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L’Église et la tyrannie des lois ou les lois des tyrannies

Par L'ABBÉ CLAUDE BARTHE

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La candidature du catholique Joe Biden à la présidence des États-Unis, alors qu’il défendait le « droit » à l’avortement, a divisé l’Église de ce pays : un prêtre lui a refusé la communion dans une église de Caroline du Sud ; le nouveau cardinal de Washington, le cardinal Wilton Gregory, a au contraire affirmé qu’il ne repousserait pas Biden de l’eucharistie ; et de son côté, Mgr Charles J. Chaput, archevêque émérite de Philadelphie, a publiquement estimé que les actes de Joe Biden démontraient qu’il n’était pas en communion avec l’Église.

Il est clair que le problème le plus immédiat pour l’Église, dans les démocraties modernes, est celui des lois tyranniques, qu’elles soient criminelles ou seulement injustes. Mais au-delà du refus des lois tyranniques se pose à elle et aux hommes de ce temps celui plus général de la vie au sein de la tyrannie. À ce propos, l’Église et l’Église seule peut aujourd’hui faire briller la vérité, « comme une lampe dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à poindre » (2 P 1, 19).


La désastreuse intégration du positivisme juridique par les catholiques

La vulgate catholique d’aujourd’hui repose sur la séparation entre le domaine politique, censé moralement neutre, simplement positif, d’avec celui de la conscience individuelle, dichotomie qu’exprime par exemple le P. Alain Thomasset, professeur de théologie morale au Centre Sèvres à Paris : « En tant que chrétien, un maire peut personnellement désapprouver la loi sur les mariages homosexuels, mais en tant qu’élu et officier public il a aussi des obligations par rapport à la loi qui s’impose à tous et dont il doit faire respecter l’application »[1].

On est à mille lieues de ce que disait, par exemple Pie XII : « Le simple fait pour une loi d’être déclarée par le pouvoir législatif norme obligatoire dans l’État, fait considéré seul et par lui-même, ne suffit pas à créer un vrai droit. Le “critère du simple fait” vaut seulement pour Celui qui est l’auteur et la règle souveraine de tout droit : Dieu. L’appliquer indistinctement et définitivement au législateur humain, comme si sa loi était la règle suprême du droit, est l’erreur du positivisme juridique, au sens propre et technique du mot : erreur qui est à la base de l’absolutisme de l’État et qui équivaut à une déification de l’État lui-même »[2]. Car, comme le rappelait saint Thomas : « Toute loi humaine instituée a valeur de loi dans la mesure où elle découle de la loi naturelle, mais si elle s’écarte de celle-ci en quelque chose, elle sera moins une loi qu’une corruption de la loi »[3]. D’où il résulte que « les lois injustes sont beaucoup plus des violences que des lois », et elles n’obligent pas[4].

Pour bien entendre ceci, il faut considérer les lois, à rebours des systèmes modernes, comme ce qu’elles doivent être, à savoir comme les instruments privilégiés de l’organisation juste de la cité, par lesquelles le gouvernant indique « la règle et la mesure » des actes posés par les citoyens. Elles organisent ainsi ce pourquoi la cité des hommes est faite : le bien vivre, le bien de la paix, le respect du juste, d’une vie honnête, dans l’harmonieux développement intellectuel et moral.

L’essence de la loi digne de ce nom repose en fait sur celle de la cité, dont l’existence est pour l’homme une exigence de la nature[5]. « Sans elle les hommes ne peuvent parvenir à leur fin, y compris dans ses aspects les plus élevés. Elle leur donne non seulement des biens matériels, mais aussi les moyens de développer leur vie intellectuelle jusqu’à la contemplation, jusqu’à la vérité ultime de Dieu, c’est pourquoi saint Thomas acquiesce à la constatation du Grec Aristote qui déclare que la politique est le plus divin des arts. La politique conduit l’homme à sa fin, d’abord dans l’amitié politique et même la vie religieuse, bien que les contemplatifs, en un certain sens, dépassent la vie de la cité. C’est à cette aide que la cité fournit à l’homme qu’il faut rapporter ce que dit saint Thomas des fonctions de la loi humaine »[6].

