa matière, ne consti­tue pas un péché mor­tel, car il y manque la pleine connais­sance ou le consen­te­ment déli­bé­ré de celui qui le com­met. D’autre part, « on devra évi­ter de réduire le péché mor­tel à l’acte qui exprime une » option fon­da­men­tale » contre Dieu », sui­vant l’ex­pres­sion cou­rante actuel­le­ment, en enten­dant par là un mépris for­mel et expli­cite de Dieu et du pro­chain ou bien un refus impli­cite et incons­cient de l’a­mour. « Il y a, en fait, péché mor­tel éga­le­ment quand l’homme choi­sit, consciem­ment et volon­tai­re­ment, pour quelque rai­son que ce soit, quelque chose de gra­ve­ment désor­don­né. En effet, un tel choix com­prend par lui-​même un mépris de la Loi divine, un refus de l’a­mour de Dieu pour l’hu­ma­ni­té et pour toute la créa­tion : l’homme s’é­loigne de Dieu et perd la cha­ri­té. L’orien­ta­tion fon­da­men­tale peut donc être radi­ca­le­ment modi­fiée par des actes par­ti­cu­liers. Sans aucun doute, il peut y avoir des situa­tions très com­plexes et obs­cures sur le plan psy­cho­lo­gique, qui ont une inci­dence sur la res­pon­sa­bi­li­té sub­jec­tive du pécheur. Mais, de consi­dé­ra­tions d’ordre psy­cho­lo­gique, on ne peut pas­ser à la consti­tu­tion d’une caté­go­rie théo­lo­gique, comme le serait pré­ci­sé­ment l” » option fon­da­men­tale « , enten­due de telle manière que, sur le plan objec­tif, elle chan­ge­rait ou met­trait en doute la concep­tion tra­di­tion­nelle du péché mor­tel » 117.

Ainsi, la dis­so­cia­tion de l’op­tion fon­da­men­tale et des choix déli­bé­rés de com­por­te­ments déter­mi­nés — désor­don­nés en eux-​mêmes ou du fait des cir­cons­tances — qui ne la met­traient pas en cause, entraîne la mécon­nais­sance de la doc­trine catho­lique sur le péché mor­tel : « Avec toute la tra­di­tion de l’Eglise, nous appe­lons péché mor­tel l’acte par lequel un homme, libre­ment et consciem­ment, refuse Dieu, sa Loi, l’al­liance d’a­mour que Dieu lui pro­pose, pré­fé­rant se tour­ner vers lui-​même, vers quelque réa­li­té créée et finie, vers quelque chose de contraire à la volon­té de Dieu (conver­sio ad crea­tu­ram). Cela peut se pro­duire d’une manière directe et for­melle, comme dans les péchés d’i­do­lâ­trie, d’a­po­sta­sie, d’a­théisme ; ou, d’une manière qui revient au même, comme dans toutes les déso­béis­sances aux com­man­de­ments de Dieu en matière grave » 118.

71. La rela­tion entre la liber­té de l’homme et la Loi de Dieu, qui se réa­lise de façon pro­fonde et vivante dans la conscience morale, se mani­feste et se concré­tise dans lesactes humains. C’est pré­ci­sé­ment par ses actes que l’homme se per­fec­tionne en tant qu’­homme, appe­lé à cher­cher spon­ta­né­ment son Créateur et à atteindre, en adhé­rant à lui libre­ment, la pleine et bien­heu­reuse per­fec­tion 119.

Les actes humains sont des actes moraux parce qu’ils expriment et déter­minent la bon­té ou la malice de l’homme qui les accom­plit 120. Ils ne pro­duisent pas seule­ment un chan­ge­ment d’é­tat d’élé­ments exté­rieurs à l’homme, mais, en tant que déli­bé­ré­ment choi­sis, ils qua­li­fient mora­le­ment la per­sonne qui les accom­plit et ils en expriment la phy­sio­no­mie spi­ri­tuelle pro­fonde, comme le note de façon sug­ges­tive saint Grégoire de Nysse : « Tous les êtres sou­mis au deve­nir ne demeurent jamais iden­tiques à eux-​mêmes, mais ils passent conti­nuel­le­ment d’un état à un autre par un chan­ge­ment qui opère tou­jours en bien ou en mal 1. Or, être sujet au chan­ge­ment, c’est naître conti­nuel­le­ment 2. Mais ici la nais­sance ne vient pas d’une inter­ven­tion étran­gère, comme c’est le cas pour les êtres cor­po­rels 3. Elle est le résul­tat d’un choix libre et nous sommes ain­si, en un sens, nos propres parents, nous créant nous-​mêmes tels que nous vou­lons être, et, par notre volon­té, nous façon­nant selon le modèle que nous choi­sis­sons » 121.

72. La mora­li­té des actes est défi­nie par la rela­tion entre la liber­té de l’homme et le bien authen­tique. Ce bien est éta­bli comme Loi éter­nelle, par la Sagesse de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éter­nelle est connue autant grâce à la rai­son natu­relle de l’homme (et ain­si, elle est « loi natu­relle »), que, de manière inté­grale et par­faite, grâce à la révé­la­tion sur­na­tu­relle de Dieu (elle est alors appe­lée « Loi divine »). L’agir est mora­le­ment bon quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l’homme et mani­festent ain­si l’o­rien­ta­tion volon­taire de la per­sonne vers sa fin ultime, à savoir Dieu lui-​même : le bien suprême, dans lequel l’homme trouve son bon­heur plé­nier et par­fait. La ques­tion ini­tiale du dia­logue entre le jeune homme et Jésus : « Que dois-​je faire de bon pour avoir la vie éter­nelle ? » (Mt 19, 16) met immé­dia­te­ment en évi­dence le lien essen­tiel entre la valeur morale d’un acte et la fin ultime de l’homme. Dans sa réponse, Jésus cor­ro­bore la convic­tion de son inter­lo­cu­teur : l’ac­com­plis­se­ment d’actes bons, exi­gés par Celui qui « seul est le Bon », consti­tue la condi­tion indis­pen­sable et la voie de la béa­ti­tude éter­nelle : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17). La réponse de Jésus et la réfé­rence aux com­man­de­ments mani­festent aus­si que la voie qui mène à cette fin est mar­quée par le res­pect des lois divines qui sau­ve­gardent le bien humain. Seul l’acte conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.

Ordonner ration­nel­le­ment l’acte humain vers le bien dans sa véri­té et recher­cher volon­tai­re­ment ce bien, appré­hen­dé par la rai­son, cela consti­tue la mora­li­té. Par consé­quent, l’a­gir humain ne peut pas être esti­mé mora­le­ment bon seule­ment parce qu’il convient pour atteindre tel ou tel but recher­ché, ou sim­ple­ment parce que l’in­ten­tion du sujet est bonne 122. L’agir est mora­le­ment bon lors­qu’il indique et mani­feste que la per­sonne s’or­donne volon­tai­re­ment à sa fin ultime et que l’ac­tion concrète est conforme au bien humain tel qu’il est recon­nu dans sa véri­té par la rai­son. Si l’ob­jet de l’ac­tion concrète n’est pas en har­mo­nie avec le vrai bien de la per­sonne, le choix de cette action rend notre volon­té et notre être même mora­le­ment mau­vais, et il nous met donc en contra­dic­tion avec notre fin ultime, le Bien suprême, à savoir Dieu lui-même.

73. Par la Révélation de Dieu et par la foi, le chré­tien connaît la « nou­veau­té » dont est mar­quée la mora­li­té de ses actes ; ceux-​ci sont appe­lés à expri­mer la confor­mi­té ou la non-​conformité avec la digni­té et la voca­tion qui lui ont été don­nées par la grâce ; en Jésus Christ et dans son Esprit, le chré­tien est une « créa­ture nou­velle », fils de Dieu, et, par ses actes, il mani­feste sa res­sem­blance ou sa dis­sem­blance avec l’i­mage du Fils qui est « l’aî­né d’une mul­ti­tude de frères » (Rm 8, 29), il vit dans la fidé­li­té ou dans l’in­fi­dé­li­té au don de l’Esprit, et il s’ouvre ou se ferme à la vie éter­nelle, à la com­mu­nion dans la vision, dans l’a­mour et dans la béa­ti­tude avec Dieu Père, Fils et Esprit Saint 123. Le Christ « nous façonne à son image — écrit saint Cyrille d’Alexandrie —, au point de faire briller en nous les traits carac­té­ris­tiques de sa nature divine grâce à la sanc­ti­fi­ca­tion, à la jus­tice et à la rec­ti­tude d’une vie conforme à la ver­tu 1. Ainsi, la beau­té de l’in­com­pa­rable image res­plen­dit sur nous qui sommes dans le Christ et qui deve­nons des hommes de bien par nos œuvres » 124.

En ce sens, la vie morale pos­sède un carac­tère « téléo­lo­gique » fon­da­men­tal, car elle consiste dans l’o­rien­ta­tion déli­bé­rée des actes humains vers Dieu, bien suprême et fin (telos) ultime de l’homme. De nou­veau, la ques­tion du jeune homme à Jésus l’at­teste : « Que dois-​je faire de bon pour avoir la vie éter­nelle ? » Mais cette orien­ta­tion vers la fin ultime n’est pas une dimen­sion sub­jec­tive qui dépend seule­ment de l’in­ten­tion. Elle pré­sup­pose que des actes puissent être ordon­nés, par eux-​mêmes, à cette fin, en tant qu’ils sont conformes à l’au­then­tique bien moral de l’homme, pré­ser­vé par les com­man­de­ments. C’est ce que rap­pelle Jésus dans sa réponse au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17).

Ce doit être évi­dem­ment une orien­ta­tion ration­nelle et libre, consciente et déli­bé­rée, en ver­tu de laquelle l’homme est « res­pon­sable » de ses actes et sou­mis au juge­ment de Dieu, juge juste et bon qui récom­pense le bien et châ­tie le mal, comme nous le rap­pelle l’Apôtre Paul : « Car il nous fau­dra tous appa­raître à décou­vert devant le tri­bu­nal du Christ, pour que cha­cun reçoive ce qu’il a méri­té, soit en bien soit en mal, pen­dant qu’il était dans son corps » (2 Co 5, 10).

74. Mais de quoi la qua­li­fi­ca­tion morale de l’a­gir libre de l’homme dépend-​elle ? Par quoi cette orien­ta­tion des actes humains est-​elle assu­rée ? Par l’in­ten­tion du sujet qui agit, par les cir­cons­tances — et en par­ti­cu­lier par les consé­quences — de son agir, ou par l’ob­jet même de son acte ?

C’est là ce qu’on appelle tra­di­tion­nel­le­ment le pro­blème des « sources de la mora­li­té ». Précisément face à ce pro­blème, ces der­nières décen­nies, se sont mani­fes­tées, ou répé­tées, de nou­velles orien­ta­tions cultu­relles et théo­lo­giques qui exigent un sérieux dis­cer­ne­ment de la part du Magistère de l’Eglise.

Certaines théo­ries éthiques, appe­lées « téléo­lo­giques », se montrent atten­tives à la confor­mi­té des actes humains avec les fins pour­sui­vies par l’agent et avec les valeurs qu’il admet. Les cri­tères pour éva­luer la per­ti­nence morale d’une action sont obte­nus par la pon­dé­ra­tion des biens moraux ou pré-​moraux à atteindre et des valeurs cor­res­pon­dantes non morales ou pré-​morales à res­pec­ter. Pour cer­tains, le com­por­te­ment concret serait juste, ou erro­né, selon qu’il pour­rait, ou ne pour­rait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes les per­sonnes concer­nées : le com­por­te­ment serait juste dans la mesure où il entraî­ne­rait le maxi­mum de biens et le mini­mum de maux.

De nom­breux mora­listes catho­liques qui suivent cette orien­ta­tion entendent gar­der leurs dis­tances avec l’u­ti­li­ta­risme et avec le prag­ma­tisme, théo­ries pour les­quelles la mora­li­té des actes humains serait à juger sans faire réfé­rence à la véri­table fin ultime de l’homme. A juste titre, ils se rendent compte de la néces­si­té de trou­ver des argu­men­ta­tions ration­nelles tou­jours plus cohé­rentes pour jus­ti­fier les exi­gences et fon­der les normes de la vie morale. Cette recherche est légi­time et néces­saire, du moment que l’ordre moral fixé par la loi natu­relle est par défi­ni­tion acces­sible à la rai­son humaine. Au demeu­rant, c’est une recherche qui cor­res­pond aux exi­gences du dia­logue et de la col­la­bo­ra­tion avec les non-​catholiques et les non­croyants, par­ti­cu­liè­re­ment dans les socié­tés pluralistes.

75. Mais, tout en s’ef­for­çant d’é­la­bo­rer une telle morale ration­nelle — par­fois appe­lée à ce titre « morale auto­nome » —, on ren­contre de fausses solu­tions, liées en par­ti­cu­lier à une com­pré­hen­sion inadé­quate de l’ob­jet de l’a­gir moral. Certains ne prennent pas suf­fi­sam­ment en consi­dé­ra­tion le fait que la volon­té est impli­quée dans les choix concrets qu’elle opère : ces der­niers déter­minent sa bon­té morale et son orien­ta­tion vers la fin ultime de la per­sonne. D’autres s’ins­pirent d’une concep­tion de la liber­té qui fait abs­trac­tion des condi­tions effec­tives de son exer­cice, de sa réfé­rence objec­tive à la véri­té sur le bien et de sa déter­mi­na­tion par des choix de com­por­te­ments concrets. Ainsi, selon ces théo­ries, la volon­té libre ne serait ni mora­le­ment sou­mise à des obli­ga­tions déter­mi­nées, ni for­mée par ses choix, bien que res­tant res­pon­sable de ses actes et de leurs consé­quences. Ce « téléo­lo­gisme », en tant que méthode de décou­verte de la norme morale, peut alors — selon des ter­mi­no­lo­gies et des approches emprun­tées à divers cou­rants de pen­sée — rece­voir le nom de « consé­quen­tia­lisme » ou de « pro­por­tion­na­lisme ». Le pre­mier entend défi­nir les cri­tères de la jus­tesse d’un agir déter­mi­né à par­tir du seul cal­cul des consé­quences pré­vi­sibles de l’exé­cu­tion d’un choix. Le second, qui pon­dère entre eux les valeurs de ces actes et les biens pour­sui­vis, s’in­té­resse plu­tôt à la pro­por­tion qu’il recon­naît entre leurs effets bons et leurs effets mau­vais, en vue du « plus grand bien » ou du « moindre mal » réel­le­ment pos­sibles dans une situa­tion particulière.

Les théo­ries éthiques téléo­lo­giques (pro­por­tion­na­lisme, consé­quen­tia­lisme), tout en recon­nais­sant que les valeurs morales sont indi­quées par la rai­son et par la Révélation, consi­dèrent qu’on ne peut jamais for­mu­ler une inter­dic­tion abso­lue de com­por­te­ments déter­mi­nés qui seraient en oppo­si­tion avec ces valeurs, en toute cir­cons­tance et dans toutes les cultures. Le sujet agis­sant aurait certes le devoir d’at­teindre les valeurs recher­chées, mais sous un double aspect : en effet, les valeurs ou les biens enga­gés dans un acte humain seraient, d’une part d’ordre moral (au regard des valeurs pro­pre­ment morales comme l’a­mour de Dieu, la cha­ri­té à l’é­gard du pro­chain, la jus­tice, etc.), et d’autre part d’ordre pré-​moral, appe­lé non-​moral, phy­sique ou ontique (en regard des avan­tages ou à des incon­vé­nients cau­sés à celui qui agit ou à d’autres per­sonnes impli­quées à un moment ou à un autre, comme par exemple la san­té ou son alté­ra­tion, l’in­té­gri­té phy­sique, la vie, la mort, la perte des biens maté­riels, etc.). Dans un monde où le bien serait tou­jours mêlé au mal et tout effet bon lié à d’autres effets mau­vais, la mora­li­té de l’acte serait jugée de manière dif­fé­ren­ciée : sa « bon­té » morale à par­tir de l’in­ten­tion du sujet rap­por­tée aux biens moraux, et sa « rec­ti­tude », à par­tir de la prise en compte des effets ou des consé­quences pré­vi­sibles et de leurs pro­por­tions. En consé­quence, les com­por­te­ments concrets seraient à éva­luer comme « justes » ou « erro­nés », sans que pour autant il soit pos­sible de qua­li­fier comme mora­le­ment « bonne » ou « mau­vaise » la volon­té de la per­sonne qui les choi­sit. En ce sens, un acte qui, pla­cé en contra­dic­tion avec une norme néga­tive uni­ver­selle, viole direc­te­ment des biens consi­dé­rés comme pré-​moraux, pour­rait être qua­li­fié comme mora­le­ment admis­sible si l’in­ten­tion du sujet se concen­trait, selon une pon­dé­ra­tion « res­pon­sable » des biens impli­qués dans l’ac­tion concrète, sur la valeur morale jugée déci­sive dans les circonstances.

