Vatican

Audience privée avec le Pape François

Pour nos 70 ans, le Saint-Père nous reçoit au Vatican, dans la résidence Santa Marta où il a choisi de vivre.

Toutes les portes s’ouvrent sur son passage mais celle-là, il tient à la pousser lui-même. S’il règne sur une communauté de plus d’un milliard de fidèles, ce jésuite n’a jamais oublié son vœu d’humilité. Loin de la solennité du palais pontifical, il vit, travaille et célèbre la messe dans la résidence dépouillée édifiée, à l’origine, pour héberger les ecclésiastiques de passage. C’est avec cette même simplicité que François a accepté de fêter l’anniversaire de notre magazine qui, depuis Pie XII, a toujours consacré une place essentielle aux Souverains Pontifes. En octobre 2015, Sa Sainteté nous avait déjà accordé sa première interview française. Cette année, au cours de l’entretien, il s’exclame : « 70 ans, c’est beau ! »

Un appel divin

Le 1er mai, à 15 h 30, quand mon portable a sonné et que j’ai entendu un chaleureux « Buongiorno Carolina », j’ai cru reconnaître la voix du Pape, mais cela semblait impensable. Alors je suis restée muette. Devant ce silence, mon interlocuteur a poursuivi : « C’est Papa Francesco. Tout d’abord, excusez-moi, c’est ma faute, je n’avais pas fait assez attention à votre lettre mais j’imaginais bien que vous seriez chez vous aujourd’hui. J’avoue avoir été très occupé avec la semaine pascale et la visite dans les Balkans. Quelle est votre date butoir pour ce reportage ? Je regarde attentivement mon emploi du temps et je vous rappelle. En attendant, je ne vous dis pas “bon travail” puisque c’est la fête des travailleurs. Enfin, essayez quand même de trouver un petit moment pour prier pour moi. On se voit bientôt. »

L’idée d’un sujet prestigieux avec l’évêque de Rome était née deux mois auparavant. Cinquante couvertures et d’innombrables articles ayant été consacrés aux Souverains Pontifes depuis Pie XII en 1949, il nous paraissait donc important d’inviter le successeur de Pierre à participer, à sa manière, au 70e anniversaire du journal. C’est pourquoi j’avais osé lui glisser discrètement à l’oreille, dans l’Airbus nous conduisant au Maroc, le 30 mars dernier : « Très Saint-Père, ce serait un grand honneur si vous acceptiez de nous recevoir à l’occasion de cet événement. » Il avait souri : « Je vais réfléchir. Pourquoi pas ! » Je sais comment Jorge Mario Bergoglio fronce les sourcils dès qu’il n’est pas content, de ce fait j’étais optimiste, même si je suis consciente qu’il est le chef d’État le plus sollicité de la planète. 

Le 21 mai, à 7 h 37, surprise ! Sur mon portable s’est affiché un e-mail intitulé « Del Papa Francesco ». « Cara Carolina, je vous attends le 25 à 16 h à Santa Marta… »

Trois jours plus tard, avec Guillaume Clavières, directeur de la photo, et Virginie Clavières, photographe, nous étions à Rome. Sa Sainteté allait nous accueillir sans protocole. Les rendez-vous du samedi après-midi, où le Pape mène un autre rythme, sont parmi ceux qui ne figurent pas sur l’agenda officiel. La semaine, comme le souligne Hernan Reyes Alcaide, confrère uruguayo-argentin qui le suit au quotidien, avait été fort chargée. « Avec, notamment, la visite des membres de la Conférence épiscopale italienne, de la présidente de l’Assemblée nationale bulgare, la présentation des lettres de créance de neuf nouveaux ambassadeurs, la célébration d’une messe pour Caritas, l’accueil de 5000 membres de la Fédération italienne de football… » et, bien sûr, l’audience générale du mercredi, place Saint-Pierre, qui réunit quelque 20 000 fidèles, dont beaucoup de prêtres et de religieuses, venus écouter sa catéchèse et assister à son grand tour en papamobile. C’est également le moment où lui sont présentées les personnalités, d’horizons très divers, ayant pris place au premier rang. Cette parenthèse hebdomadaire avec les pèlerins procure à l’ancien cardinal archevêque de Buenos Aires des moments de bonheur. Lui qui tient à garder un contact direct avec le monde extérieur retrouve alors ses vieux réflexes d’homme de terrain. Il bénit les jeunes mariés, réconforte les malades, embrasse les enfants, plaisante, pose pour des photos de groupe, employant le ton de la confidence comme s’il s’adressait à chacun en particulier. 

