Basilique Saint-Pierre © Jean-Pol GRANDMONT-commons.wikimedia.org

Amoris laetitia : une réponse aux dubia

Les Pères Thomasset et Garrigues ont publié une réponse aux dubia (doutes) adressés au pape en 2016 par quatre cardinaux à propos d’Amoris laetitia. Présentation de cet essai.

Le jésuite Alain Thomasset et le dominicain Jean-Miguel Garrigues s’associent pour répondre aux doutes des cardinaux Brandmüller, Burke, Caffarra et Meisner sur la compatibilité du chapitre VIII de l’exhortation apostolique Amoris laetitia (AL) de François avec l’exhortation Familiaris consortio et l’encyclique Veritatis splendor de saint Jean-Paul II. La thèse des auteurs est que les enseignements respectifs des deux papes ne se contredisent que si l’on fait une lecture laxiste de François et rigide de Jean-Paul II. Une interprétation correcte des enseignements en question permettrait au contraire de souligner leur complémentarité, Jean-Paul II insistant doctrinalement sur l’universalité et l’objectivité des normes morales et François prenant pastoralement en considération « la dimension singulière de la décision personnelle » (p. 20).
Le Père Thomasset situe le contexte de Veritatis splendor (1993) : face au relativisme et au subjectivisme qui conduisent à une morale de situation, Jean-Paul II affirmait que, au-delà des circonstances et de l’intention, c’est l’objet qui spécifie l’acte humain, le rendant bon ou mauvais ; mais Jean-Paul II ne niait pas, loin s’en faut, que l’objet ne dût être considéré en tant que choisi par la volonté délibérée, c’est-à-dire par la volonté informée par l’intelligence. François, lui, plus attentif au « risque qu’une interprétation trop stricte de la doctrine sur la morale familiale ne détourne durablement nombre de chrétiens de la vie l’Église » (p. 52), s’intéresse surtout aux « situations concrètes » (p. 59) sur lesquelles il entend porter un regard de miséricorde. Le P. Thomasset relève les « propos très durs » (p. 64) de François à l’égard de ceux qui appliquent univoquement les normes morales pour juger ceux qui vivent des situations irrégulières. Mais le contexte relativiste visé par Jean-Paul II a-t-il tellement changé – en Europe occidentale – qu’il faille dénoncer unilatéralement les « rigides » et se focaliser sur les conditionnements du sujet ?
Analysant l’acte humain, A. Thomasset rappelle pertinemment qu’il faut tenir compte de l’intention de l’acte ainsi que des circonstances morales dans lesquelles il est posé. L’exemple qu’il donne n’est pas anodin car il annonce, de façon assez inquiétante, une réinterprétation d’Humanae vitae de Paul VI : « Suffit-il, pour définir et évaluer moralement un acte conjugal qui recourt à la pilule de dire qu’il cherche à éviter toute procréation, alors qu’il peut être dans certains cas le seul moyen efficace de régulation des naissances en vue d’une paternité responsable ? » (p. 77). Et le Père Thomasset de s’appuyer sur la réception restrictive d’Humanae vitae par neuf épiscopats en 1968 (p. 92), comme si cette réception restrictive avait valeur d’herméneutique authentique. Revenant sur la citation que fait François de saint Thomas : « Bien que dans les principes généraux, il y ait quelque nécessité, […] plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient » (AL n. 304), A. Thomasset explique que l’on n’applique pas mathématiquement une norme universelle à un cas particulier, cette application requérant un jugement prudentiel de la raison pratique, laquelle « n’exerce pas son activité en termes de syllogisme logico-déductif (de la loi générale à la loi particulière) […], mais d’une manière qui fait sans cesse appel à un aller-retour entre raisonnement et expérience, où se mêle à l’argumentation un grand nombre de considérations circonstancielles changeantes » (p. 83).

PHILOSOPHIE DE L’ACTION
Pour montrer que, en dernière instance, c’est la conscience qui juge, à partir d’une situation, si l’objet de l’acte le rend intrinsèquement mauvais ou non, le P. Thomasset en appelle à la philosophie contemporaine de l’action, philosophie qui distingue entre le motif et la cause d’une action, où l’on fait ceci (cause) pour obtenir cela (motif), ce qui permettrait de ne pas réduire l’action humaine à une action physique et de saisir l’entremêlement entre le pourquoi et le comment. Par exemple, j’ouvre la fenêtre pour permettre la circulation de l’air (cause) afin de rafraîchir la pièce (motif) : « Ce modèle mixte de l’action conjoint des segments téléologiques qui relèvent du jugement pratique (faire ceci en vue de cela) et des segments systémiques qui relèvent de l’action causale (lors physiques, sociologiques, historiques) » (p. 88). À cette « syntaxe de l’action », A. Thomasset ajoute « les ressources de la théorie du récit », empruntée à Ricoeur, qui requiert de ne pas isoler un acte singulier de son contexte et de l’histoire du sujet, pour parvenir à une identité personnelle irréductible à l’identité invariable d’une substance (cf. p. 89). Si, de surcroît, on prend en compte « la situation tragique de l’existence [qui] nous place devant des situations où n’existe aucun repère prévu d’avance » (p. 91), on comprend que la conscience se doit de résoudre ses conflits à partir du devoir qui lui semble être le plus impérieux. S’ensuit un éloge de la casuistique. Mais à vouloir rendre compte de tous les « ressorts » et de la « complexité » (p. 87) de l’agir humain, ne finit-on pas par atomiser ce dernier et à ôter toute responsabilité au sujet ? De plus, le P. Thomasset semble en rester à une problématique assez nominaliste, où l’on ne considère plus que la norme divine explicite les exigences de la nature humaine et trouve pour cette raison un écho profond dans le substrat ontologique de la conscience. Cette consonance rend précisément possible un jugement rectifié de conscience.