On a le plus grand mal à entendre ceci aujourd’hui, fût-ce théoriquement. L’homme par sa vie, qui est nécessairement une vie dans la cité, se trouve engagé dans un certain nombre de relations qui lui imposent des devoirs de justice, du fait de tout ce qu’il reçoit de cette cité, éducation, langue, biens de toute nature. À travers l’accomplissement de cette justice, il exerce ses vertus et parvient à sa fin. Les lois, par nature éducatrices, ne sont rien d’autre que des tuteurs, qui le contraignent à abandonner cet égoïsme auquel l’incline sa nature blessée par le péché. In fine, le but de la loi est de promouvoir le bien et de punir le mal : « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine: soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme envoyés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien » (1 P 2, 13-14) ; ou encore : « Car le prince est pour toi ministre de Dieu pour le bien, mais si tu fais le mal, crains, car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal, et le punir » (Rm 13, 4-5). La fin de l’appareil législatif est de créer un ordre moral¸ au sens non polémique et le plus profond du terme[7].


La subversion de la notion de bien commun

L’avalanche de lois tyranniques sapant les fondements de la famille naturelle (divorce, égalisation des filiations légitimes et hors mariage, autorisation de la contraception, légalisation de l’avortement, « mariage » homosexuel, divers procédés de conception artificielle ; etc.) enlève toute apparence de contenu au bien commun de la cité. Ce que l’on nomme la doctrine sociale de l’Église a été constamment attentive, à juste titre, depuis Rerum novarum, à la subversion du bien commun dans le domaine économique par l’individualisme moderne et le libéralisme économique. Or, il en va de même, et plus gravement encore, dans le domaine familial, sur un autre versant de l’individualisme et du libéralisme.

Pour citer à nouveau le pape de Rerum novarum : « Dans l’ordre politique et civil, les lois ont pour but le bien commun, dictées non par la volonté et le jugement trompeur de la foule, mais par la vérité et la justice. L’autorité des princes revêt une sorte de caractère sacré plus qu’humain, et elle est contenue de manière à ne pas s’écarter de la justice, ni excéder son pouvoir. L’obéissance des sujets va de pair avec l’honneur et la dignité, parce qu’elle n’est pas un assujettissement d’homme à homme, mais une soumission à la volonté de Dieu régnant par des hommes »[8]. On est certes dans le domaine naturel, pas surnaturel, mais l’autorité y a un caractère sacré. D’ailleurs, la poursuite du bien commun, « fin et critère régulateur de la vie politique »[9], doit disposer les citoyens à accéder au salut de l’âme, que leur propose l’Église, Épouse du Christ.

Où chercher le bien commun naturel, bien ultime dans l’ordre des choses humaines, fin de la cité ou de la politique »[10], dans les présentes dispositions législatives de bioéthique, qui poursuivent l’interminable processus de transgression des lois précédentes ? Quel reste du « bien vivre » dont doivent bénéficier tous ceux qui sont organisés en une société politique donnée ? « En effet, si les hommes s’assemblent, c’est pour mener une vie bonne, ce à quoi chacun isolément ne pourrait parvenir. Or, une vie bonne est une vie selon la vertu. La vie vertueuse est donc la fin du rassemblement des hommes en société »[11]. En quoi elle reste cependant infiniment inférieure à la vie surnaturelle confiée à l’Église. Cependant, les mauvaises lois entraînent les hommes à la perdition et obscurcissent la Révélation. Et parce que l’homme est esprit et corps, les biens du corps (santé, biens extérieurs nécessaires à l’entretien), mais aussi le patrimoine accumulé des valeurs humaines et culturelles, entrent dans ce bien général rationnel (moral) que dispense la communauté[12].


L’irremplaçable témoignage de l’Église enseignante

S’il est nécessaire que pasteurs de l’Église, pape et évêques, dénoncent les lois injustes, est-ce suffisant ? Cette dénonciation ne devrait-elle pas s’accompagner d’une critique plus radicale, au nom du rappel des principes généraux qui commandent la vie de la cité ? Plus personne, hors l’Église hiérarchique, n’est aujourd’hui en mesure de le faire efficacement.