L'arrivée

Le samedi 25 mai, nous nous présentons vêtus de sombre, selon la règle, devant la porta del Sant’Uffizio. Les grilles franchies, un garde suisse, dans son seyant uniforme jaune et bleu, vérifie nos identités, avant le barrage de la gendarmerie pontificale. Nous marchons jusqu’à Santa Marta, la résidence hôtelière du Saint-Siège, construite à l’époque de Karol Wojtyla. Loin de la solennité des palais officiels, c’est le lieu où le pape argentin a choisi d’habiter au lendemain de son élection le 13 mars 2013. Il craignait de se sentir enfermé dans le décor grandiose des appartements pontificaux, et a encore récemment déclaré : « Le gouvernement du Vatican reste la dernière cour européenne de monarchie absolue, les autres étant désormais des monarchies constitutionnelles. C’est pourquoi cette structure doit disparaître. » 

Le Saint-Père occupe au deuxième étage une suite de trois pièces dotée d’un mobilier fonctionnel. Il prend la plupart de ses repas dans la salle à manger commune du rez-de-chaussée. Sa table se trouve à l’écart, sur la gauche, et il a parfois des invités. Bien qu’il soit servi, il lui arrive, afin de respirer l’atmosphère ambiante, d’aller réchauffer ses pâtes au micro-ondes. C’est le moment où chacun l’imite pour tenter de l’aborder, de le saluer. Une singulière procession ! 

Nous voici enfin devant Santa Marta, un bâtiment moderne. Nous n’avons croisé personne, car seuls quelques monsignori travaillent le week-end. Un huissier nous fait entrer dans un petit salon. Et, soudain, à 16 h précises, le Souverain Pontife ouvre la porte. Il n’est accompagné ni de son secrétaire particulier, ni de membres de la sécurité ou de ses deux majordomes. Avec François, issu du Nouveau Monde, l’usage n’est plus de se prosterner et de baiser l’anneau papal. On fait juste un léger mouvement de tête en signe de respect. Il porte de grosses chaussures, confortablement usées, et sa soutane laisse entrevoir son pantalon noir de jésuite. Il se dirige vers nous. Je m’adresse à lui en italien, lui présente l’équipe de Paris Match et lui offre du champagne. « Santita, ce sera pour fêter notre anniversaire avec vos amis. » Ça l’amuse. Il nous rappelle que, d’après la légende, c’est un moine bénédictin qui aurait inventé le champagne, puis il pose la bouteille sur une table basse. Je me permets de lui demander : « Pourrait-on changer de pièce, celle-là est triste et il n’y a pas trop de recul… – J’ai tout mon temps », répond-il, affable, pour nous rassurer. 

Précieuse autographe

Il nous emmène dans une salle de réception, je lui présente le montage photographique avec les 50 fameuses unes. « C’est beau, ça ; 50 couvertures, ce n’est pas rien ! » s’exclame-t-il. Il les regarde attentivement, sans chercher les trois où il figure. Je les lui indique, mais il est visiblement davantage intéressé par les autres et surtout celles de Paul VI, « un grand ami de la France », insiste-t-il. Faisant le calcul, il précise, le regard malicieux : « Quand votre journal a été fondé, j’avais 12 ans et demi ! » Puis il prend le document sous le bras, s’installe au bureau, me demande de choisir un feutre et ajoute : « Dois-je employer l’italien ou l’espagnol ? – C’est vous qui décidez, très Saint-Père. – L’espagnol est ma langue maternelle. » Il commence à écrire. « Je m’aperçois que je suis spontanément passé de l’espagnol à l’italien ! » Résultat : « À Paris Match, pour son 70e anniversaire, mes meilleurs vœux, avec ma bénédiction. Fraternellement. » 