L’évaluation des consé­quences de l’ac­tion, en fonc­tion de la pro­por­tion de l’acte avec ses effets et de la pro­por­tion des effets les uns par rap­port aux autres, ne concer­ne­rait que l’ordre pré-​moral. La spé­ci­fi­ci­té morale des actes, c’est-​à-​dire de leur bon­té ou de leur malice, serait exclu­si­ve­ment déter­mi­née par la fidé­li­té de la per­sonne aux valeurs les plus hautes de la cha­ri­té et de la pru­dence, sans que cette fidé­li­té soit néces­sai­re­ment incom­pa­tible avec des choix contraires à cer­tains pré­ceptes moraux par­ti­cu­liers. Même en matière grave, ces der­niers pré­ceptes devraient être consi­dé­rés comme des normes opé­ra­tives, tou­jours rela­tives et sus­cep­tibles d’exceptions.

Dans cette pers­pec­tive, consen­tir déli­bé­ré­ment à cer­tains com­por­te­ments décla­rés illi­cites par la morale tra­di­tion­nelle n’im­pli­que­rait pas une malice morale objective

L’objet de l’acte délibéré

76. Ces théo­ries peuvent acqué­rir une cer­taine force de per­sua­sion par leur affi­ni­té avec la men­ta­li­té scien­ti­fique, pré­oc­cu­pée à juste titre d’or­don­ner les acti­vi­tés tech­niques et éco­no­miques en fonc­tion du cal­cul des res­sources et des pro­fits, des pro­cé­dés et des effets. Elles veulent libé­rer des contraintes d’une morale de l’o­bli­ga­tion, volon­ta­riste et arbi­traire, qui se révé­le­rait inhumaine.

De sem­blables théo­ries ne sont cepen­dant pas fidèles à la doc­trine de l’Église, puis­qu’elles croient pou­voir jus­ti­fier, comme mora­le­ment bons, des choix déli­bé­rés de com­por­te­ments contraires aux com­man­de­ments de la Loi divine et de la loi natu­relle. Ces théo­ries ne peuvent se récla­mer de la tra­di­tion morale catho­lique : s’il est vrai que celle-​ci a vu se déve­lop­per une casuis­tique atten­tive à pon­dé­rer les plus grandes pos­si­bi­li­tés de faire le bien dans cer­taines situa­tions concrètes, il n’en demeure pas moins vrai que cette façon de voir ne concer­nait que les cas où la loi était dou­teuse et qu’elle ne remet­tait donc pas en cause la vali­di­té abso­lue des pré­ceptes moraux néga­tifs qui obligent sans excep­tion. Les fidèles sont tenus de recon­naître et de res­pec­ter les pré­ceptes moraux spé­ci­fiques décla­rés et ensei­gnés par l’Eglise au nom de Dieu, Créateur et Seigneur 125. Quand l’Apôtre Paul résume l’ac­com­plis­se­ment de la Loi dans le pré­cepte d’ai­mer son pro­chain comme soi-​même (cf. Rm 13, 8–10), il n’at­té­nue pas les com­man­de­ments, mais il les confirme, puis­qu’il en révèle les exi­gences et la gra­vi­té.L’amour de Dieu et l’a­mour du pro­chain sont insé­pa­rables de l’ob­ser­vance des com­man­de­ments de l’Alliance, renou­ve­lée dans le sang de Jésus Christ et dans le don de l’Esprit. C’est jus­te­ment l’hon­neur des chré­tiens d’o­béir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes (cf. Ac 4, 19 ; 5, 29) et, pour cela, d’ac­cep­ter même le mar­tyre, comme l’ont fait des saints et des saintes de l’Ancien et du Nouveau Testament, recon­nus tels pour avoir don­né leur vie plu­tôt que d’ac­com­plir tel ou tel geste par­ti­cu­lier contraire à la foi ou à la vertu.

77. Pour don­ner les cri­tères ration­nels d’une juste déci­sion morale, les théo­ries men­tion­nées tiennent compte de l’inten­tion et des consé­quences de l’ac­tion humaine. Il faut certes prendre en grande consi­dé­ra­tion l’in­ten­tion — comme le rap­pelle Jésus avec une insis­tance par­ti­cu­lière dans une oppo­si­tion ouverte aux scribes et aux pha­ri­siens, qui pres­cri­vaient minu­tieu­se­ment cer­taines œuvres exté­rieures sans tenir compte du cœur (cf. Mc 7, 20–21 ; Mt 15, 19) —, et aus­si les biens obte­nus et les maux évi­tés à la suite d’un acte par­ti­cu­lier. Il s’a­git d’une exi­gence de res­pon­sa­bi­li­té. Mais la consi­dé­ra­tion de ces consé­quences — et éga­le­ment des inten­tions — n’est pas suf­fi­sante pour éva­luer la qua­li­té morale d’un choix concret. La pon­dé­ra­tion des biens et des maux, comme consé­quences pré­vi­sibles d’une action, n’est pas une méthode adé­quate pour déter­mi­ner si le choix de ce com­por­te­ment concret est, « selon son espèce » ou « en soi-​même », mora­le­ment bon ou mau­vais, licite ou illi­cite. Les consé­quences pré­vi­sibles appar­tiennent aux cir­cons­tances de l’acte, qui, si elles peuvent modi­fier la gra­vi­té d’un acte mau­vais, ne peuvent cepen­dant pas en chan­ger l’as­pect moral.

Du reste, cha­cun connaît la dif­fi­cul­té — ou mieux l’im­pos­si­bi­li­té — d’ap­pré­cier toutes les consé­quences et tous les effets bons ou mau­vais — dits pré-​moraux — de ses propres actes : faire un cal­cul ration­nel exhaus­tif n’est pas pos­sible. Comment faire alors pour éta­blir des pro­por­tions qui dépendent d’une éva­lua­tion dont les cri­tères res­tent obs­curs ? De quelle manière pour­rait se jus­ti­fier une obli­ga­tion abso­lue sur des cal­culs aus­si discutables ?

78. La mora­li­té de l’acte humain dépend avant tout et fon­da­men­ta­le­ment de l’ob­jet rai­son­na­ble­ment choi­si par la volon­té déli­bé­rée, comme le montre d’ailleurs la péné­trante ana­lyse, tou­jours valable, de saint Thomas 126. Pour pou­voir sai­sir l’ob­jet qui spé­ci­fie mora­le­ment un acte, il convient donc de se situer dans la pers­pec­tive de la per­sonne qui agit. En effet, l’ob­jet de l’acte du vou­loir est un com­por­te­ment libre­ment choi­si. En tant que conforme à l’ordre de la rai­son, il est cause de la bon­té de la volon­té, il nous per­fec­tionne mora­le­ment et nous dis­pose à recon­naître notre fin ultime dans le bien par­fait, l’a­mour ori­gi­nel. Par objet d’un acte moral déter­mi­né, on ne peut donc entendre un pro­ces­sus ou un évé­ne­ment d’ordre seule­ment phy­sique, à éva­luer selon qu’il pro­voque un état de choses déter­mi­né dans le monde exté­rieur. Il est la fin pro­chaine d’un choix déli­bé­ré qui déter­mine l’acte du vou­loir de la per­sonne qui agit. En ce sens, comme l’en­seigne le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, « il y a des com­por­te­ments concrets qu’il est tou­jours erro­né de choi­sir parce que leur choix com­porte un désordre de la volon­té, c’est-​à-​dire un mal moral » 127. « Souvent — écrit l’Aquinate —, l’homme agit avec une inten­tion droite, mais cela ne lui sert de rien, car la bonne volon­té lui manque ; comme si, par exemple, quel­qu’un vole pour nour­rir un pauvre, son inten­tion assu­ré­ment est droite, mais il lui manque la rec­ti­tude de la volon­té, qui fait que la rec­ti­tude d’in­ten­tion n’ex­cuse jamais une mau­vaise action. » Comme cer­tains nous accusent outra­geu­se­ment de le dire, devrions-​nous faire le mal pour qu’en sorte le bien ? Ceux-​là méritent leur propre condam­na­tion » (Rm 3, 8) » 128.

La rai­son pour laquelle la bonne inten­tion ne suf­fit pas mais pour laquelle il convient de faire le choix juste des œuvres réside dans le fait que l’acte humain dépend de son objet, c’est-​à-​dire de la pos­si­bi­li­té ou non d’or­don­ner celui-​ci à Dieu, à Celui qui « seul est le Bon », et ain­si réa­lise la per­fec­tion de la per­sonne. En consé­quence, l’acte est bon si son objet est conforme au bien de la per­sonne dans le res­pect des biens mora­le­ment impor­tants pour elle. L’éthique chré­tienne, qui pri­vi­lé­gie l’at­ten­tion à l’ob­jet moral, ne refuse pas de consi­dé­rer la « téléo­lo­gie » intrin­sèque de l’a­gir, en tant qu’o­rien­tée vers la pro­mo­tion du vrai bien de la per­sonne, mais elle recon­naît que ce bien n’est réel­le­ment pour­sui­vi que si les élé­ments essen­tiels de la nature humaine sont res­pec­tés. L’acte humain, bon selon son objet, peut être aus­si ordon­né à la fin ultime. Et cet acte accède à sa per­fec­tion ultime et déci­sive quand la volon­té l’or­donne effec­ti­ve­ment à Dieu par la cha­ri­té. En ce sens, le Patron des mora­listes et des confes­seurs enseigne : « Il ne suf­fit pas de faire des œuvres bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos œuvres soient bonnes et par­faites, il est néces­saire de les faire dans le seul but de plaire à Dieu » 129.

Le « mal intrin­sèque » : il n’est pas licite de faire le mal en vue du bien (cf. Rm 3, 8)

79. Il faut donc repous­ser la thèse des théo­ries téléo­lo­giques et pro­por­tion­na­listes selon laquelle il serait impos­sible de qua­li­fier comme mora­le­ment mau­vais selon son genre — son « objet » — le choix déli­bé­ré de cer­tains com­por­te­ments ou de cer­tains actes déter­mi­nés, en les sépa­rant de l’in­ten­tion dans laquelle le choix a été fait ou de la tota­li­té des consé­quences pré­vi­sibles de cet acte pour toutes les per­sonnes concernées.

L’élément pri­mor­dial et déci­sif pour le juge­ment moral est l’ob­jet de l’acte de l’homme, lequel décide si son acte peut être orien­té au bien et à la fin ultime, qui est Dieu. Cette orien­ta­tion est trou­vée par la rai­son dans l’être même de l’homme, enten­du dans sa véri­té inté­grale, donc dans ses incli­na­tions natu­relles, dans ses dyna­mismes et dans ses fina­li­tés qui ont tou­jours aus­si une dimen­sion spi­ri­tuelle : c’est exac­te­ment le conte­nu de la loi natu­relle, et donc l’en­semble orga­nique des « biens pour la per­sonne » qui se mettent au ser­vice du « bien de la per­sonne », du bien qui est la per­sonne elle-​même et sa per­fec­tion. Ce sont les biens garan­tis par les com­man­de­ments, les­quels, selon saint Thomas, contiennent toute la loi natu­relle 130.

80. Or, la rai­son atteste qu’il peut exis­ter des objets de l’acte humain qui se pré­sentent comme « ne pou­vant être ordon­nés » à Dieu, parce qu’ils sont en contra­dic­tion radi­cale avec le bien de la per­sonne, créée à l’i­mage de Dieu. Ce sont les actes qui, dans la tra­di­tion morale de l’Eglise, ont été appe­lés « intrin­sè­que­ment mau­vais » (intrin­sece malum) : ils le sont tou­jours et en eux-​mêmes, c’est-​à-​dire en rai­son de leur objet même, indé­pen­dam­ment des inten­tions ulté­rieures de celui qui agit et des cir­cons­tances. De ce fait, sans aucu­ne­ment nier l’in­fluence que les cir­cons­tances, et sur­tout les inten­tions, exercent sur la mora­li­té, l’Eglise enseigne « qu’il y a des actes qui, par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, indé­pen­dam­ment des cir­cons­tances, sont tou­jours gra­ve­ment illi­cites, en rai­son de leur objet » 131. Dans le cadre du res­pect dû à la per­sonne humaine, le Concile Vatican II lui-​même donne un ample déve­lop­pe­ment au sujet de ces actes : « Tout ce qui s’op­pose à la vie elle-​même, comme toute espèce d’ho­mi­cide, le géno­cide, l’a­vor­te­ment, l’eu­tha­na­sie et même le sui­cide déli­bé­ré ; tout ce qui consti­tue une vio­la­tion de l’in­té­gri­té de la per­sonne humaine, comme les muti­la­tions, la tor­ture phy­sique ou morale, les contraintes psy­cho­lo­giques ; tout ce qui est offense à la digni­té de l’homme, comme les condi­tions de vie sous-​humaines, les empri­son­ne­ments arbi­traires, les dépor­ta­tions, l’es­cla­vage, la pros­ti­tu­tion, le com­merce des femmes et des jeunes ; ou encore les condi­tions de tra­vail dégra­dantes qui réduisent les tra­vailleurs au rang de purs ins­tru­ments de rap­port, sans égard pour leur per­son­na­li­té libre et res­pon­sable : toutes ces pra­tiques et d’autres ana­logues sont, en véri­té, infâmes. Tandis qu’elles cor­rompent la civi­li­sa­tion, elles désho­norent ceux qui s’y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gra­ve­ment l’hon­neur du Créateur » 132.

Sur les actes intrin­sè­que­ment mau­vais, et en réfé­rence aux pra­tiques contra­cep­tives par les­quelles l’acte conju­gal est ren­du inten­tion­nel­le­ment infé­cond, Paul VI enseigne : « En véri­té, s’il est par­fois licite de tolé­rer un moindre mal moral afin d’é­vi­ter un mal plus grand ou de pro­mou­voir un bien plus grand, il n’est pas per­mis, même pour de très graves rai­sons, de faire le mal afin qu’il en résulte un bien (cf. Rm 3, 8), c’est-​à-​dire de prendre comme objet d’un acte posi­tif de la volon­té ce qui est intrin­sè­que­ment un désordre et par consé­quent une chose indigne de la per­sonne humaine, même avec l’in­ten­tion de sau­ve­gar­der ou de pro­mou­voir des biens indi­vi­duels, fami­liaux ou sociaux » 133.

81. En mon­trant l’exis­tence d’actes intrin­sè­que­ment mau­vais, l’Eglise reprend la doc­trine de l’Ecriture Sainte. L’Apôtre Paul l’af­firme caté­go­ri­que­ment : « Ne vous y trom­pez pas ! Ni impu­diques, ni ido­lâtres, ni adul­tères, ni dépra­vés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’i­vrognes, insul­teurs ou rapaces, n’hé­ri­te­ront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9–10).

Si les actes sont intrin­sè­que­ment mau­vais, une inten­tion bonne ou des cir­cons­tances par­ti­cu­lières peuvent en atté­nuer la malice, mais ne peuvent pas la sup­pri­mer. Ce sont des actes « irré­mé­dia­ble­ment » mau­vais ; par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, ils ne peuvent être ordon­nés à Dieu et au bien de la per­sonne : « Quant aux actes qui sont par eux-​mêmes des péchés (cum iam ope­ra ipsa pec­ca­ta sunt) — écrit saint Augustin —, comme le vol, la for­ni­ca­tion, les blas­phèmes, ou d’autres actes sem­blables, qui ose­rait affir­mer que, accom­plis pour de bonnes rai­sons (cau­sis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclu­sion encore plus absurde, qu’ils seraient des péchés jus­ti­fiés ? » 134.

