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La ruée vers l'Europe , chronique de Michel Drac. Migrations : « La Ruée vers l'Europe », le livre qui dérange Que dit Stephen Smith, spécialiste de l'Afrique, des migrations vers l'Europe ? Sa …Plus
La ruée vers l'Europe , chronique de Michel Drac.

Migrations : « La Ruée vers l'Europe », le livre qui dérange

Que dit Stephen Smith, spécialiste de l'Afrique, des migrations vers l'Europe ? Sa principale thèse : le développement économique du continent les alimente.

Par François-Guillaume Lorrain

Ce n'est que dans les années 2000 que l'Europe grisonnante a pris conscience de son déclin démographique, du vieillissement de sa population et des effets à long terme sur l'emploi et les retraites. Dans le même temps, l'Afrique s'est mise à rimer avec boom démographique. Une explosion initiée dans les années 1930 par des politiques de développement de la France et de la Grande-Bretagne, qui entendaient recadrer leur « mission civilisatrice ».
C'est récemment aussi que la « tragédie statistique » de l'Afrique a commencé à préoccuper sa voisine européenne en matière de politique migratoire. Cette exceptionnelle jeunesse, Stephen Smith, spécialiste de ce continent qui est à la fois à part et déjà mondialisé, en fait la matrice de l'avenir où viennent aussi se télescoper une pauvreté persistante, les conflits armés, la montée des extrémismes religieux, les défis sanitaires, urbains, économiques, l'affrontement entre les générations.
Mais la ruée vers l'Europe est-elle inéluctable ? Partant de cette « loi des grands nombres » démographique, Smith répond par l'affirmative. Tout en s'écartant des afro-pessimistes, il ne tombe pas dans l'optimisme béat des tenants de l'Afrique qui gagne. Pour lui, dans le cadre d'une telle explosion de population, c'est le développement économique de l'Afrique qui va nourrir cette levée en masse, ceux qui partent constituant le sel même de ce continent.
Sur ce sujet complexe, qu'il traite du point de vue africain, il prend donc à rebrousse-poil certaines idées reçues, envisageant plusieurs scénarios, dont il évalue la probabilité et les conséquences. Au final, il signe un ouvrage indispensable pour bien comprendre l'un des enjeux majeurs des prochaines décennies.

Les pays du Nord subventionnent les pays du Sud, moyennant l'aide au développement, afin que les démunis puissent mieux vivre et – ce n'est pas toujours dit aussi franchement – rester chez eux. Or, ce faisant, les pays riches se tirent une balle dans le pied. En effet, du moins dans un premier temps, ils versent une prime à la migration en aidant des pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partir et s'installer ailleurs.
C'est l'aporie du « codéveloppement », qui vise à retenir les pauvres chez eux alors qu'il finance leur déracinement. Il n'y a pas de solution. Car il faut bien aider les plus pauvres, ceux qui en ont le plus besoin ; le codéveloppement avec la prospère île Maurice, sans grand risque d'inciter au départ, est moins urgent... Les cyniques se consoleront à l'idée que l'aide a rarement fait advenir le développement mais, plus souvent, servi de « rente géopolitique » à des alliés dans l'arrière-cour mondiale.
Dans un reportage au long cours titré The Uninvited, « les hôtes indésirables », Jeremy Harding, l'un des rédacteurs en chef de la London Review of Books, a pointé avec ironie le dilemme du codéveloppement : « des pays nantis – par exemple, les pays membres de l'UE – qui espèrent décourager la migration depuis des régions très pauvres du monde par un transfert prudent de ressources (grâce à des accords bilatéraux, des annulations de dettes et ainsi de suite) ne devraient pas être trop déçus en découvrant au bout d'un certain temps que leurs initiatives ont échoué à améliorer les conditions de vie dans les pays ciblés.
Car un pays qui réussirait effectivement à augmenter son PIB, le taux d'alphabétisation de ses adultes et l'espérance de vie – soit un mieux à tout point de vue – produirait encore plus de candidats au départ qu'un pays qui se contente de son enterrement en bas du tableau de l'économie mondiale. » Les premiers rayons de prospérité pourraient bien motiver un plus grand nombre d'Africains à venir en Europe.
Pourquoi ? Les plus pauvres parmi les pauvres n'ont pas les moyens d'émigrer. Ils n'y pensent même pas. Ils sont occupés à joindre les deux bouts, ce qui ne leur laisse guère le loisir de se familiariser avec la marche du monde et, encore moins, d'y participer. À l'autre extrême, qui coïncide souvent avec l'autre bout du monde, les plus aisés voyagent beaucoup, au point de croire que l'espace ne compte plus et que les frontières auraient tendance à disparaître ; leur liberté de circuler – un privilège – émousse leur désir de s'établir ailleurs. Ce n'est pas le cas des « rescapés de la subsistance », qui peuvent et veulent s'installer sur une terre d'opportunités. L'Afrique émergente est sur le point de subir cet effet d'échelle : hier dépourvues des moyens pour émigrer, ses masses sur le seuil de la prospérité se mettent aujourd'hui en route vers le « paradis » européen.