Il me confie ensuite pourquoi il ne s’est pas rendu à Paris quand Notre-Dame a brûlé. « Même lorsqu’il y a des attentats perpétrés dans les églises par l’État islamique, je condamne vigoureusement les actes terroristes, prie pour les victimes, leurs familles et toute la communauté chrétienne, mais ne me déplace pas. Le Pape doit appliquer les mêmes règles partout. Je l’ai expliqué au président Macron qui l’a compris. » J’en profite pour lui demander s’il viendra un jour dans notre pays. « J’y pense… J’aimerais bien mais, pour l’heure, d’autres ont davantage besoin de moi. Ah ! Teresina ! » Ses yeux brillent. Thérèse de Lisieux est une des saintes que le Pape vénère. J’enchaîne : « Très Saint-Père, pourquoi y a-t-il ici ce tableau de la Vierge, « Marie qui défait les nœuds » ? – Celui-ci est une reproduction de la peinture de Schmidtner. L’original se trouve dans une église bavaroise. Connaissez-vous son histoire ? – Mal. Pourriez-vous nous la raconter. – Il y a plein de nœuds dans la vie : au quotidien, en famille, autour de soi… L’important, c’est d’arriver à les défaire, raison pour laquelle j’aime cette représentation de la Madone au grand ruban blanc qu’il faut réussir à dénouer avec grâce. – Et l’icône de la Vierge du silence qui se trouve entre les deux ascenseurs du palais apostolique ? – Je l’ai fait placer là car c’est un symbole fort. Savoir se taire, éviter les bavardages ; quand on parle des autres, on est tenté d’en dire du mal, ce qui signifie souvent les détruire. Mieux vaut s’abstenir de faire des commentaires sur autrui. Restez ici, je vais remonter dans mon appartement pour vous rapporter le petit livre de la Vierge du silence. » C’est à ce moment-là que je lui offre un ouvrage sur sainte Thérèse de Lisieux.

Cadeau apprécié

Il prononce quelques phrases en français. « Je l’ai appris à l’Alliance française quand j’étais jeune, malheureusement, j’ai presque tout oublié. – Peut-être, mais vous avez un bon accent. » Il a l’air étonné. Je lui raconte que mon père était piémontais ; il s’exprime alors en dialecte piémontais : « C’est celui qu’employait ma grand-mère paternelle. » S’ensuit une conversation privée… Il observe la « boîte à lumière » de la photographe. Rien ne lui échappe. « C’est original, cette forme ronde ! – Très Saint-Père, Virginie avait peur que le rendez-vous tombe le jour où elle devenait grand-mère. – Vous êtes déjà grand-mère ! Je vais chercher un cadeau pour votre petit-fils, comment s’appelle-t-il ? » Le Pape sort d’un pas décidé, remonte chez lui, revient avec une médaille, un chapelet pour le bébé, le livre sur la Vierge du silence pour chacun de nous et, spécialement à mon attention, un recueil de ses poésies piémontaises préférées et ses textes sur l’Europe.