De ce fait, les cir­cons­tances ou les inten­tions ne pour­ront jamais trans­for­mer un acte intrin­sè­que­ment mal­hon­nête de par son objet en un acte « sub­jec­ti­ve­ment » hon­nête ou défen­dable comme choix.

82. En outre, l’in­ten­tion est bonne quand elle s’o­riente vers le vrai bien de la per­sonne en vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l’ob­jet « ne peut être ordon­né » à Dieu et est « indigne de la per­sonne humaine » s’op­posent tou­jours et dans tous les cas à ce bien. Dans ce sens, le res­pect des normes qui inter­disent ces actes et qui obligent sem­per et pro sem­per, c’est-​à-​dire sans aucune excep­tion, non seule­ment ne limite pas la bonne inten­tion, mais consti­tue vrai­ment son expres­sion fondamentale.

La doc­trine de l’ob­jet, source de la mora­li­té, consti­tue une expli­ci­ta­tion authen­tique de la morale biblique de l’Alliance et des com­man­de­ments, de la cha­ri­té et des ver­tus. La qua­li­té morale de l’a­gir humain dépend de cette fidé­li­té aux com­man­de­ments, expres­sion d’o­béis­sance et d’a­mour. C’est pour cette rai­son, nous le répé­tons, qu’il faut repous­ser comme erro­née l’o­pi­nion qui consi­dère qu’il est impos­sible de qua­li­fier mora­le­ment comme mau­vais selon son genre le choix déli­bé­ré de cer­tains com­por­te­ments ou actes déter­mi­nés, en fai­sant abs­trac­tion de l’in­ten­tion pour laquelle le choix est fait ou de la tota­li­té des consé­quences pré­vi­sibles de cet acte pour toutes les per­sonnes concer­nées. Sans cette déter­mi­na­tion ration­nelle de la mora­li­té de l’a­gir humain, il serait impos­sible d’af­fir­mer un « ordre moral objec­tif » 135 et d’é­ta­blir une quel­conque norme déter­mi­née du point de vue du conte­nu, qui obli­ge­rait sans excep­tion ; et ce au pré­ju­dice de la fra­ter­ni­té humaine et de la véri­té sur le bien, ain­si qu’au détri­ment de la com­mu­nion ecclésiale.

83. Comme on le voit, dans la ques­tion de la mora­li­té des actes humains, et en par­ti­cu­lier dans celle de l’exis­tence des actes intrin­sè­que­ment mau­vais, se foca­lise en un cer­tain sens la ques­tion même de l’hom- me, de sa véri­té et des consé­quences morales qui en découlent. En recon­nais­sant et en ensei­gnant l’exis­tence du mal intrin­sèque dans des actes humains déter­mi­nés, l’Eglise reste fidèle à la véri­té inté­grale sur l’homme, et donc elle res­pecte l’homme et le pro­meut dans sa digni­té et dans sa voca­tion. En consé­quence, elle doit repous­ser les théo­ries expo­sées ci-​dessus qui s’ins­crivent en oppo­si­tion avec cette vérité.

Cependant, Frères dans l’é­pis­co­pat, nous ne devons pas nous conten­ter d’ad­mo­nes­ter les fidèles sur les erreurs et sur les dan­gers de cer­taines théo­ries éthiques. Il nous faut, avant tout, faire appa­raître la splen­deur fas­ci­nante de cette véri­té qui est Jésus Christ lui-​même. En Lui, qui est la Vérité (cf. Jn 14, 6), l’homme peut com­prendre plei­ne­ment et vivre par­fai­te­ment, par ses actes bons, sa voca­tion à la liber­té dans l’o­béis­sance à la Loi divine, qui se résume dans le com­man­de­ment de l’a­mour de Dieu et du pro­chain. Cela se réa­lise par le don de l’Esprit Saint, Esprit de véri­té, de liber­té et d’a­mour : en Lui, il nous est don­né d’in­té­rio­ri­ser la Loi, de la per­ce­voir et de la vivre comme le dyna­misme de la vraie liber­té per­son­nelle : cette Loi est « la Loi par­faite de la liber­té » (Jc 1, 25).

Chapitre III – « Pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ » (1 Co 1, 17) – Le bien moral pour la vie de l’Eglise et du monde

84. Le pro­blème fon­da­men­tal que les théo­ries morales évo­quées plus haut posent avec une par­ti­cu­lière insis­tance est celui du rap­port entre la liber­té de l’homme et la Loi de Dieu ; en der­nier res­sort, c’est le pro­blème du rap­port entre la liber­té et la vérité.

Selon la foi chré­tienne et la doc­trine de l’Eglise, « seule la liber­té qui se sou­met à la Vérité conduit la per­sonne humaine à son vrai bien. Le bien de la per­sonne est d’être dans la Vérité et de faire la Vérité » 136.

La confron­ta­tion de la posi­tion de l’Eglise avec la situa­tion sociale et cultu­relle actuelle met immé­dia­te­ment en évi­dence l’ur­gence qu’il y a, pour l’Eglise elle-​même, de mener un intense tra­vail pas­to­ral pré­ci­sé­ment sur cette ques­tion fon­da­men­tale : « Ce lien essen­tiel entre vérité-​bien-​liberté a été per­du en grande par­tie par la culture contem­po­raine ; aus­si, ame­ner l’homme à le redé­cou­vrir est aujourd’­hui une des exi­gences propres de la mis­sion de l’Eglise, pour le salut du monde. La ques­tion de Pilate » qu’est-​ce que la véri­té ? « , jaillit aujourd’­hui aus­si de la per­plexi­té déso­lée d’un homme qui ne sait plus qui il est, d’où il vient et il va. Et alors nous assis­tons sou­vent à la chute effrayante de la per­sonne humaine dans des situa­tions d’au­to­des­truc­tion pro­gres­sive. A vou­loir écou­ter cer­taines voix, il sem­ble­rait que l’on ne doive plus recon­naître le carac­tère abso­lu et indes­truc­tible d’au­cune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la vio­la­tion per­ma­nente de droits fon­da­men­taux de la per­sonne ; l’in­juste des­truc­tion des biens néces­saires à une vie sim­ple­ment humaine. Et même, il est arri­vé quelque chose de plus grave : l’homme n’est plus convain­cu que c’est seule­ment dans la véri­té qu’il peut trou­ver le salut. La force sal­vi­fique du vrai est contes­tée et l’on confie à la seule liber­té, déra­ci­née de toute objec­ti­vi­té, la tâche de déci­der de manière auto­nome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce rela­ti­visme devient, dans le domaine théo­lo­gique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l’homme par la loi morale. A ce que la loi morale pres­crit, on oppose ce que l’on appelle des situa­tions concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit tou­jours l’u­nique vrai bien de l’homme » 137.

85. Le tra­vail de dis­cer­ne­ment par l’Eglise de ces théo­ries éthiques ne se limite pas à les dénon­cer ou à les réfu­ter, mais, posi­ti­ve­ment, il vise à sou­te­nir avec beau­coup d’a­mour tous les fidèles pour la for­ma­tion d’une conscience morale qui porte des juge­ments et conduit à des déci­sions selon la véri­té, ain­si qu’y exhorte l’Apôtre Paul : « Ne vous mode­lez pas sur le monde pré­sent, mais que le renou­vel­le­ment de votre juge­ment vous trans­forme et vous fasse dis­cer­ner la volon­té de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est par­fait » (Rm 12, 2). Cette tâche de l’Eglise s’ap­puie — et c’est là son « secret » consti­tu­tif — non seule­ment sur les énon­cés doc­tri­naux et les appels pas­to­raux à la vigi­lance mais plu­tôt sur le regard por­té constam­ment sur le Seigneur Jésus. Comme le jeune homme de l’Evangile, l’Eglise tourne chaque jour son regard vers le Christ avec un amour inlas­sable, plei­ne­ment consciente que la réponse véri­table et défi­ni­tive au pro­blème moral ne se trouve qu’en lui.

En par­ti­cu­lier, c’est en Jésus cru­ci­fié qu’elle trouve la réponse à la ques­tion qui tour­mente tant d’hommes aujourd’­hui : com­ment l’o­béis­sance aux normes morales uni­ver­selles et immuables peut-​elle res­pec­ter le carac­tère unique et irrem­pla­çable de la per­sonne, et ne pas atten­ter à sa liber­té et à sa digni­té ? L’Eglise fait sienne la conscience que l’Apôtre Paul avait de sa mis­sion : « Le Christ… m’a envoyé… annon­cer l’Evangile, et cela sans la sagesse du lan­gage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ… Nous pro­cla­mons, nous, un Christ cru­ci­fié, scan­dale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appe­lés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puis­sance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 17.23–24). Le Christ cru­ci­fié révèle le sens authen­tique de la liber­té, il le vit en plé­ni­tude par le don total de lui-​même et il appelle ses dis­ciples à par­ti­ci­per à sa liber­té même.

86. La réflexion ration­nelle et l’ex­pé­rience quo­ti­dienne montrent la fai­blesse qui affecte la liber­té de l’homme. C’est une liber­té véri­table, mais finie : elle n’a pas sa source abso­lue et incon­di­tion­née en elle- même, mais dans l’exis­tence dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, consti­tue à la fois des limites et des pos­si­bi­li­tés. C’est la liber­té d’une créa­ture, c’est-​à-​dire un don, qu’il faut accueillir comme un germe et qu’il faut faire mûrir de manière res­pon­sable. Elle est consti­tu­tive de l’i­mage d’être créé qui fonde la digni­té de la per­sonne : en elle, se retrouve la voca­tion ori­gi­nelle par laquelle le Créateur appelle l’homme au Bien véri­table, et, plus encore, par la révé­la­tion du Christ, il l’ap­pelle à entrer en ami­tié avec Lui en par­ti­ci­pant à sa vie divine elle-​même. La liber­té est pos­ses­sion inalié­nable de soi en même temps qu’ou­ver­ture uni­ver­selle à tout ce qui existe, par la sor­tie de soi vers la connais­sance et l’a­mour de l’autre 138. Elle s’en­ra­cine donc dans la véri­té de l’homme et elle a pour fin la communion.

La rai­son et l’ex­pé­rience ne disent pas seule­ment la fai­blesse de la liber­té humaine, mais aus­si son drame. L’homme découvre que sa liber­té est mys­té­rieu­se­ment por­tée à tra­hir son ouver­ture au Vrai et au Bien et que, trop sou­vent, il pré­fère, en réa­li­té, choi­sir des biens finis, limi­tés et éphé­mères. Plus encore, dans ses erreurs et dans ses choix néga­tifs, l’homme per­çoit l’o­ri­gine d’une révolte radi­cale qui le porte à refu­ser la Vérité et le Bien pour s’é­ri­ger en prin­cipe abso­lu de soi : « Vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). La liber­té a donc besoin d’être libé­rée. Le Christ en est le libé­ra­teur : il « nous a libé­rés pour que nous res­tions libres » (Ga 5, 1).

87. Le Christ nous révèle avant tout que la condi­tion de la liber­té authen­tique est de recon­naître la véri­té hon­nê­te­ment et avec ouver­ture d’es­prit : « Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous libé­re­ra » (Jn 8, 32) 139. C’est la véri­té qui rend libre face au pou­voir et qui donne la force du mar­tyre. Il en est ain­si pour Jésus devant Pilate : « Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoi­gnage à la véri­té » (Jn 18, 37). De même, les vrais ado­ra­teurs de Dieu doivent l’a­do­rer « en esprit et en véri­té » (Jn 4, 23) : ils deviennent libres par cette ado­ra­tion. En Jésus Christ, l’at­ta­che­ment à la véri­té et l’a­do­ra­tion de Dieu se pré­sentent comme les racines les plus intimes de la liberté.

En outre, Jésus révèle, par sa vie même et non seule­ment par ses paroles, que la liber­té s’ac­com­plit dans l’a­mour, c’est-​à-​dire dans le don de soi. Lui qui dit : « Nul n’a plus grand amour que celui-​ci : don­ner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13) marche libre­ment vers sa Passion (cf. Mt 26, 46) et, dans son obéis­sance au Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes (cf. Ph 2, 6–11). La contem­pla­tion de Jésus cru­ci­fié est donc la voie royale sur laquelle l’Eglise doit avan­cer chaque jour si elle veut com­prendre tout le sens de la liber­té : le don de soi dans le ser­vice de Dieu et de ses frères. Et la com­mu­nion avec le Seigneur cru­ci­fié et res­sus­ci­té est la source inta­ris­sable à laquelle l’Eglise puise sans cesse pour vivre libre­ment, se don­ner et ser­vir. En com­men­tant ce ver­set du Psaume 100 [vg 99] « ser­vez le Seigneur dans l’al­lé­gresse », saint Augustin dit : « Dans la mai­son du Seigneur, l’es­cla­vage est libre. L’esclavage est libre, lorsque ce n’est pas la contrainte mais la cha­ri­té qui sert… Que la cha­ri­té te rende esclave, puisque la véri­té t’a ren­du libre… Tu es en même temps esclave et homme libre : esclave, car tu l’es deve­nu ; homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton Créateur ; bien plus, tu es libre parce que tu aimes ton Créateur… Tu es l’es­clave du Seigneur, l’af­fran­chi du Seigneur. Ne cherche pas à être libé­ré en t’é­loi­gnant de la mai­son de ton libé­ra­teur ! » 140. Ainsi l’Eglise, et tout chré­tien en elle, est appe­lée à par­ti­ci­per au munus regale du Christ en Croix (cf. Jn 12, 32), à la grâce et à la res­pon­sa­bi­li­té du Fils de l’homme qui « n’est pas venu pour être ser­vi, mais pour ser­vir et pour don­ner sa vie en ran­çon pour une mul­ti­tude » (Mt 20, 28) 141.

Jésus est donc la syn­thèse vivante et per­son­nelle de la liber­té par­faite dans l’o­béis­sance totale à la volon­té de Dieu. Son corps cru­ci­fié est la pleine révé­la­tion du lien indis­so­luble entre la liber­té et la véri­té, de même que sa résur­rec­tion des morts est la suprême exal­ta­tion de la fécon­di­té et de la force sal­vi­fique d’une liber­té vécue dans la vérité

Marcher dans la lumière (cf. 1 Jn 1, 7)

88. L’opposition et même la sépa­ra­tion radi­cale entre la liber­té et la véri­té sont la consé­quence, la mani­fes­ta­tion et le résul­tat d’une dicho­to­mie plus grave et plus néfaste, celle qui dis­so­cie la foi de la morale.

Cette dis­so­cia­tion consti­tue l’une des pré­oc­cu­pa­tions pas­to­rales les plus vives de l’Eglise devant le pro­ces­sus actuel de sécu­la­ri­sa­tion, selon lequel des hommes nom­breux, trop nom­breux, pensent et vivent « comme si Dieu n’exis­tait pas ». Nous nous trou­vons en pré­sence d’une men­ta­li­té qui affecte, sou­vent de manière pro­fonde, ample et très répan­due, les atti­tudes et les com­por­te­ments des chré­tiens eux-​mêmes, dont la foi est affai­blie et perd son ori­gi­na­li­té de cri­tère nou­veau d’in­ter­pré­ta­tion et d’ac­tion pour l’exis­tence per­son­nelle, fami­liale et sociale. En réa­li­té, dans le contexte d’une culture lar­ge­ment déchris­tia­ni­sée, les cri­tères de juge­ment et de choix rete­nus par les croyants eux-​mêmes se pré­sentent sou­vent comme étran­gers ou même oppo­sés à ceux de l’Evangile.

Il est alors urgent que les chré­tiens redé­couvrent la nou­veau­té de leur foi et la force qu’elle donne au juge­ment par rap­port à la culture domi­nante et enva­his­sante : « Jadis vous étiez ténèbres — nous aver­tit l’Apôtre Paul —, mais à pré­sent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-​vous en enfants de lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bon­té, jus­tice et véri­té. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne pre­nez aucune part aux œuvres sté­riles des ténèbres ; dénoncez-​les plu­tôt… Ainsi, pre­nez bien garde à votre conduite ; qu’elle soit celle non d’in­sen­sés, mais de sages, qui tirent bon par­ti de la période pré­sente ; car nos temps sont mau­vais » (Ep 5, 8–11.15–16 ; cf. 1 Th 5, 4–8).