Car aujourd’hui, du fait de la multiplication de lois tyranniques, on ne peut pas ne pas se poser la question de la tyrannie du gouvernement de la cité lui-même, que vicie l’absence de poursuite du bien commun. Saint Thomas traite des « tyrans » qui, au-delà de l’édiction d’une loi contraire au bien commun, le renversent radicalement en visant leur profit personnel[13]. Mais on est ici plus avant, dans l’ordre d’États de « droit nouveau » (dénomination que donne Léon XIII au système institutionnel moderne dans l’encyclique Immortale Dei), qui sont étrangers par nature à la reconnaissance de la transcendance de la loi naturelle, et dont il faudra reparler plus à fond sous l’aspect des rapports Église-État.

Il est vrai que ces États peuvent malgré tout intégrer dans leur législation un certain respect de l’ordre naturel, et ce en raison de l’état de l’opinion – lequel évolue de plus en plus vite, puisque le politique a cessé de l’éduquer. Ainsi le mariage républicain, en France, avait conservé le modèle du mariage naturel qu’il a progressivement dégradé[14]. Pie XII, dans le discours à la Rote cité plus haut, remarquait de même : « Le XIXe siècle est le grand responsable du positivisme juridique. Si ses conséquences ont tardé à se faire sentir dans toute leur gravité dans la législation, c’est dû au fait que la culture était encore imprégnée du passé chrétien et que les représentants de la pensée chrétienne pouvaient encore presque partout faire entendre leur voix dans les assemblées législatives »[15].

Il s’agirait en somme pour les Successeurs des Apôtres d’expliciter et d’élargir les paroles de Jean-Paul II : « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois »[16]. Si ce « totalitarisme sournois » ne dispose pas de goulags, il fait vivre les chrétiens sous un despotisme conformant peut-être plus dangereux que le totalitarisme soviétique pour le salut des âmes. Qui d’autre que les représentants du Christ peut éduquer les chrétiens à survivre et à transmettre dans une telle situation d’oppression sociale d’une intensité croissante ?

Abbé Claude Barthe

[1] Site de La Croix, dans « Lexique » : « Désobéir à la loi parce qu’on est chrétien ? »
[2] Pie XII, Discours au Tribunal de la Rote, 13 novembre 1949.
[3] Somme théologique, Ia IIæ, q. 95, a. 2.
[4] q. 96 a. 4.
[5] « L’être humain est par nature la partie d’une collectivité qui lui offre les moyens de vivre bien » (Aristote, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, leçon 1, n. 4). « Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique » (Les Politiques, I, 2, 1252 a, Garnier-Flammarion, 1990, p. 90).
[6] Michel Bastit, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez, Puf, 1990, pp. 114-115.
[7] « Il faut que l’ordre juridique se sente de nouveau lié à l’ordre moral, sans se permettre d’en franchir les limites. Or, l’ordre moral est essentiellement fondé sur Dieu, sur sa volonté, sur sa sainteté, sur son être. Même la plus profonde ou la plus subtile science du droit ne saurait indiquer d’autre critère, pour distinguer les lois injustes des lois justes, le simple droit légal du vrai droit, que celui qui est déjà perçu par la seule lumière de la raison se basant sur la nature des choses et de l’homme, sur le critère de la loi inscrite par le Créateur dans le cœur de l’homme, et expressément confirmée par la révélation » (Pie XII, Discours au Tribunal de la Rote du 13 novembre 1949, cité plus haut).
[8] Immortale Dei, 1er novembre 1885.
[9] Jean-Paul II, Evangelium vitæ, n. 70.
[10] Saint Thomas, Commentaire des livres de la Politique d’Aristote, cité par François Daguet, Du politique chez Thomas d’Aquin, Vrin, 2015, p. 60.
[11] De Regno, livre 1, chapitre 14. Voir sur tout ceci : François Daguet, Du politique chez saint Thomas, Vrin, 2015, pp. 60-65.
[12] Voir Louis Lachance, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, Quentin Moreau, 2014, pp. 314-321.
[13] Voir par ex., De Regno, l. 1, c. 3
[14] Marc Guelfucci, Éléments pour une définition du mariage, Thèse Université Panthéon-Assas, 2008.
[15] 13 novembre 1949.
[16] Centesimus annus, 1er mai 1991, n . 46, et Veritatis splendor, 6 août 1993, n. 101.

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