L’EXPLICATION DU P. GARRIGUES
Plus probante est l’explication du P. Garrigues qui relève le fait que saint Thomas, dans ses œuvres de maturité, ne considère pas que la volonté se porte mécaniquement sur l’objet tel qu’il lui est présenté par l’intelligence sous l’aspect de la bonté. Ce bien ayant valeur de fin, il faut aussi qu’il exerce son attraction sur la faculté volitive, inclination qui met en jeu, à titre de conditionnement, l’appétit sensible, siège des passions (cf. p. 129). Le P. Garrigues rappelle aussi que, pour l’Aquinate, si la malice intrinsèque vient de la « matérialité » de l’acte moral extérieur, l’imputabilité est prise à partir de la « forme » que représente l’acte de volonté (cf. p. 158). Ces précisions induisent, pour saint Thomas, deux types de jugements moraux : un jugement de sévérité « quand on considère uniquement la nature de l’objet et non la condition de la personne » et un jugement de miséricorde ou d’équité qui intègre aussi cette dernière dimension. J.-M. Garrigues de conclure : « Cela ne rend en rien [un] adultère vertueux en lui-même, mais cela permet de comprendre comment cette situation de péché objectif peut néanmoins exister dans le sujet avec la grâce » (p. 159). S’agit-il cependant de la grâce actuelle ou de l’état de grâce requis à la communion sacramentelle, ce qui est quand même le sujet ?
Si le préfacier – le cardinal Schönborn – et les auteurs estiment que les doutes soulevés par les quatre cardinaux étaient exprimés « de façon inconvenante » (p. 11), d’« une manière de procéder désinvolte et même quelque peu violente » (p. 113) et constituaient « une mise en demeure frontale et publique qui, par sa formulation et sa publication, représentait une remise en question doctrinale de sa récente exhortation apostolique » (p. 114), ils conviennent aussi qu’il faut répondre à ces dubia et le travail des PP. Thomasset et Garrigues peut être considéré comme une utile contribution à une éventuelle réponse officielle.
Leur thèse sur la complémentarité d’Amoris laetitia aurait toutefois gagné en crédibilité s’ils ne s’attachaient pas à délégitimer la tradition théologique objectiviste (cf. pp. 153-163), illustrée par feu l’Institut Jean-Paul II, avec un rien d’obséquiosité : « Malheureusement pour la prétention doctrinale quasi magistérielle de cette école théologique, le Seigneur a permis qu’arrive sur le siège de Pierre un fils de saint Ignace, c’est-à-dire un héritier de l’école par excellence du discernement de l’exercice de l’acte moral par le sujet » (p. 156). Il reste regrettable que la modification disciplinaire considérable que constitue l’accès des personnes divorcées remariées à la communion sacramentelle, même si cette modification est le fruit d’un développement doctrinal homogène, ne soit, pour l’heure, magistériellement évoquée que dans une note en bas de page, qui semble ne pas exclure un tel accès moyennant un discernement au cas par cas, alors même que des pans entiers de l’épiscopat s’engouffrent dans la voie de permissions collectives.

Abbé Christian Gouyaud

Alain Thomasset, sj et Jean-Miguel Garrigues, op, Une morale souple mais non sans boussole. Réponse aux doutes des quatre cardinaux à propos d’Amoris laetitia, Cerf, 2017, 170 pages, 14 €.

 

Amoris laetitia. La Doctrine du Bon Pasteur. Regard d’un curé de paroisse et théologien, du P. François Gonon,
Éditions Emmanuel, 2017, 166 pages, 14 €.
Abordant Amoris laetitia dans une herméneutique de continuité, ce livre met en évidence les nombreux points effectifs de cohérence entre cette exhortation et le magistère précédent. Fort de son expérience pastorale, le P. Gonon insiste sur l’urgence pour l’Église d’offrir, dans le domaine de la pastorale conjugale, de véritables propositions évangélisatrices, de forts éléments de discernement à tous ses acteurs, pasteurs ou non : il s’agit de rejoindre en vérité tous les hommes, notamment ceux qui en ont le plus besoin du fait de certaines situations conjugales, de leur offrir miséricorde et salut, et d’accompagner leur chemin de conversion. En cela, ce livre est stimulant.
Malheureusement, il n’est pas exempt d’imprécisions et de raisonnements superficiels. Ainsi, la perspective de continuité se trouve relativisée par une étonnante partition entre les différents papes, saint Jean Paul II, moral et doctrinal, exprimant « l’idéal », opposé à François, pasteur « se laissant enseigner par le réel ». L’enseignement de Jésus sur l’indissolubilité du mariage risque alors de n’être plus pour certains qu’un horizon rêvé, ou légitimement remis à plus tard ; ceux qui le considèrent comme l’expression de l’appel du Seigneur à la conversion, pour lequel il offre actuellement sa grâce, risquent d’être vus comme des doctrinaires. Ce choix de l’auteur dessert alors son regard, présenté comme apaisé, sur Amoris laetitia.

Anne-François Thès

© LA NEF n°302 Avril 2018