Il faut retrou­ver et pré­sen­ter à nou­veau le vrai visage de la foi chré­tienne qui n’est pas seule­ment un ensemble de pro­po­si­tions à accueillir et à rati­fier par l’in­tel­li­gence. Au contraire, c’est une connais­sance et une expé­rience du Christ, une mémoire vivante de ses com­man­de­ments, une véri­té à vivre. Du reste, une parole n’est vrai­ment accueillie que lors­qu’elle est appli­quée dans les actes, lors­qu’elle est mise en pra­tique. La foi est une déci­sion qui engage toute l’exis­tence. Elle est une ren­contre, un dia­logue, une com­mu­nion d’a­mour et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie (cf. Jn 14, 6). Elle implique un acte de confiance et d’a­ban­don au Christ, et elle nous per­met de vivre comme il a vécu (cf. Ga 2, 20), c’est-​à- dire dans le plus grand amour de Dieu et de nos frères.

89. La foi a aus­si un conte­nu moral : elle est source et exi­gence d’un enga­ge­ment cohé­rent de la vie ; elle com­porte et per­fec­tionne l’ac­cueil et l’ob­ser­vance des com­man­de­ments divins. Comme l’é­crit l’é­van­gé­liste Jean, « Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en com­mu­nion avec lui alors que nous mar­chons dans les ténèbres, nous men­tons, nous ne fai­sons pas la véri­té… A ceci nous savons que nous le connais­sons : si nous gar­dons ses com­man­de­ments. Qui dit : » Je le connais « , alors qu’il ne garde pas ses com­man­de­ments, est un men­teur, et la véri­té n’est pas en lui. Mais celui qui garde sa parole, c’est en lui vrai­ment que l’a­mour de Dieu est accom­pli. A cela nous savons que nous sommes en lui. Celui qui pré­tend demeu­rer en lui doit se conduire à son tour comme celui-​là s’est conduit » (1 Jn 1, 5–6 ; 2, 3–6).

Par la vie morale, la foi devient « confes­sion », non seule­ment devant Dieu, mais aus­si devant les hommes : elle se fait témoi­gnage. « Vous êtes la lumière du monde — a dit Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au som­met d’un mont. Et l’on n’al­lume pas une lampe pour la mettre sous le bois­seau, mais bien sur le lam­pa­daire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la mai­son. Ainsi votre lumière doit-​elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glo­ri­fient votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 14–16). Ces œuvres sont sur­tout celles de la cha­ri­té (cf. Mt 25, 31–46) et de la liber­té authen­tique qui se mani­feste et vit par le don de soi. Jusqu’au don total de soi, comme l’a fait Jésus qui, sur la Croix, « a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle » (Ep 5, 25). Le témoi­gnage du Christ est source, modèle et appui pour le témoi­gnage du dis­ciple, appe­lé à prendre la même route : « Si quel­qu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-​même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive » (Lc 9, 23). La cha­ri­té, selon les exi­gences du radi­ca­lisme évan­gé­lique, peut ame­ner le croyant au témoi­gnage suprême du mar­tyre. Et cela, tou­jours en sui­vant l’exemple de Jésus qui meurt sur la Croix : « Cherchez à imi­ter Dieu, comme des enfants bien-​aimés — écrit Paul aux chré­tiens d’Ephè- se —, et sui­vez la voie de l’a­mour, à l’exemple du Christ qui nous a aimés et s’est livré pour nous, s’of­frant à Dieu en sacri­fice d’a­gréable odeur » (Ep 5, 1–2)

Le mar­tyre, exal­ta­tion de la sain­te­té invio­lable de la Loi de Dieu

90. Le rap­port entre la foi et la morale res­plen­dit de tout son éclat dans le res­pect incon­di­tion­nel dû aux exi­gences abso­lues de la digni­té per­son­nelle de tout homme, exi­gences sou­te­nues par les normes morales inter­di­sant sans excep­tion tous les actes intrin­sè­que­ment mau­vais. L’universalité et l’im­mu­ta­bi­li­té de la norme morale mani­festent et pro­tègent en même temps la digni­té per­son­nelle, c’est-​à-​dire l’in­vio­la­bi­li­té de l’homme sur qui brille la splen­deur de Dieu (cf. Gn 9, 5–6).

Le fait du mar­tyre chré­tien, qui a tou­jours accom­pa­gné et accom­pagne encore la vie de l’Eglise, confirme de manière par­ti­cu­liè­re­ment élo­quente le carac­tère inac­cep­table des théo­ries éthiques, qui nient l’exis­tence de normes morales déter­mi­nées et valables sans exception.

91. Dans l’Ancienne Alliance, nous ren­con­trons déjà d’ad­mi­rables témoi­gnages d’une fidé­li­té à la Loi sainte de Dieu, pous­sée jus­qu’à l’ac­cep­ta­tion volon­taire de la mort. L’histoire de Suzanne est exem­plaire à cet égard : aux deux juges iniques qui mena­çaient de la faire mou­rir si elle avait refu­sé de céder à leur pas­sion impure, elle répon­dit : « Me voi­ci tra­quée de toutes parts : si je cède, c’est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échap­pe­rai pas. Mais mieux vaut pour moi tom­ber inno­cente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur ! » (Dn 13, 22–23). Suzanne, qui pré­fé­rait « tom­ber inno­cente » entre les mains des juges témoigne non seule­ment de sa foi et de sa confiance en Dieu, mais aus­si de son obéis­sance à la véri­té et à l’ab­so­lu de l’ordre moral : par sa dis­po­ni­bi­li­té au mar­tyre, elle pro­clame qu’il n’est pas juste de faire ce que la Loi de Dieu qua­li­fie comme mal pour en reti­rer un bien quel qu’il soit. Elle choi­sit pour elle-​même la « meilleure part » : un témoi­gnage tout à fait lim­pide, sans aucun com­pro­mis, ren­du à la véri­té sur le bien et au Dieu d’Israël ; elle montre ain­si, par ses actes, la sain­te­té de Dieu.

Au seuil du Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refu­sant à taire la Loi du Seigneur et à se com­pro­mettre avec le mal, « a don­né sa vie pour la jus­tice et la véri­té » 142, et il fut ain­si pré­cur­seur du Messie jusque dans le mar­tyre (cf. Mc 6, 17–29). C’est pour­quoi « il est enfer­mé dans l’obs­cu­ri­té d’un cachot, lui qui était venu rendre témoi­gnage à la lumière et qui avait méri­té d’être appe­lé flam­beau ardent de la lumière par la Lumière elle-​même qui est le Christ 1. Par son propre sang est bap­ti­sé celui à qui fut don­né de bap­ti­ser le Rédempteur du monde » 143.

Dans la Nouvelle Alliance, on ren­contre de nom­breux témoi­gnages de dis­ciples du Christ — à com­men­cer par le diacre Etienne (cf. Ac 6, 8 à 7, 60) et par l’Apôtre Jacques (cf. Ac 12, 1–2) — qui sont morts mar­tyrs pour confes­ser leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ain­si sui­vi le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, « a ren­du son beau témoi­gnage » (1 Tm 6, 13), confir­mant la véri­té de son mes­sage par le don de sa vie. D’autres innom­brables mar­tyrs acce­ptèrent la per­sé­cu­tion et la mort plu­tôt que d’ac­com­plir le geste ido­lâ­trique de brû­ler de l’en­cens devant la sta­tue de l’empereur (cf. Ap 13, 7–10). Ils allèrent jus­qu’à refu­ser de simu­ler ce culte, don­nant ain­si l’exemple du devoir de s’abs­te­nir même d’un seul acte concret contraire à l’a­mour de Dieu et au témoi­gnage de la foi. Dans l’o­béis­sance, comme le Christ lui-​même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui pou­vait les sau­ver de la mort (cf. He 5, 7).

L’Eglise pro­pose l’exemple de nom­breux saints et saintes qui ont ren­du témoi­gnage à la véri­té morale et l’ont défen­due jus­qu’au mar­tyre, pré­fé­rant la mort à un seul péché mor­tel. En les éle­vant aux hon­neurs des autels, l’Eglise a cano­ni­sé leur témoi­gnage et décla­ré vrai leur juge­ment, selon lequel l’a­mour de Dieu implique obli­ga­toi­re­ment le res­pect de ses com­man­de­ments, même dans les cir­cons­tances les plus graves, et le refus de les trans­gres­ser, même dans l’in­ten­tion de sau­ver sa propre vie.

92. Dans le mar­tyre vécu comme l’af­fir­ma­tion de l’in­vio­la­bi­li­té de l’ordre moral, res­plen­dissent en même temps la sain­te­té de la Loi de Dieu et l’in­tan­gi­bi­li­té de la digni­té per­son­nelle de l’homme, créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu : il n’est jamais per­mis d’a­vi­lir ou de contre­dire cette digni­té, même avec une inten­tion bonne, quelles que soient les dif­fi­cul­tés. Jésus nous en aver­tit avec la plus grande sévé­ri­té : « Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre viC ? » (Mc 8, 36).

Le mar­tyre dénonce comme illu­soire et fausse toute « signi­fi­ca­tion humaine » que l’on pré­ten­drait attri­buer, même dans des condi­tions « excep­tion­nelles », à l’acte en soi mora­le­ment mau­vais ; plus encore, il en dévoile clai­re­ment le véritCble visage, celui d’une vio­la­tion de l”« huma­ni­té » de l’homme, plus en celui qui l’ac­com­plit qu’en celui qui le subit 144. Le mar­tyre est donc aus­si l’exal­ta­tion de l”« huma­ni­té » par­faite et de la « vie » véri­table de la per­sonne, comme en témoigne aint Ignace d’Antioche quand il s’a­dresse aux chré­tiens de Rome, le lieu de son mar­tyre : « Pardonnez-​moi, frères ; ne m’empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure… Laissez-​moi rece­voir la pure lumière ; quand je serai arri­vé là, je serai un h mme. Permettez-​moi d’être un imi­ta­teur de la pas­sion de mon Dieu » 145.

93. Le mar­tyre est enfin signe écla­tant de la sain­te­té de l’Eglise : la fidé­li­té à la Loi sainte de Dieu, à laquelle il est ren­du témoi­gnage au prix de la mort, est une proclamatCon solen­nelle et un enga­ge­ment mis­sion­naire usque ad san­gui­nem pour que la splen­deur de la véri­té morale ne soit pas obs­cur­cie dans les mœurs et les men­ta­li­tés des per­sonnes et de la socié­té. Un tel témoi­gnage a une valeur extra­or­di­naire en ce qu’il contri­bue, non seule­ment dans la socié­té civile, mais aus­si à l’in­té­rieur des com­mu­nau­tés ecclé­siales elles-​mêmes, à évi­ter que l’on ne sombre dans la crise la plus dan­ge­reuse qui puisse affec­ter l’homme : la confu­sion du bien et du mal qui rend impos­sible d’é­ta­blir et de main­te­nir l’ordre moral des indi­vi­dus et des com­mu­nau­tés. Les mar­tyrs et, plus géné­ra­le­ment, tous les saints de l’Eglise, par l’exemple élo­quent et atti­rant d’une vie tota­le­ment trans­fi­gu­rée par la splen­deur de la véri­té morale, éclairent toutes les époques de l’his­toire en y réveillant le sens moral. Rendant un témoi­gnage sans réserve au bien, ils sont un vivant reproche pour ceux qui trans­gressent la loi (cf. Sg 2, 12) et ils donnent une constante actua­li­té aux paroles du pro­phète : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l’a­mer le doux et du doux l’a­mer » (Is 5, 20).

Si le mar­tyre repré­sente le som­met du témoi­gnage ren­du à la véri­té morale, auquel rela­ti­ve­ment peu de per­sonnes sont appe­lées, il n’en existe pas moins un témoi­gnage cohé­rent que tous les chré­tiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de souf­frances et de durs sacri­fices. En effet, face aux nom­breuses dif­fi­cul­tés que la fidé­li­té à l’ordre moral peut faire affron­ter même dans les cir­cons­tances les plus ordi­naires, le chré­tien est appe­lé, avec la grâce de Dieu implo­rée dans la prière, à un enga­ge­ment par­fois héroïque, sou­te­nu par la ver­tu de force par laquelle — ain­si que l’en­seigne saint Grégoire le Grand — il peut aller jus­qu’à « aimer les dif­fi­cul­tés de ce monde en vue des récom­penses éter­nelles » 146.

94. Dans ce témoi­gnage ren­du au carac­tère abso­lu du bien moral, les chré­tiens ne sont pas seuls : ils se trouvent confir­més par le sens moral des peuples et par les grandes tra­di­tions reli­gieuses et sapien­tiales de l’Occident et de l’Orient, non sans une action inté­rieure et mys­té­rieuse de l’Esprit de Dieu. Cette réflexion du poète latin Juvénal s’ap­plique à tous : « Considère comme le plus grand des crimes de pré­fé­rer sa propre vie à l’hon­neur et, pour l’a­mour de la vie phy­sique, de perdre ses rai­sons de vivre » 147. La voix de la conscience a tou­jours rap­pe­lé sans ambi­guï­té qu’il y a des véri­tés et des valeurs morales pour les­quelles on doit être dis­po­sé à don­ner jus­qu’à sa vie. Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et sur­tout dans le sacri­fice de la vie pour les valeurs morales, l’Eglise recon­naît le témoi­gnage ren­du à cette véri­té qui, déjà pré­sente dans la créa­tion, res­plen­dit en plé­ni­tude sur le visage du Christ : « Chaque fois — écrit saint Justin — que les adeptes des doc­trines stoï­ciennes ont 1 fait preuve de sagesse dans leur dis­cours moral à cause de la semence du Verbe pré­sente dans tout le genre humain, ils ont été, nous le savons, haïs et mis à mort » 148.

Les normes morales uni­ver­selles et immuables au ser­vice de la per­sonne et de la société

95. La doc­trine de l’Eglise et, en par­ti­cu­lier, sa fer­me­té à défendre la vali­di­té uni­ver­selle et per­ma­nente des pré­ceptes qui inter­disent les actes intrin­sè­que­ment mau­vais est maintes fois com­prise comme le signe d’une into­lé­rable intran­si­geance, sur­tout dans les situa­tions extrê­me­ment com­plexes et conflic­tuelles de la vie morale de l’homme et de la socié­té aujourd’­hui, intran­si­geance qui contras­te­rait avec le carac­tère mater­nel de l’Eglise. Cette der­nière, dit-​on, manque de com­pré­hen­sion et de com­pas­sion. Mais, en réa­li­té, le carac­tère mater­nel de l’Eglise ne peut jamais être sépa­ré de la mis­sion d’en­sei­gne­ment qu’elle doit tou­jours rem­plir en Epouse fidèle du Christ qui est la Vérité en per­sonne : « Educatrice, elle ne se lasse pas de pro­cla­mer la norme morale… L’Eglise n’est ni l’au­teur ni l’ar­bitre d’une telle norme. Par obéis­sance à la Vérité qui est le Christ, dont l’i­mage se reflète dans la nature et dans la digni­té de la per­sonne humaine, l’Eglise inter­prète la norme morale et la pro­pose à tous les hommes de bonne volon­té, sans en cacher les exi­gences de radi­ca­lisme et de per­fec­tion » 149.

En réa­li­té, la vraie com­pré­hen­sion et la com­pas­sion natu­relle doivent signi­fier l’a­mour de la per­sonne, de son bien véri­table et de sa liber­té authen­tique. Et l’on ne peut certes pas vivre un tel amour en dis­si­mu­lant ou en affai­blis­sant la véri­té morale, mais en la pro­po­sant avec son sens pro­fond de rayon­ne­ment de la Sagesse éter­nelle de Dieu, venue à nous dans le Christ, et avec sa por­tée de ser­vice de l’homme, de la crois­sance de sa liber­té et de la recherche de son bon­heur 150.