Nous sommes comblés. Impressionnés par sa vitalité, et pourtant… à 82 ans, le pasteur de l’Église universelle est confronté à des scandales en cascade. Multiples affaires de pédophilie, d’argent sale concernant des cardinaux, des évêques et des prêtres sur plusieurs continents, religieuses victimes d’abus sexuels… Il encaisse et continue de tracer sa route. Plus pragmatique que dogmatique, il tente de réformer l’Église, qu’il veut plus humble, plus transparente, moins centralisée, laissant davantage de place aux conférences épiscopales. Avoir l’ambition de simplifier ainsi ces structures – dicastères et conseils pontificaux – est impopulaire, d’autant que privilège de la souveraineté absolue, il exige des résultats. Depuis ses débuts, il n’a guère ménagé la curie. Chaque cardinal a en mémoire l’impitoyable discours, vif sur le fond comme dans la forme, qu’il prononça le 22 décembre 2014 dans la salle Clémentine, dressant la liste des 15 maladies qui affectaient le gouvernement de l’Église et poussant les membres du Sacré Collège à un examen de conscience radical. Douloureux pour les princes de l’Église ; passionnant, en revanche, pour nous qu’il ne cesse de surprendre. 

De bons réflexes

Quelques jours à peine avant la sortie de ce numéro historique, nous autres vaticanistes accompagnions le Saint-Père dans l’avion papal en Roumanie. C’est, pour ma part, le 24e pays visité à ses côtés, toujours une belle aventure. Malgré des réveils extrêmement matinaux et un emploi du temps épuisant, le Saint-Père semble plus alerte que nous. Attentif, réactif au cours de la mythique conférence de presse à 10 000 mètres d’altitude, il écoute nos questions, l’air faussement candide, lui, l’une des personnalités les mieux informées sur terre. Se concentrant tel un sportif de haut niveau, réflexe de leader habitué aux foules, il scrute l’arrière de la cabine, nous répond sans hésiter, rebondit cette fois-ci sur l’Europe : « L’Europe doit parler, elle ne doit pas dire : “Nous sommes unis et c’est à Bruxelles d’aller de l’avant.” Nous sommes tous responsables de l’Union européenne. […] L’alternance de sa présidence n’est pas un geste de courtoisie, c’est un symbole de la responsabilité que chaque pays a sur l’Europe. […] Si elle ne regarde pas attentivement les défis futurs, elle souffrira, sera rabaissée. […] L’Europe a besoin d’avoir sa propre identité, de surmonter les divisions et les frontières. […] Pensez à l’Europe divisée de l’entre-deux-guerres. Tirons une leçon de l’Histoire : une fois de plus, l’homme est le seul animal qui tombe deux fois dans le même trou. »

Journaliste accréditée au Vatican depuis 23 ans, mon émotion est toujours aussi grande lorsque je suis en face de Sa Sainteté. Si l’homme en blanc capte la lumière, cette proximité entraîne, surtout, son lot de surprises. Et plus encore avec François. Lui qui m’a émue dès le lendemain de son élection en regardant dans les yeux les sans-abri, des migrants pour nombre d’entre eux, qui campaient sur des cartons devant la salle de presse du Saint-Siège. Je les ai alors vus relever la tête avec dignité. Grâce à eux, j’ai compris qu’il se passait autre chose avec ce jésuite altermondialiste au service des exclus en Argentine. Au Vatican aussi, il allait sans doute faire son « métier » autrement et d’abord aux « périphéries », martelant sans cesse qu’« exclure des migrants est un signe de déclin moral ».

Exquise courtoisie, le Souverain Pontife n’a jamais consulté sa montre, ne fût-ce que furtivement, au cours de ces 35 minutes passées trop vite. Avec un timbre de voix apaisant, une façon sympathique de parler italien en y glissant souvent des tournures de phrase espagnoles, il transmet tant de joie qu’il nous ferait presque oublier que nous nous trouvons face au chef spirituel qui règne sur 1,313 milliard de catholiques. 

Le Saint-Père ouvre lui-même la porte, prend soin d’éteindre la lumière. Nous traversons ensemble le vaste hall en marbre jusqu’à l’ascenseur. Il sourit et nous lance un chaleureux « Adiós ! ». Une ancienne tradition prévoit que, sur le courrier envoyé à l’évêque de Rome, soit inscrit à droite de l’enveloppe « F.R. », « Felicemente Regnante » (« Régnant avec félicité »). En quittant le pape François, je me suis fait la réflexion que cette formule protocolaire s’appliquait vraiment à lui.

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