Une jeunesse incontrôlable
P
our un jeune Africain, être indépendant consiste autant à se soustraire à l'influence des pères et des pairs qu'à augmenter son pouvoir grâce au jeu des alliances qui se nouent sur tous les tableaux, pas uniquement générationnel. Dans l'Afrique contemporaine, où le principe de séniorité est mis à mal par une poussée démographique sans précédent, la tension entre les anciens et leurs cadets est la mère non pas de tous les conflits mais de l'instabilité. (...)
Nous voilà prêts pour un départ en cascade. Il nous mènera du village à la ville la plus proche, de la ville de province à la capitale, de la capitale nationale à une métropole régionale et, enfin, à l'étranger par-delà les mers, le plus souvent en Europe. Au fond, c'est un seul mouvement, le cœur battant de la jeunesse africaine qui va toujours plus loin. Pour reprendre les mots d'Aimé Césaire, « la jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux ». Il fit ce constat en 1935, quand l'Afrique – démographiquement parlant – commençait à se mettre en route. Il ajouta : « Que veut la jeunesse noire ? Vivre. Mais pour vivre vraiment, il faut rester soi. » Ce n'est pas facile quand on part sans cesse pour se « refaire » ailleurs. Pour le migrant africain plus que pour tout autre, « l'enfant est le père de l'homme ».
Le mythe d'une immigration nécessaire
L
es démographes de l'ONU ont également scénarisé plusieurs hypothèses d'avenir dans un rapport publié en 2000, Migration de remplacement : est-ce une solution pour les populations en déclin et vieillissantes ?. Leurs projections étaient légitimes et instructives. Ils anticipaient que, pour maintenir la population de l'UE au niveau qui était le sien en 1995,
l'Europe communautaire devrait faire venir 949 000 immigrés en moyenne par an à l'horizon de 2050, soit 100 000 de plus qu'au cours de la décennie 1990 (857 000). Pour stabiliser sa population active, elle devrait accueillir 1,6 million d'étrangers par an, soit presque le double des années 1990.
E
nfin, si elle cherchait à maintenir au même niveau la proportion des actifs et des dépendants, c'est-à-dire le ratio de dépendance, elle devrait accueillir chaque année 13 millions de nouveaux venus ; en 2050, les trois quarts de sa population seraient alors des Africains ou des enfants d'Africains – « des chiffres de toute évidence politiquement inacceptables dans tous les pays [européens] », précisent les auteurs du rapport. Ils explorent aussi des variables d'ajustement autres que l'immigration, comme par exemple l'âge de la retraite. Selon leurs calculs, en combinant le plafonnement à 30 000 nouveaux arrivants par an avec un relèvement du départ à la retraite à 69 ans, la France pourrait stabiliser son ratio de dépendance à 3 actifs pour 1 retraité, soit à peu près à mi-chemin entre ce qu'il était en 1995 (4,3) et ce qu'il serait en 2050 (2), en l'absence de mesures correctives.
En vérité, il n'y a pas de contrainte du tout, l'immigration massive de jeunes Africains n'est ni nécessaire ni utile pour une raison impérative : leur venue n'améliorerait en rien le ratio de dépendance sur le Vieux Continent. Certes, les migrants adultes intégreraient la population active et contribueraient, à travers leurs cotisations, à financer le système des retraites, mais, compte tenu de leurs familles qui sont, en moyenne, plus nombreuses, le gain auprès des retraités serait compensé par le coût pour scolariser, former et soigner leurs enfants. « Dans aucune hypothèse, en prenant en considération à la fois les enfants et les parents, les migrants ne réduisent le ratio de la dépendance, même provisoirement », insiste [l'économiste] Paul Collier.
En fait, la prétendue « contrainte démographique » est une mystification. Comme nous l'avions déjà relevé, la venue de bras et de cerveaux socialise une partie du coût du travail que le contribuable supporte, à travers l'État, pour accueillir l'immigré, alors que l'employeur privatise le profit tiré de la main-d'œuvre étrangère. En plus, de possibles alternatives à l'immigration comme, par exemple, des politiques favorables aux familles nombreuses, ne sont pas poursuivies avec vigueur.
En Allemagne, même l'immigration massive telle que prévue dans le scénario « Convergence » ne parviendrait pas à compenser entièrement la perte de population. En 2060, malgré la venue de 86 millions d'étrangers en Europe, l'Allemagne aurait toujours 15 millions d'habitants de moins qu'en 2010, alors que la France, sans recours à plus d'immigration, verrait sa population croître de 5 %.
Dès lors, comment justifier l'a priori selon lequel il serait mieux d'intégrer des étrangers plutôt que de donner envie aux résidents d'avoir plus d'enfants ?

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