En même temps, la pré­sen­ta­tion claire et vigou- reuse de la véri­té morale ne peut jamais faire abs­trac­tion du res­pect pro­fond et sin­cère, ins­pi­ré par un amour patient et confiant, dont l’homme a tou­jours besoin au long de son che­mi­ne­ment moral ren­du sou­vent pénible par des dif­fi­cul­tés, des fai­blesses et des situa­tions dou­lou­reuses. L’Eglise, qui ne peut jamais renon­cer au prin­cipe « de la véri­té et de la cohé­rence, en ver­tu duquel 2 n’ac­cepte pas d’ap­pe­ler bien ce qui est mal et mal ce qui est bien » 151, doit tou­jours être atten­tive à ne pas bri­ser le roseau frois­sé et à ne pas éteindre la mèche qui fume encore (cf. Is 42, 3). Paul VI a écrit : « Ne dimi­nuer en rien la salu­taire doc­trine du Christ est une forme émi­nente de cha­ri­té envers les âmes. Mais cela doit tou­jours être accom­pa­gné de la patience et de la bon­té dont le Seigneur lui-​même a don­né l’exemple en trai­tant avec les hommes. Venu non pour juger, mais pour sau­ver (cf. Jn 3, 17), il fut certes intran­si­geant avec le mal, mais misé­ri­cor­dieux envers les per­sonnes » 152.

96. La fer­me­té de l’Eglise dans sa défense des normes morales uni­ver­selles et immuables n’a rien d’hu­mi­liant. Elle ne fait que ser­vir la vraie liber­té de l’homme : du moment qu’il n’y a de liber­té ni en dehors de la véri­té ni contre elle, on doit consi­dé­rer que la défense caté­go­rique, c’est-​à-​dire sans édul­co­ra­tion et sans com­pro­mis, des exi­gences de la digni­té per­son­nelle de l’homme aux­quelles il est abso­lu­ment impos­sible de renon­cer est la condi­tion et le moyen pour que la liber­té existe.

Ce ser­vice est des­ti­né à tout homme, consi­dé­ré dans son être et son exis­tence abso­lu­ment uniques : l’homme ne peut trou­ver que dans l’o­béis­sance aux normes morales uni­ver­selles la pleine confir­ma­tion de son uni­té en tant que per­sonne et la pos­si­bi­li­té d’un vrai pro­grès moral. Précisément pour ce motif, ce ser­vice est des­ti­né à tous les hommes, aux indi­vi­dus, mais aus­si à la com­mu­nau­té et à la socié­té comme telle. En effet, ces normes consti­tuent le fon­de­ment inébran­lable et la garan­tie solide d’une convi­via­li­té humaine juste et paci­fique, et donc d’une démo­cra­tie véri­table qui ne peut naître et se déve­lop­per qu’à par­tir de l’é­ga­li­té de tous ses membres, à pari­té de droits et de devoirs. Par rap­port aux normes morales qui inter­disent le mal intrin­sèque, il n’y a de pri­vi­lège ni d’ex­cep­tion pour per­sonne. Que l’on soit le maître du monde ou le der­nier des « misé­rables » sur la face de la terre, cela ne fait aucune dif­fé­rence : devant les exi­gences morales, nous sommes tous abso­lu­ment égaux.

97. Ainsi appa­raissent la signi­fi­ca­tion et la vigueur à la fois per­son­nelle et sociale des normes morales, et en pre­mier lieu des normes néga­tives qui inter­disent le mal : en pro­té­geant la digni­té per­son­nelle invio­lable de tout homme, elles servent à la conser­va­tion même du tis­su social humain, à la rec­ti­tude et à la fécon­di­té de son déve­lop­pe­ment. En par­ti­cu­lier, les com­man­de­ments de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rap­pelle aus­si au jeune homme de l’Evangile (cf. Mt 19, 18), consti­tuent les règles pre­mières de toute vie sociale.

Ces com­man­de­ments sont for­mu­lés en termes géné­raux. Mais le fait que « la per­sonne humaine 3 est et doit être le prin­cipe, le sujet et la fin de toutes les ins­ti­tu­tions sociales » 153, per­met de les pré­ci­ser et de les expli­ci­ter dans un code de com­por­te­ment plus détaillé. En ce sens, les règles morales fon­da­men­tales de la vie sociale com­portent desexi­gences pré­cises aux­quelles doivent se confor­mer aus­si bien les pou­voirs publics que les citoyens. Au-​delà des inten­tions, par­fois bonnes, et des cir­cons­tances, sou­vent dif­fi­ciles, les auto­ri­tés civiles et les par­ti­cu­liers ne sont jamais auto­ri­sés à trans­gres­ser les droits fon­da­men­taux et inalié­nables de la per­sonne humaine. C’est ain­si que seule une morale qui recon­naît des normes valables tou­jours et pour tous, sans aucune excep­tion, peut garan­tir les fon­de­ments éthiques de la convi­via­li­té, au niveau natio­nal ou international.

La morale et le renou­veau de la vie sociale et politique

98. Devant les formes graves d’in­jus­tice sociale et éco­no­mique ou de cor­rup­tion poli­tique dont sont vic­times des peuples et des nations entiers, s’é­lève la réac­tion indi­gnée de très nom­breuses per­sonnes bafouées et humi­liées dans leurs droits humains fon­da­men­taux et se répand tou­jours plus vive­ment la convic­tion de la néces­si­té d’un renou­veau radi­calper­son­nel et social propre à assu­rer la jus­tice, la soli­da­ri­té, l’hon­nê­te­té et la transparence.

Le che­min à par­cou­rir est assu­ré­ment long et ardu ; les efforts à accom­plir sont nom­breux et consi­dé­rables afin de pou­voir mettre en œuvre ce renou­veau, ne serait-​ce qu’en rai­son de la mul­ti­pli­ci­té et de la gra­vi­té des causes qui pro­voquent et pro­longent les situa­tions actuelles d’in­jus­tice dans le monde. Mais, comme l’his­toire et l’ex­pé­rience de cha­cun l’en­seignent, il n’est pas dif­fi­cile de retrou­ver à la base de ces situa­tions des causes à pro­pre­ment par­ler « cultu­relles », c’est-​à-​dire liées à cer­taines concep­tions de l’homme, de la socié­té et du monde. En réa­li­té, au cœur dupro­blème cultu­rel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’ac­com­plit dans le sens reli­gieux 154.

99. Dieu seul, le Bien suprême, consti­tue la base inal­té­rable et la condi­tion irrem­pla­çable de la mora­li­té, donc des com­man­de­ments, et par­ti­cu­liè­re­ment des com­man­de­ments néga­tifs qui inter­disent tou­jours et dans tous les cas les com­por­te­ments et les actes incom­pa­tibles avec la digni­té per­son­nelle de tout homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se rejoignent dans la véri­té, la véri­té de Dieu Créateur et Rédempteur et la véri­té de l’homme créé et rache­té par Lui. Ce n’est que sur cette véri­té qu’il est pos­sible de construire une socié­té renou­ve­lée et de résoudre les pro­blèmes com­plexes et dif­fi­ciles qui l’é­branlent, le pre­mier d’entre eux consis­tant à sur­mon­ter les formes les plus diverses detota­li­ta­risme pour ouvrir la voie à l’au­then­tique liber­té de la per­sonne. « Le tota­li­ta­risme naît de la néga­tion de la véri­té au sens objec­tif du terme : s’il n’existe pas de véri­té trans­cen­dante, par l’o­béis­sance à laquelle l’homme acquiert sa pleine iden­ti­té, dans ces condi­tions, il n’existe aucun prin­cipe sûr pour garan­tir des rap­ports justes entre les hommes. Leurs inté­rêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévi­ta­ble­ment les uns aux autres. Si la véri­té trans­cen­dante n’est pas recon­nue, la force du pou­voir triomphe, et cha­cun tend à uti­li­ser jus­qu’au bout les moyens dont il dis­pose pour faire pré­va­loir ses inté­rêts ou ses opi­nions, sans consi­dé­ra­tion pour les droits des autres… Il faut donc situer la racine du tota­li­ta­risme moderne dans la néga­tion de la digni­té trans­cen­dante de la per­sonne humaine, image visible du Dieu invi­sible et, pré­ci­sé­ment pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que per­sonne ne peut vio­ler, ni l’in­di­vi­du, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’Etat. La majo­ri­té d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dres­sant contre la mino­ri­té pour la mar­gi­na­li­ser, l’op­pri­mer, l’ex­ploi­ter, ou pour ten­ter de l’a­néan­tir » 155.

C’est pour­quoi le lien insé­pa­rable entre la véri­té et la liber­té — qui reflète le lien essen­tiel entre la sagesse et la volon­té de Dieu — pos­sède une signi­fi­ca­tion extrê­me­ment impor­tante pour la vie des per­sonnes dans le cadre socio-​économique et socio-​politique, comme cela res­sort de la doc­trine sociale de l’Église — laquelle « entre dans le domaine… de la théo­lo­gie et par­ti­cu­liè­re­ment de la théo­lo­gie morale » 156 — et de sa pré­sen­ta­tion des com­man­de­ments qui règlent la vie sociale, éco­no­mique et poli­tique, en ce qui concerne non seule­ment les atti­tudes géné­rales, mais aus­si les com­por­te­ments et les actes concrets pré­cis et déterminés.

100. De même, le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, affirme que, « en matière éco­no­mique, le res­pect de la digni­té humaine exige la pra­tique de la ver­tu de tem­pé­rance, pour modé­rer l’at­ta­che­ment aux biens de ce monde ; de la ver­tu de jus­tice, pour pré­ser­ver les droits du pro­chain et lui accor­der ce qui lui est dû ; et de la soli­da­ri­té, sui­vant la règle d’or et selon la libé­ra­li­té du Seigneur qui » de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enri­chir de sa pau­vre­té » (2 Co 8, 9) » 157 ; il pré­sente ensuite une série de com­por­te­ments et d’actes qui lèsent la digni­té humaine : le vol, la déten­tion déli­bé­rée de biens prê­tés ou d’ob­jets per­dus, la fraude dans le com­merce (cf. Dt 25, 13–16), les salaires injustes (cf. Dt 24, 14–15 ; Jc 5, 4), la hausse des prix en spé­cu­lant sur l’i­gno­rance ou la détresse d’au­trui (cf. Am 8, 4–6), l’ap­pro­pria­tion et l’u­sage pri­vé des biens sociaux d’une entre­prise, les tra­vaux mal faits, la fraude fis­cale, la contre­fa­çon des chèques et des fac­tures, les dépenses exces­sives, le gas­pillage, etc. 158. Et encore : « Le sep­tième com­man­de­ment pros­crit les actes ou entre­prises qui, pour quelque rai­son que ce soit, égoïste ou idéo­lo­gique, mer­can­tile ou tota­li­taire, conduisent à asser­vir des êtres humains, à mécon­naître leur digni­té per­son­nelle, à les ache­ter, à les vendre et à les échan­ger comme des mar­chan­dises. C’est un péché contre la digni­té des per­sonne et leurs droits fon­da­men­taux que de les réduire par la vio­lence à une valeur d’u­sage ou à une source de pro­fit. Saint Paul ordon­nait à un maître chré­tien de trai­ter son esclave chré­tien » non plus comme un esclave, mais… comme un frère…, comme un homme, dans le Seigneur » (Phm 16) » 159.

101. Dans le domaine poli­tique, on doit obser­ver que la véri­té dans les rap­ports entre gou­ver­nés et gou­ver­nants, la trans­pa­rence dans l’ad­mi­nis­tra­tion publique, l’im­par­tia­li­té dans le ser­vice public, le res­pect des droits des adver­saires poli­tiques, la sau­ve­garde des droits des accu­sés face à des pro­cès ou à des condam­na­tions som­maires, l’u­sage juste et hon­nête des fonds publics, le refus de moyens équi­voques ou illi­cites pour conqué­rir, conser­ver et accroître à tout prix son pou­voir, sont des prin­cipes qui ont leur pre­mière racine — comme, du reste, leur par­ti­cu­lière urgence — dans la valeur trans­cen­dante de la per­sonne et dans les exi­gences morales objec­tives du fonc­tion­ne­ment des Etats 160. Quand on ne les observe pas, le fon­de­ment même de la convi­via­li­té poli­tique fait défaut et toute la vie sociale s’en trouve pro­gres­si­ve­ment com­pro­mise, mena­cée et vouée à sa désa­gré­ga­tion (cf. Ps 1413, 3–4 ; Ap 18, 2–3. 9–24). Dans de nom­breux pays, après la chute des idéo­lo­gies qui liaient la poli­tique à une concep­tion tota­li­taire du monde — la pre­mière d’entre elles étant le mar­xisme —, un risque non moins grave appa­raît aujourd’­hui à cause de la néga­tion des droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine et à cause de l’ab­sorp­tion dans le cadre poli­tique de l’as­pi­ra­tion reli­gieuse qui réside dans le cœur de tout être humain : c’est le risque de l’al­liance entre la démo­cra­tie et le rela­ti­visme éthique qui retire à la convi­via­li­té civile toute réfé­rence morale sûre et la prive, plus radi­ca­le­ment, de l’ac­cep­ta­tion de la véri­té. En effet, « s’il n’existe aucune véri­té der­nière qui guide et oriente l’ac­tion poli­tique, les idées et les convic­tions peuvent être faci­le­ment exploi­tées au pro­fit du pou­voir. Une démo­cra­tie sans valeurs se trans­forme faci­le­ment en un tota­li­ta­risme décla­ré ou sour­nois, comme le montre l’his­toire » 161.

Dans tous les domaines de la vie per­son­nelle, fami­liale, sociale et poli­tique, la morale — qui est fon­dée sur la véri­té et qui, dans la véri­té, s’ouvre à la liber­té authen­tique — rend donc un ser­vice ori­gi­nal, irrem­pla­çable et de très haute valeur, non seule­ment à la per­sonne pour son pro­grès dans le bien, mais aus­si à la socié­té pour son véri­table développement.

La grâce et l’o­béis­sance à la Loi de Dieu

102. Même dans les situa­tions les plus dif­fi­ciles, l’homme doit obser­ver les normes morales par obéis­sance aux saints com­man­de­ments de Dieu et en confor­mi­té avec sa digni­té per­son­nelle. Assurément l’har­mo­nie entre la liber­té et la véri­té demande par­fois des sacri­fices hors du com­mun et elle se conquiert à grand prix, ce qui peut aller jus­qu’au mar­tyre. Mais, comme l’at­teste l’ex­pé­rience uni­ver­selle et quo­ti­dienne, l’homme est ten­té de rompre cette har­mo­nie : « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais… Je ne fais pas le bien que je veux et com­mets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 15.19).

D’où pro­vient, en fin de compte, cette divi­sion inté­rieure de l’homme ? Celui-​ci com­mence son his­toire de pécheur lors­qu’il ne recon­naît plus le Seigneur comme son Créateur, et lors­qu’il veut déci­der par lui-​même ce qui est bien et ce qui est mal, dans une indé­pen­dance totale. « Vous serez comme Dieu, connais­sant le bien et le mal » (Gn 3, 5), c’est là la pre­mière ten­ta­tion, à laquelle font écho toutes les autres, alors que l’homme est plus aisé­ment enclin à y céder à cause des bles­sures de la chute originelle.

Mais on peut vaincre les ten­ta­tions et l’on peut évi­ter les péchés, parce que, avec les com­man­de­ments, le Seigneur nous donne la pos­si­bi­li­té de les obser­ver : « Ses regards sont tour­nés vers ceux qui le craignent, il connaît lui-​même toutes les œuvres des hommes. Il n’a com­man­dé à per­sonne d’être impie, il n’a don­né à per­sonne licence de pécher » (Si 15, 19–20). Dans cer­taines situa­tions, l’ob­ser­va­tion de la Loi de Dieu peut être dif­fi­cile, très dif­fi­cile, elle n’est cepen­dant jamais impos­sible. C’est là un ensei­gne­ment constant de la tra­di­tion de l’Eglise que le Concile de Trente exprime ain­si : « Personne, même jus­ti­fié, ne doit se croire affran­chi de l’ob­ser­va­tion des com­man­de­ments. Personne ne doit user de cette for­mule témé­raire et inter­dite sous peine d’a­na­thème par les saints Pères que l’ob­ser­va­tion des com­man­de­ments divins est impos­sible à l’homme jus­ti­fié. » Car Dieu ne com­mande pas de choses impos­sibles, mais en com­man­dant il t’in­vite à faire ce que tu peux et à deman­der ce que tu ne peux pas » et il t’aide à pou­voir. » Ses com­man­de­ments ne sont pas pesants M M1 Jn 5, 3), » son joug est doux et son far­deau léger » (cf. Mt 11, 30) » 162.

103. L’espace spi­ri­tuel de l’es­pé­rance est tou­jours ouvert pour l’homme, avec l’aide de la grâce divine et avec la coopé­ra­tion de la liber­té humaine.

C’est dans la Croix sal­vi­fique de Jésus, dans le don de l’Esprit Saint, dans les sacre­ments qui naissent du côté trans­per­cé du Rédempteur (cf. Jn 19, 34) que le croyant trouve la grâce et la force de tou­jours obser­ver la Loi sainte de Dieu, même au milieu des plus graves dif­fi­cul­tés. Comme le dit saint André de Crète : « En vivi­fiant la Loi par la grâce, Dieu a mis la loi au ser­vice de la grâce, dans un accord har­mo­nieux et fécond, sans mêler à l’une ce qui appar­tient à l’autre, mais en trans­for­mant de manière vrai­ment divine ce qui était pénible, asser­vis­sant et insup­por­table, pour le rendre léger et libé­ra­teur » 163.

Les pos­si­bi­li­tés « concrètes » de l’homme ne se trouvent que dans le mys­tère de la Rédemption du Christ. « Ce serait une très grave erreur que d’en conclure que la règle ensei­gnée par l’Eglise est en elle même seule­ment un » idéal » qui doit ensuite être adap­té, pro­por­tion­né, gra­dué, en fonc­tion, dit-​on, des pos­si­bi­li­tés concrètes de l’homme, selon un » équi­li­brage des divers biens en ques­tion « . Mais quelles sont les » pos­si­bi­li­tés concrètes de l’homme » ? Et de quel homme parle-​t-​on ? De l’homme domi­né par la concu­pis­cence ou bien de l’homme rache­té par le Christ ? Car c’est de cela qu’il s’a­git : de la réa­li­té de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous a rache­tés ! Cela signi­fie : il nous a don­né la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser l’en­tière véri­té de notre être ; il a libé­ré notre liber­té de la domi­na­tion de la concu­pis­cence. Et si l’homme rache­té pèche encore, cela est dû non pas à l’im­per­fec­tion de l’acte rédemp­teur du Christ, mais à la volon­té de l’homme de se sous­traire à la grâce qui vient de cet acte. Le com­man­de­ment de Dieu est cer­tai­ne­ment pro­por­tion­né aux capa­ci­tés de l’homme, mais aux capa­ci­tés de l’homme auquel est don­né l’Esprit Saint, de l’homme qui, s’il est tom­bé dans le péché, peut tou­jours obte­nir le par­don et jouir de la pré­sence de l’Esprit » 164.

104. Dans ce contexte se situe une juste ouver­ture à la misé­ri­corde de Dieu pour le péché de l’homme qui se conver­tit et à la com­pré­hen­sion envers la fai­blesse humaine. Cette com­pré­hen­sion ne signi­fie jamais que l’on com­pro­met ou que l’on fausse la mesure du bien et du mal pour l’a­dap­ter aux cir­cons­tances. Tandis qu’est humaine l’at­ti­tude de l’homme qui, ayant péché, recon­naît sa fai­blesse et demande misé­ri­corde pour sa faute, inac­cep­table est au contraire l’at­ti­tude de celui qui fait de sa fai­blesse le cri­tère de la véri­té sur le bien, de manière à pou­voir se sen­tir jus­ti­fié par lui seul, sans même avoir besoin de recou­rir à Dieu et à sa misé­ri­corde. Cette der­nière atti­tude cor­rompt la mora­li­té de toute la socié­té, parce qu’elle enseigne le doute sur l’ob­jec­ti­vi­té de la loi morale en géné­ral et le refus du carac­tère abso­lu des inter­dits moraux por­tant sur des actes humains déter­mi­nés, et elle finit par confondre tous les juge­ments de valeur.

A l’in­verse, nous devons rece­voir le mes­sage qui nous vient de la para­bole évan­gé­lique du pha­ri­sien et du publi­cain (cf. Lc 18, 9–14). Le publi­cain pou­vait peut-​être avoir quelque jus­ti­fi­ca­tion aux péchés qu’il avait com­mis, de manière à dimi­nuer sa res­pon­sa­bi­li­té. Toutefois ce n’est pas à ces jus­ti­fi­ca­tions qu’il s’ar­rête dans sa prière, mais à son indi­gni­té devant l’in­fi­nie sain­te­té de Dieu : « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! » (Lc 18, 13). Le pha­ri­sien, au contraire, s’est jus­ti­fié par lui-​même, trou­vant sans doute une excuse à cha­cun de ses man­que­ments. Nous sommes ain­si confron­tés à deux atti­tudes dif­fé­rentes de la conscience morale de l’homme de tous les temps. Le publi­cain nous pré­sente une conscience « péni­tente » qui se rend plei­ne­ment compte de la fra­gi­li­té de sa nature et qui voit dans ses man­que­ments, quelles qu’en soient les jus­ti­fi­ca­tions sub­jec­tives, une confir­ma­tion du fait qu’il a besoin de rédemp­tion. Le pha­ri­sien nous pré­sente une conscience « satis­faite d’elle-​même », qui est dans l’illu­sion de pou­voir obser­ver la loi sans l’aide de la grâce et a la convic­tion de ne pas avoir besoin de la miséricorde.

105. Une grande vigi­lance est deman­dée à tous, afin de ne pas se lais­ser gagner par l’at­ti­tude pha­ri­saïque qui pré­tend éli­mi­ner le sen­ti­ment de ses limites et de son péché, qui s’ex­prime aujourd’­hui par­ti­cu­liè­re­ment par la ten­ta­tive d’a­dap­ter la norme morale à ses capa­ci­tés, à ses inté­rêts propres et qui va jus­qu’au refus du concept même de norme. Au contraire, accep­ter la « dis­pro­por­tion » entre la loi et les capa­ci­tés humaines, c’est-​à-​dire les capa­ci­tés des seules forces morales de l’homme lais­sé à lui-​même, éveille le désir de la grâce et pré­dis­pose à la rece­voir. « Qui me déli­vre­ra de ce corps qui me voue à la mort ? » se demande l’Apôtre Paul. Il répond par une confes­sion joyeuse et recon­nais­sante : « Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » (Rm 7, 24–25).

Nous retrou­vons le même état d’es­prit dans cette prière de saint Ambroise de Milan : « Qu’est-​ce que l’homme, si tu ne le visites pas ? N’oublie pas le faible. Souviens-​toi, Seigneur, que tu m’as créé faible ; souviens-​toi que tu m’as façon­né à par­tir de la pous­sière. Comment pourrai-​je tenir debout, si tu ne veilles pas à tout ins­tant à rendre ferme cette boue que je suis, en fai­sant venir ma force de ton visage ? » Si tu détournes ton visage, tout sera trou­blé » (Ps 104103, 29) : si tu me regardes, mal­heur à moi ! Tu ne vois en moi que les consé­quences de mes fautes ; il ne nous sert ni d’être aban­don­nés ni d’être vus de Dieu, car, lors­qu’il nous voit, nous l’of­fen­sons. Pourtant, nous pou­vons croire qu’il ne rejette pas ceux qu’il voit et qu’il puri­fie ceux qu’il regarde. Devant lui, brûle un feu qui peut consu­mer le péché (cf. Jl 2, 3) » 165.

La morale et la nou­velle évangélisation

106. L’évangélisation repré­sente le défi le plus fort et le plus exal­tant que l’Eglise est appe­lée à rele­ver, depuis son ori­gine. En réa­li­té, ce défi est dû moins aux situa­tions sociales et cultu­relles qu’elle ren­contre tout au long de l’his­toire qu’au pré­cepte de Jésus Christ res­sus­ci­té qui défi­nit la rai­son d’être même de l’Eglise : « Allez dans le monde entier, pro­cla­mez l’Evangile à toute la créa­tion » (Mc 16, 15).

Mais la période que nous vivons, du moins dans de nom­breux peuples, est plu­tôt le temps d’un for­mi­dable défi à la « nou­velle évan­gé­li­sa­tion », c’est-​à-​dire à l’an­nonce de l’Evangile tou­jours nou­veau et tou­jours por­teur de nou­veau­té, une évan­gé­li­sa­tion qui doit être « nou­velle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expres­sion » 166. La déchris­tia­ni­sa­tion qui affecte des com­mu­nau­tés et des peuples entiers autre­fois riches de foi et de vie chré­tienne implique non seule­ment la perte de la foi ou, en tout cas, son insi­gni­fiance dans la vie, mais aus­si, et for­cé­ment, le déclin et l’obs­cur­cis­se­ment du sens moral : et cela, du fait que l’o­ri­gi­na­li­té de la morale évan­gé­lique n’est plus per­çue, ou bien à cause de l’ef­fa­ce­ment des valeurs et des prin­cipes éthiques fon­da­men­taux eux-​mêmes. Les cou­rants sub­jec­ti­vistes, uti­li­ta­ristes et rela­ti­vistes, aujourd’­hui ample­ment dif­fu­sés, ne se pré­sentent pas comme de simples posi­tions prag­ma­tiques, comme des traits de mœurs, mais comme des concep­tions fermes du point de vue théo­rique, qui reven­diquent leur pleine légi­ti­mi­té cultu­relle et sociale.

107. L’évangélisation — et donc la « nou­velle évan­gé­li­sa­tion » — com­porte éga­le­ment l’an­nonce et la pro­po­si­tion de la morale. Jésus lui-​même, dans sa pré­di­ca­tion du Royaume de Dieu et de l’a­mour sau­veur, a lan­cé un appel à la foi et à la conver­sion (cf. Mc 1, 15). Et Pierre, avec les autres Apôtres, quand il annonce la résur­rec­tion d’entre les morts de Jésus de Nazareth, pro­pose de vivre une vie nou­velle, une « voie » à suivre pour être dis­ciples du Ressuscité (cf. Ac 2, 37–41 ; 3, 17–20).

Comme pour les véri­tés de la foi et plus encore, la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, qui pro­pose les fon­de­ments et le conte­nu de la morale chré­tienne, montre son authen­ti­ci­té et, en même temps, déploie toute sa force mis­sion­naire lors­qu’elle est accom­plie non seule­ment par le don de la parole pro­cla­mée, mais encore de la parole vécue. En par­ti­cu­lier, la vie dans la sain­te­té, qui res­plen­dit en de nom­breux membres du peuple de Dieu, humbles et sou­vent cachés aux yeux des hommes, consti­tue le moyen le plus simple et le plus attrayant par lequel il est pos­sible de per­ce­voir immé­dia­te­ment la beau­té de la véri­té, la force libé­rante de l’a­mour de Dieu, la valeur de la fidé­li­té incon­di­tion­nelle à toutes les exi­gences de la Loi du Seigneur, même dans les cir­cons­tances les plus dif­fi­ciles. C’est pour­quoi l’Eglise, dans la sagesse de sa péda­go­gie morale, a tou­jours invi­té les croyants à cher­cher et à trou­ver auprès des saints et des saintes, et en pre­mier lieu auprès de la Vierge Mère de Dieu « pleine de grâce » et « toute sainte », exemple, force et joie pour vivre une vie fidèle aux com­man­de­ments de Dieu et aux Béatitudes de l’Evangile.

La vie des saints, reflet de la bon­té de Dieu — Celui qui « seul est le Bon » —, consti­tue une véri­table confes­sion de la foi et un sti­mu­lant pour sa trans­mis­sion aux autres, et aus­si une glo­ri­fi­ca­tion de Dieu et de sa sain­te­té infi­nie. La vie sainte porte ain­si à la plé­ni­tude de son expres­sion et de sa mise en œuvre le triple et unique munus pro­phe­ti­cum, sacer­do­tale et regale don­né à tout chré­tien lors de sa renais­sance bap­tis­male « d’eau et d’Esprit » (Jn 3, 5). La vie morale du chré­tien a une valeur de « culte spi­ri­tuel » (Rm 12, 1 ; cf. Ph 3, 3), pui­sé et nour­ri à cette source inépui­sable de sain­te­té et de glo­ri­fi­ca­tion de Dieu que sont les sacre­ments, spé­cia­le­ment l’Eucharistie ; en effet, en par- tici­pant au sacri­fice de la Croix, le chré­tien com­mu­nie à l’a­mour obla­tif du Christ, il est ren­du apte et il est enga­gé à vivre la même cha­ri­té à tra­vers toutes les atti­tudes et tous les com­por­te­ments de sa vie. Dans l’exis­tence morale, on voit aus­si à l’œuvre le ser­vice royal du chré­tien : plus il obéit, avec l’aide de la grâce, à la Loi nou­velle de l’Esprit Saint, plus il gran­dit dans la liber­té à laquelle il est appe­lé en ser­vant la véri­té, la cha­ri­té et la justice.

108. A la source de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion et de la vie morale nou­velle qu’elle pro­pose et sus­cite avec les fruits de l’ac­ti­vi­té mis­sion­naire et de la sain­te­té, il y a l’Esprit du Christ, prin­cipe et force de la fécon­di­té de la sainte Mère Eglise, comme nous le rap­pelle Paul VI : « L’évangélisation ne sera jamais pos­sible sans l’ac­tion de l’Esprit Saint » 167. A l’Esprit de Jésus, accueilli dans le cœur humble et docile du croyant, on doit donc l’é­pa­nouis­se­ment de la vie morale chré­tienne et le témoi­gnage de la sain­te­té dans la grande diver­si­té des voca­tions, des dons, des res­pon­sa­bi­li­tés et des condi­tions de vie ou des situa­tions : c’est l’Esprit Saint — comme déjà Novatien le fai­sait obser­ver, expri­mant en cela la foi authen­tique de l’Eglise — « qui a affer­mi l’âme et l’es­prit des dis­ciples, qui leur a dévoi­lé les mys­tères évan­gé­liques, qui a fait briller en eux la lumière des choses divines ; ain­si for­ti­fiés, pour le nom du Seigneur ils n’ont craint ni la pri­son ni les chaînes : bien au contraire, ils ont mépri­sé même les puis­sances et les tor­tures de ce monde, armés et for­ti­fiés désor­mais par Lui ; ayant en eux les dons que ce même Esprit dis­tri­bue et des­tine à l’Eglise, Epouse du Christ, comme des joyaux. En effet, c’est lui qui, dans l’Eglise, éta­blit des pro­phètes, ins­truit les doc­teurs, guide la parole, fait des pro­diges et des gué­ri­sons, accom­plit des mer­veilles, accorde le dis­cer­ne­ment des esprits, assigne les charges de gou­ver­ne­ment, ins­pire les déci­sions, met en place et régit tous les autres cha­rismes, don­nant ain­si à l’Eglise du Seigneur sa per­fec­tion et son accom­plis­se­ment par- tout et en tout point » 168.

Dans le cadre vivant de cette nou­velle évan­gé­li­sa­tion, des­ti­née à faire naître et à nour­rir « la foi opé­rant par la cha­ri­té » (Ga 5, 6), et, en fonc­tion de l’œuvre de l’Esprit Saint, nous pou­vons main­te­nant com­prendre la place qui, dans l’Eglise, com­mu­nau­té des croyants, revient à la réflexion que la théo­lo­gie doit conduire sur la vie morale, de même que nous pou­vons pré­sen­ter la mis­sion et la res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lières des théo­lo­giens moralistes.

Le ser­vice des théo­lo­giens moralistes

109. Toute l’Eglise est appe­lée à l’é­van­gé­li­sa­tion et au témoi­gnage d’une vie de foi, car elle par­ti­cipe au munus pro­phe­ti­cum du Seigneur Jésus par le don de son Esprit. Grâce à la pré­sence per­ma­nente en elle de l’Esprit de véri­té (cf. Jn 14, 16–17), « l’en­semble des fidèles, ayant l’onc­tion qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se trom­per dans la foi ; ce don par­ti­cu­lier qu’ils pos­sèdent, ils le mani­festent par le moyen du sens sur­na­tu­rel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, » des évêques jus­qu’aux der­niers des fidèles laïcs « , ils apportent aux véri­tés concer­nant la foi et les mœurs un consen­te­ment uni­ver­sel » 169.

Pour accom­plir sa mis­sion pro­phé­tique, l’Eglise doit sans cesse sti­mu­ler ou « ravi­ver » sa vie de foi (cf. 2 Tm 1, 6), en par­ti­cu­lier par une réflexion tou­jours plus appro­fon­die, sous la conduite de l’Esprit Saint, sur le conte­nu de la foi elle-​même. D’une manière spé­ci­fique, la « voca­tion » du théo­lo­gien dans l’Eglise est au ser­vice de cette « recherche par le croyant de l’in­tel­li­gence de la foi » : « Parmi les voca­tions ain­si sus­ci­tées par l’Esprit dans l’Eglise — lisons-​nous dans l’Instruction Donum veri­ta­tis —, se dis­tingue celle du théo­lo­gien qui, d’une manière par­ti­cu­lière, a pour fonc­tion d’ac­qué­rir, en com­mu­nion avec le Magistère, une intel­li­gence tou­jours plus pro­fonde de la Parole de Dieu conte­nue dans l’Ecriture ins­pi­rée et trans­mise par la Tradition vivante de l’Eglise. De par sa nature, la foi tend à l’in­tel­li­gence, car elle ouvre à l’homme la véri­té concer­nant sa des­ti­née et la voie pour l’at­teindre. Même si la véri­té révé­lée sur­passe notre dis­cours, et si nos concepts sont impar­faits face à sa gran­deur à la fin du compte inson­dable (cf. Ep 3, 19), elle invite pour­tant notre rai­son — don de Dieu pour per­ce­voir la Vérité — à entrer en sa lumière et à deve­nir ain­si capable de com­prendre dans une cer­taine mesure ce qu’elle croit. La science théo­lo­gique, qui recherche l’in­tel­li­gence de la foi en réponse à la voix de la Vérité qui appelle, aide le peuple de Dieu, selon le com­man­de­ment apos­to­lique (cf. 1 P 3, 15), à rendre compte de son espé­rance à ceux qui le demandent » 170.

Pour défi­nir l’i­den­ti­té et, par consé­quent, pour mettre en œuvre la mis­sion propre de la théo­lo­gie, il est essen­tiel de recon­naître son lien intime et vivant avec l’Eglise, avec son mys­tère, avec sa vie et sa mis­sion : « La théo­lo­gie est une science ecclé­siale, parce qu’elle gran­dit dans l’Eglise et qu’elle agit sur l’Eglise… Elle est au ser­vice de l’Eglise et elle doit donc se sen­tir insé­rée de manière dyna­mique dans la mis­sion de l’Eglise, en par­ti­cu­lier dans sa mis­sion pro­phé­tique » 171. Etant don­né sa nature et son dyna­misme, la théo­lo­gie authen­tique ne peut s’é­pa­nouir et se déve­lop­per que par la par­ti­ci­pa­tion et l”« appar­te­nance » convain­cues et res­pon­sables à l’Eglise comme « com­mu­nau­té de foi », de même que l’Eglise elle­même et sa vie dans la foi béné­fi­cient des fruits de la recherche et de l’ap­pro­fon­dis­se­ment théologiques.

110. Ce qui a été dit de la théo­lo­gie en géné­ral peut et doit être repris pour la théo­lo­gie morale, consi­dé­rée dans sa spé­ci­fi­ci­té de réflexion scien­ti­fique sur l’Evangile comme don et comme pré­cepte de vie nou­velle, sur la vie « selon la véri­té et dans la cha­ri­té » (Ep 4, 15), sur la vie de sain­te­té de l’Eglise, dans laquelle res­plen­dit la véri­té du bien por­té à sa per­fec­tion. Dans le domaine de la foi, mais aus­si et insé­pa­ra­ble­ment dans le domaine de la morale, inter­vient leMagistère de l’Eglise dont la tâche est de « dis­cer­ner, par des juge­ments nor­ma­tifs pour la conscience des fidèles, les actes qui sont en eux-​mêmes conformes aux exi­gences de la foi et en pro­meuvent l’ex­pres­sion dans la vie, et ceux qui au contraire, de par leur malice intrin­sèque, sont incom­pa­tibles avec ces exi­gences » 172. En prê­chant les com­man­de­ments de Dieu et la cha­ri­té du Christ, le Magistère de l’Eglise enseigne aus­si aux fidèles les pré­ceptes par­ti­cu­liers et spé­ci­fiques, et il leur demande de consi­dé­rer en conscience qu’ils sont mora­le­ment obli­ga­toires. En outre, le Magistère exerce un rôle impor­tant de vigi­lance, qui l’a­mène à aver­tir les fidèles de la pré­sence d’er­reurs éven­tuelles, même seule­ment impli­cites, lorsque leur conscience n’ar­rive pas à recon­naître la jus­tesse et la véri­té des règles morales qu’il enseigne.

C’est ici qu’in­ter­vient le rôle spé­ci­fique de ceux qui enseignent la théo­lo­gie morale dans les sémi­naires et les facul­tés de théo­lo­gie par man­dat des pas­teurs légi­times. Ils ont le grave devoir d’ins­truire les fidèles — spé­cia­le­ment les futurs pas­teurs — au sujet de tous les com­man­de­ments et de toutes les normes pra­tiques que l’Eglise énonce avec auto­ri­té 173. Malgré les limites éven­tuelles des démons­tra­tions humaines pré­sen­tées par le Magistère, les théo­lo­giens mora­listes sont appe­lés à appro­fon­dir les motifs de ses ensei­gne­ments, à mettre en relief les fon­de­ments de ses pré­ceptes et leur carac­tère obli­ga­toire en mon­trant les liens qu’ils ont entre eux et leur rap­port avec la fin der­nière de l’homme 174. Il revient aux théo­lo­giens mora­listes d’ex­po­ser la doc­trine de l’Eglise et de don­ner, dans l’exer­cice de leur minis­tère, l’exemple d’un assen­ti­ment loyal, inté­rieur et exté­rieur, à l’en­sei­gne­ment du Magistère dans le domaine du dogme et dans celui de la morale 175. Faisant appel à toute leur éner­gie pour col­la­bo­rer avec le Magistère hié­rar­chique, les théo­lo­giens auront à cœur de mettre tou­jours mieux en lumière les fon­de­ments bibliques, les signi­fi­ca­tions éthiques et les moti­va­tions anthro­po­lo­giques qui sou­tiennent la doc­trine morale et la concep­tion de l’homme pro­po­sées par l’Eglise.

111. Les ser­vices que les théo­lo­giens mora­listes sont appe­lés à rendre à l’heure actuelle sont de pre­mière impor­tance, non seule­ment pour la vie et la mis­sion de l’Eglise, mais aus­si pour la socié­té et pour la culture humaine. Il leur appar­tient, dans un lien étroit et vital avec la théo­lo­gie biblique et dog­ma­tique, de sou­li­gner par leur réflexion scien­ti­fique « l’as­pect dyna­mique qui est celui de la réponse que l’homme doit faire à l’ap­pel divin en pro­gres­sant dans l’a­mour au sein d’une com­mu­nau­té de salut. Ainsi la théo­lo­gie morale acquer­ra cette dimen­sion spi­ri­tuelle interne qu’exige le plein déve­lop­pe­ment de l’ima­go Dei qui se trouve dans l’homme, et le pro­grès spi­ri­tuel que l’as­cé­tique et la mys­tique chré­tiennes décrivent » 176.

Aujourd’hui, la théo­lo­gie morale et son ensei­gne­ment se trouvent assu­ré­ment en face de dif­fi­cul­tés par­ti­cu­lières. Parce que la morale de l’Eglise com­porte néces­sai­re­ment unedimen­sion nor­ma— tive, on ne peut réduire la théo­lo­gie morale à n’être qu’un savoir éla­bo­ré dans le seul cadre de ce qu’on appelle sciences humaines. Alors que ces der­nières traitent le phé­no­mène de la mora­li­té comme une don­née his­to­rique et sociale, la théo­lo­gie morale, tout en devant uti­li­ser les sciences de l’homme et de la nature, n’est pas pour autant sou­mise aux résul­tats de l’ob­ser­va­tion empi­rique et for­melle ou de l’in­ter­pré­ta­tion phé­no­mé­no­lo­gique. En réa­li­té, la per­ti­nence des sciences humaines en théo­lo­gie morale est tou­jours à appré­cier en fonc­tion de la ques­tion pri­mor­diale :qu’est-​ce que le bien ou le mal ? Que faire pour obte­nir la vie éternelle ?

112. Le théo­lo­gien mora­liste doit donc exer­cer un dis­cer­ne­ment atten­tif dans le cadre de la culture actuelle essen­tiel­le­ment scien­ti­fique et tech­nique, expo­sée aux risques du rela­ti­visme, du prag­ma­tisme et du posi­ti­visme. Du point de vue théo­lo­gique, les prin­cipes moraux ne dépendent pas du moment de l’his­toire où on les découvre. En outre, le fait que cer­tains croyants agissent sans suivre les ensei­gne­ments du Magistère ou qu’ils consi­dèrent à tort comme mora­le­ment juste une conduite que leurs pas­teurs ont décla­rée contraire à la Loi de Dieu, ne peut pas être un argu­ment valable pour réfu­ter la véri­té des normes morales ensei­gnées par l’Eglise. L’affirmation des prin­cipes moraux ne relève pas des méthodes empi­riques et for­melles. Sans contes­ter la vali­di­té de ces méthodes, mais aus­si sans limi­ter sa pers­pec­tive à ces méthodes, la théo­lo­gie morale, fidèle au sens sur­na­tu­rel de la foi, prend en consi­dé­ra­tion avant tout la dimen­sion spi­ri­tuelle du cœur humain et sa voca­tion à l’a­mour divin.

En effet, tan­dis que les sciences humaines, comme toutes les sciences expé­ri­men­tales, déve­loppent une concep­tion empi­rique et sta­tis­tique de la « nor­ma­li­té », la foi enseigne que cette nor­ma­li­té porte en elle les traces d’une chute de l’homme par rap­port à sa situa­tion ori­gi­nelle, c’est-​à-​dire qu’elle est bles­sée par le péché. Seule la foi chré­tienne montre à l’homme la voie du retour à l”« ori­gine » (cf. Mt 19, 8), une voie sou­vent bien dif­fé­rente de celle de la nor­ma­li­té empi­rique. En ce sens, les sciences humaines, mal­gré la grande valeur des connais­sances qu’elles apportent, ne peuvent pas être tenues pour des indi­ca­teurs déter­mi­nants des normes morales. C’est l’Evangile qui dévoile la véri­té inté­grale sur l’homme et sur son che­mi­ne­ment moral, et qui ain­si éclaire et aver­tit les pécheurs en leur annon­çant la misé­ri­corde de Dieu qui œuvre sans cesse pour les pré­ser­ver du déses­poir de ne pas pou­voir connaître et obser­ver la Loi de Dieu et aus­si de la pré­somp­tion de pou­voir se sau­ver sans mérite. Il leur rap­pelle éga­le­ment la joie du par­don qui, seul, donne la force de recon­naître dans la loi morale une véri­té libé­ra­trice, une grâce d’es­pé­rance, un che­min de vie.

113. L’enseignement de la doc­trine morale sup­pose que l’on assume consciem­ment ces res­pon­sa­bi­li­tés intel­lec­tuelles, spi­ri­tuelles et pas­to­rales. C’est pour­quoi les théo­lo­giens mora­listes qui acceptent la charge d’en­sei­gner la doc­trine de l’Eglise ont le grave devoir de for­mer les fidèles à ce dis­cer­ne­ment moral, à l’en­ga­ge­ment pour le bien véri­table et au recours confiant à la grâce divine.

Si les conver­gences et les conflits d’o­pi­nions peuvent consti­tuer des expres­sions nor­males de la vie publique dans le cadre d’une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, la doc­trine morale ne peut cer­tai­ne­ment pas dépendre du simple res­pect d’une pro­cé­dure : en effet, elle n’est nul­le­ment éta­blie en appli­quant les règles et les for­ma­li­tés d’une déli­bé­ra­tion de type démo­cra­tique. Le dis­sen­ti­ment, fait de contes­ta­tions déli­bé­rées et de polé­miques, expri­mé en uti­li­sant les moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale, est contraire à la com­mu­nion ecclé­siale et à la droite com­pré­hen­sion de la consti­tu­tion hié­rar­chique du Peuple de Dieu. On ne peut recon­naître dans l’op­po­si­tion à l’en­sei­gne­ment des pas­teurs une expres­sion légi­time de la liber­té chré­tienne ni de la diver­si­té des dons de l’Esprit. Dans ce cas, les pas­teurs ont le devoir d’a­gir confor­mé­ment à leur mis­sion apos­to­lique, en exi­geant que soit tou­jours res­pec­té le droit des fidèles à rece­voir la doc­trine catho­lique dans sa pure­té et son inté­gri­té : « N’oubliant jamais qu’il est lui aus­si membre du peuple de Dieu, le théo­lo­gien doit le res­pec­ter et s’at­ta­cher à lui dis­pen­ser un ensei­gne­ment qui n’al­tère en rien la doc­trine de la foi » 177.

Nos res­pon­sa­bi­li­tés de pasteurs

114. C’est aux pas­teurs qu’in­combe, à un titre par­ti­cu­lier, la res­pon­sa­bi­li­té de la foi du Peuple de Dieu et de sa vie chré­tienne, comme nous le rap­pelle le Concile Vatican II : « Parmi les charges prin­ci­pales des évêques, la pré­di­ca­tion de l’Evangile est la pre­mière. Les évêques sont, en effet, les hérauts de la foi, qui amènent au Christ de nou­veaux dis­ciples ; et les doc­teurs authen­tiques, c’est-​à-​dire pour­vus de l’au­to­ri­té du Christ, qui prêchent, au peuple à eux confié, la foi qui doit régler sa pen­sée et sa conduite, fai­sant rayon­ner cette foi sous la lumière de l’Esprit Saint, déga­geant du tré­sor de la Révélation le neuf et l’an­cien (cf. Mt 13, 52), fai­sant fruc­ti­fier la foi, atten­tifs à écar­ter toutes les erreurs qui menacent leur trou­peau (cf. 2 Tm 4, 1–4) » 178.

C’est notre devoir com­mun, et plus encore notre grâce com­mune, d’en­sei­gner aux fidèles, en tant que pas­teurs et évêques de l’Eglise, ce qui les conduit vers Dieu, comme le fit un jour le Seigneur Jésus avec le jeune homme de l’Evangile. Répondant à sa demande : « Que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? », Jésus l’a ren­voyé à Dieu, Seigneur de la créa­tion et de l’Alliance ; il lui a rap­pe­lé les com­man­de­ments moraux, déjà conte­nus dans l’Ancien Testament ; il en a mon­tré l’es­prit et le carac­tère radi­cal par l’in­vi­ta­tion à mar­cher à sa suite dans la pau­vre­té, l’hu­mi­li­té et l’a­mour : « Viens et suis-​moi ! ». La véri­té de cette doc­trine a été scel­lée dans le sang du Christ sur la Croix : elle est deve­nue, dans l’Esprit Saint, la Loi nou­velle de l’Eglise et de tout chrétien.

Cette « réponse » à la ques­tion morale, le Christ Jésus nous la confie d’une manière par­ti­cu­lière à nous pas­teurs de l’Eglise, appe­lés à en faire la matière de notre ensei­gne­ment, dans l’ac­com­plis­se­ment de notre munus pro­phe­ti­cum. En même temps, en ce qui concerne la morale chré­tienne, notre res­pon­sa­bi­li­té de pas­teurs doit aus­si s’exer­cer sous la forme du munus sacer­do­tale : c’est ce qui se réa­lise lorsque nous dis­pen­sons aux fidèles les dons de la grâce et de la sanc­ti­fi­ca­tion, qui leur per­mettent d’o­béir à la sainte Loi de Dieu, et lorsque nous sou­te­nons les croyants par notre prière constante et confiante afin qu’ils soient fidèles aux exi­gences de la foi et vivent selon l’Evangile (cf. Col 1, 9–12). La doc­trine morale chré­tienne doit être, aujourd’­hui sur­tout, un des domaines pri­vi­lé­giés dans notre vigi­lance pas­to­rale, dans l’exer­cice de notre munus regale.

115. En fait, c’est la pre­mière fois que le Magistère de l’Eglise fait un expo­sé d’une cer­taine ampleur sur les élé­ments fon­da­men­taux de cette doc­trine, et qu’il pré­sente les rai­sons du dis­cer­ne­ment pas­to­ral qu’il est néces­saire d’a­voir dans des situa­tions pra­tiques et des condi­tions cultu­relles com­plexes et par­fois critiques.

A la lumière de la Révélation et de l’en­sei­gne­ment constant de l’Eglise, spé­cia­le­ment de celui du Concile Vatican II, j’ai rap­pe­lé briè­ve­ment les traits essen­tiels de la liber­té, les valeurs fon­da­men­tales liées à la digni­té de la per­sonne et à la véri­té de ses actes, de manière à ce que l’on puisse recon­naître, dans l’o­béis­sance à la loi morale, une grâce et un signe de notre adop­tion dans le Fils unique (cf. Ep 1, 4–6). En par­ti­cu­lier, la pré­sente ency­clique offre des éva­lua­tions en ce qui concerne cer­taines ten­dances contem­po­raines de la théo­lo­gie morale. Je vous en fais part main­te­nant, obéis­sant à la parole du Seigneur qui a confié à Pierre la charge d’af­fer­mir ses frères (cf. Lc 22, 32), pour éclai­rer et faci­li­ter notre com­mun discernement.

Chacun de nous sait l’im­por­tance de la doc­trine qui consti­tue l’es­sen­tiel de l’en­sei­gne­ment de la pré­sente ency­clique et qui est rap­pe­lée aujourd’­hui avec l’au­to­ri­té du Successeur de Pierre. Chacun de nous peut mesu­rer la gra­vi­té de ce qui est en cause, non seule­ment pour les indi­vi­dus, mais encore pour la socié­té entière, avec la réaf­fir­ma­tion de l’u­ni­ver­sa­li­té et de l’im­mu­ta­bi­li­té des com­man­de­ments moraux,et en par­ti­cu­lier de ceux qui pros­crivent tou­jours et sans excep­tion les actes intrin­sè­que­ment mauvais.

En recon­nais­sant ces com­man­de­ments, le cœur du chré­tien et notre cha­ri­té pas­to­rale entendent l’ap­pel de Celui qui « nous a aimés le pre­mier » (1 Jn 4, 19). Dieu nous demande d’être saints comme lui-​même est saint (cf. Lv 19, 2), d’être, dans le Christ, par­faits comme lui-​même est par­fait (cf. Mt 5, 48) : la fer­me­té exi­geante du com­man­de­ment se fonde sur l’a­mour misé­ri­cor­dieux et inépui­sable de Dieu (cf. Lc 6, 36), et le com­man­de­ment a pour but de nous conduire, avec la grâce du Christ, sur le che­min de la plé­ni­tude de la vie propre aux fils de Dieu.

116. En tant qu’é­vêques, nous avons le devoir d’être vigi­lants pour que la Parole de Dieu soit fidè­le­ment ensei­gnée. Mes Frères dans l’Episcopat, il entre dans notre minis­tère pas­to­ral de veiller à la trans­mis­sion fidèle de cet ensei­gne­ment moral et de prendre les mesures qui conviennent pour que les fidèles soient pré­ser­vés de toute doc­trine ou de toute théo­rie qui lui sont contraires. Dans cette tâche, nous avons tous l’aide des théo­lo­giens. Cependant, les opi­nions théo­lo­giques ne consti­tuent ni la règle ni la norme de notre ensei­gne­ment, dont l’au­to­ri­té découle, avec l’aide de l’Esprit Saint et dans la com­mu­nion cum Petro et sub Petro, de notre fidé­li­té à la foi catho­lique reçue des Apôtres. Comme évêques, nous avons le grave devoir de veiller per­son­nel­le­ment à ce que la « saine doc­trine » (1 Tm 1, 10) de la foi et de la morale soit ensei­gnée dans nos diocèses.

Vis-​à-​vis des ins­ti­tu­tions catho­liques, une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière s’im­pose aux évêques. Qu’il s’a­gisse d’or­ga­nismes des­ti­nés à la pas­to­rale fami­liale ou sociale, ou bien d’ins­ti­tu­tions vouées à l’en­sei­gne­ment ou à l’ac­tion sani­taire, les évêques peuvent éri­ger et recon­naître ces struc­tures et leur délé­guer des res­pon­sa­bi­li­tés ; tou­te­fois, ils ne sont jamais dis­pen­sés de leurs obli­ga­tions propres. C’est leur devoir, en com­mu­nion avec le Saint-​Siège, de recon­naître ou de reti­rer, dans des cas de graves inco­hé­rences, le qua­li­fi­ca­tif de « catho­lique » aux écoles 179, aux uni­ver­si­tés 180, aux cli­niques ou aux ser­vices médico-​sociaux qui se réclament de l’Eglise.

117. Dans le cœur du chré­tien, au plus pro­fond de tout être humain, se fait tou­jours entendre la ques­tion qu’a­dres­sa un jour à Jésus le jeune homme de l’Evangile : « Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » (Mt 19, 16). Mais c’est au « bon » Maître qu’il faut l’a­dres­ser, parce que lui seul peut répondre dans la plé­ni­tude de la véri­té, en toutes cir­cons­tances, dans les situa­tions les plus diverses. Et lorsque les chré­tiens lui adressent cette ques­tion qui monte de leur conscience, le Seigneur répond par les paroles de l’Alliance Nouvelle confiées à son Eglise. Or, comme le dit l’Apôtre à son propre sujet, nous sommes envoyés « annon­cer l’Evangile, et cela sans la sagesse du lan­gage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ » (1 Co 1, 17). C’est pour cela que la réponse de l’Eglise à la ques­tion de l’homme pos­sède la sagesse et la puis­sance du Christ cru­ci­fié, la Vérité qui se donne.

Quand les hommes pré­sentent à l’Eglise les ques­tions de leur conscience, quand à l’in­té­rieur de l’Eglise les fidèles s’a­dressent à leurs évêques et à leurs pas­teurs, c’est la voix de Jésus Christ, la voix de la véri­té sur le bien et le mal qu’on entend dans la réponse de l’Eglise. Dans la parole pro­non­cée par l’Eglise reten­tit, à l’in­time de l’être, la voix de Dieu, qui « seul est le Bon » (Mt 19, 17), qui seul « est amour » (1 Jn 4, 8.16).

Dans l’onc­tion de l’Esprit, cette parole douce et exi­geante se fait lumière et vie pour l’homme. C’est encore l’Apôtre Paul qui nous invite à la confiance, parce que « notre capa­ci­té vient de Dieu : c’est lui qui nous a ren­dus capables d’être les ministres d’une Alliance Nouvelle, une Alliance qui n’est pas celle de la lettre de la Loi, mais celle de l’Esprit… Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est pré­sent, là est la liber­té. Et nous tous qui, le visage décou­vert, réflé­chis­sons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes trans­for­més en cette même image, allant de gloire en gloire, par l’ac­tion du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 5–6. 17–18).

Conclusion

Marie, Mère de Miséricorde

118. Au terme de ces consi­dé­ra­tions, c’est à Marie, Mère de Dieu et Mère de Miséricorde, que nous confions nos per­sonnes, les épreuves et les joies de notre exis­tence, la vie morale des croyants et des hommes de bonne volon­té, ain­si que les recherches des moralistes.

Marie est Mère de Miséricorde parce que Jésus Christ, son Fils, est envoyé par le Père pour être la révé­la­tion de la Miséricorde de Dieu (cf. Jn 3, 16–18). Il est venu non pour condam­ner, mais pour par­don­ner, pour faire usage de la misé­ri­corde (cf. Mt 9, 13). Et la plus grande misé­ri­corde, c’est, pour lui, d’être au milieu de nous et de nous adres­ser son appel à venir à Lui et à Le recon­naître, en union avec Pierre, comme « le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Il n’est aucun péché de l’homme qui puisse annu­ler la Miséricorde de Dieu, l’empêcher d’exer­cer toute sa puis­sance vic­to­rieuse aus­si­tôt que nous y avons recours. Au contraire, la faute elle-​même fait res­plen­dir encore davan­tage l’a­mour du Père qui, pour rache­ter l’es­clave, a sacri­fié son Fils 181 : sa misé­ri­corde envers nous, c’est la Rédemption. Cette misé­ri­corde atteint sa plé­ni­tude par le don de l’Esprit, qui engendre la vie nou­velle et l’ap­pelle. Si nom­breux et si grands que soient les obs­tacles semés par la fai­blesse et le péché de l’homme, l’Esprit, qui renou­velle la face de la terre (cf. Ps 104103, 30), rend pos­sible le miracle du par­fait accom­plis­se­ment du bien. Un tel renou­vel­le­ment, qui donne la capa­ci­té de faire ce qui est bon, noble, beau, agréable à Dieu et conforme à sa volon­té, est en quelque sorte l’é­pa­nouis­se­ment du don de misé­ri­corde, qui délivre de l’es­cla­vage du mal et donne la force de ne plus pécher. Par le don de la vie nou­velle, Jésus nous rend par­ti­ci­pants de son amour et nous conduit au Père dans l’Esprit.

119. Voilà la cer­ti­tude récon­for­tante de la foi chré­tienne, qui lui vaut d’être pro­fon­dé­ment humaine et d’uneextra­or­di­naire sim­pli­ci­té. Parfois, dans les dis­cus­sions sur les pro­blèmes nou­veaux et com­plexes en matière morale, il peut sem­bler que la morale chré­tienne soit en elle-​même trop dif­fi­cile, trop ardue à com­prendre et presque impos­sible à mettre en pra­tique. C’est faux, car, pour l’ex­pri­mer avec la sim­pli­ci­té du lan­gage évan­gé­lique, elle consiste à suivre le Christ, à s’a­ban­don­ner à Lui, à se lais­ser trans­for­mer et renou­ve­ler par sa grâce et par sa misé­ri­corde qui nous rejoignent dans la vie de com­mu­nion de son Eglise. « Qui veut vivre, nous rap­pelle saint Augustin, sait où vivre, sait sur quoi fon­der sa vie. Qu’il ap— proche, qu’il croie, qu’il se laisse incor­po­rer pour être vivi­fié ! Qu’il ne craigne pas la com­pa­gnie de ses frères ! » 182. Avec la lumière de l’Esprit, tout homme, même le moins savant, et sur­tout celui qui sait gar­der un « cœur simple » (Ps 8685, 11), peut donc sai­sir la sub­stance vitale de la morale chré­tienne. D’autre part, cette sim­pli­ci­té évan­gé­lique ne dis­pense pas d’af­fron­ter la com­plexi­té du réel, mais elle peut ame­ner à la com­prendre avec plus de véri­té, parce que mar­cher à la suite du Christ met­tra pro­gres­si­ve­ment en lumière les traits de l’au­then­tique morale chré­tienne et don­ne­ra en même temps le res­sort vital pour la pra­ti­quer. C’est le devoir du Magistère de l’Eglise de veiller à ce que le dyna­misme de la réponse à l’ap­pel du Christ se déve­loppe de manière orga­nique, sans que soient fal­si­fiées ou occul­tées les exi­gences morales, avec toutes leurs consé­quences. Celui qui aime le Christ observe ses com­man­de­ments (cf. Jn 14, 15).

120. Marie est Mère de Miséricorde éga­le­ment parce que c’est à elle que Jésus confie son Eglise et l’hu­ma­ni­té entière. Au pied de la Croix, lors­qu’elle accueille Jean comme son fils, lors­qu’elle demande, avec le Christ, le par­don du Père pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils font (cf. Lc 23, 34), Marie, en par­faite doci­li­té à l’Esprit, fait l’ex­pé­rience de la richesse et de l’u­ni­ver­sa­li­té de l’a­mour de Dieu, qui dilate son cœur et la rend capable d’embrasser le genre humain tout entier. Elle devient ain­si la Mère de tous et de cha­cun d’entre nous, Mère qui nous obtient la Miséricorde divine.

Marie est un signe lumi­neux et un exemple atti­rant de vie morale : « Sa vie seule est un ensei­gne­ment pour tous », écrit saint Ambroise 183 qui, s’a­dres­sant par­ti­cu­liè­re­ment aux vierges, mais dans une pers­pec­tive ouverte à tous, déclare : « Le pre­mier et ardent désir d’ap­prendre, la noblesse du maître vous le donne. Et qui est plus noble que la Mère de Dieu ? Qui est plus splen­dide que celle qui fut élue par la Splendeur elle-​même ? » 184. Marie vit et met en œuvre sa liber­té en se don­nant elle-​même à Dieu et en accueillant en elle le don de Dieu. Elle garde en son sein vir­gi­nal le Fils de Dieu fait homme jus­qu’au moment de sa nais­sance, elle l’é­lève, elle le fait gran­dir et elle l’ac­com­pagne dans ce geste suprême de liber­té qu’est le sacri­fice total de sa vie. Par le don d’elle-​même, Marie entre plei­ne­ment dans le des­sein de Dieu qui se donne au monde. En accueillant et en médi­tant dans son cœur des évé­ne­ments qu’elle ne com­prend pas tou­jours (cf. Lc 2, 19), elle devient le modèle de tous ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent (cf. Lc 11, 28) et elle mérite le titre de « Trône de la Sagesse ». Cette Sagesse, c’est Jésus Christ lui-​même, le Verbe éter­nel de Dieu, qui révèle et accom­plit par­fai­te­ment la volon­té du Père (cf. He 10, 5–10). Marie invite tout homme à accueillir cette Sagesse. C’est à nous aus­si qu’elle adresse l’ordre don­né aux ser­vi­teurs, à Cana de Galilée, durant le repas de noces : « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2, 5).

Marie par­tage notre condi­tion humaine, mais dans une trans­pa­rence totale à la grâce de Dieu. N’ayant pas connu le péché, elle est en mesure de com­pa­tir à toute fai­blesse. Elle com­prend l’homme pécheur et elle l’aime d’un amour mater­nel. Voilà pour­quoi elle est du côté de la véri­té et par­tage le far­deau de l’Eglise dans son rap­pel des exi­gences morales à tous et en tout temps. Pour la même rai­son, elle n’ac­cepte pas que l’homme pécheur soit trom­pé par qui­conque pré­ten­drait l’ai­mer en jus­ti­fiant son péché, car elle sait qu’ain­si le sacri­fice du Christ, son Fils, serait ren­du inutile. Aucun acquit­te­ment, fût-​il pro­non­cé par des doc­trines phi­lo­so­phiques ou théo­lo­giques com­plai­santes, ne peut rendre l’homme véri­ta­ble­ment heu­reux : seules la Croix et la gloire du Christ res­sus­ci­té peuvent paci­fier sa conscience et sau­ver sa vie.

Marie,
Mère de Miséricorde,
veille sur tous,
afin que la Croix du Christ
ne soit pas ren­due vaine,
que l’homme ne s’é­gare pas
hors du sen­tier du bien,
qu’il ne perde pas la conscience du péché,
qu’il gran­disse dans l’es­pé­rance en Dieu,
« riche en misé­ri­corde » (Ep 2, 4),
qu’il accom­plisse libre­ment les œuvres bonnes
pré­pa­rées d’a­vance par Dieu (cf. Ep 2, 10)
et qu’il soit ain­si, par toute sa vie,
« à la louange de sa gloire » (Ep 1, 12).

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 6 août 1993, fête de la Transfiguration du Seigneur, en la quin­zième année de mon pontificat.

Jean-​Paul II